Chroniques rebelles
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Mis Hermanos
Film de Claudia Huaiquimilla (13 mars 2024)

Entretien avec Claudia Huaiquimilla et Iván Cáceres

Présenté pour la première fois en France dans le cadre du 34ème Festival Cinelatino en 2022, Mis Hermanos de Claudia Huaiquimilla faisait partie de la sélection des longs métrages de fiction en compétition.

Dans une prison pour mineurs, isolée de tout, Angel et son jeune frère Franco, surnommé Pulga, attendent depuis un an la date de leur jugement. Malgré la violence carcérale, des amitiés se nouent, des groupes se créent, par affinité ou solidarité. Autour de Jaime par exemple… adolescent révolté qui élabore un projet d’évasion. Pour Ángel, qui se sent responsable de Franco, se pose alors la question d’y adhérer ou non. La caméra de la réalisatrice s’approche au plus près de ces jeunes rêves sont ceux des enfants qu’ils sont encore.

Mis Hermanos s’inspire d’événements survenus dans un centre de détention au sud du Chili, en 2007. Dix jeunes détenus avaient organisé une émeute pour exiger de meilleures conditions de détention et s’échapper dans la foulée. Mais sans issue de secours, ils sont morts étouffés.
Mis Hermanos est « dédié à la mémoire des dix jeunes morts en 2007 dans le centre de détention pour mineur.es de Puerto Montt et aux 1796 autres, décédés entre 2015 et 2020 dans ces mêmes centres sous la responsabilité de l’État chilien. »
Mis Hermanos de Claudia Huaiquimilla est un film essentiel et il est en salles depuis le 13 mars.

Smoke Sauna Sisterhood
Film de Anna Hints (20 mars 2024)

On pourrait résumer le film ainsi : conversations intimes dans un sauna — le sauna à fumée —, un lieu unique, rituel et magique réservé aux femmes, où elles se retrouvent pour dire, écouter et s’écouter, guérir peut-être, et sans doute se délester de secrets parfois douloureux, et partager sans juger.
L’expérience du sauna à fumée d’Estonie est un lieu où toutes les émotions peuvent s’exprimer, le vécu se raconter dans un droit à l’expression sans limites. La réalisatrice dit avoir rencontré cette idée lors d’une retraite silencieuse, durant laquelle elle prit conscience de l’importance de la voix et de sa place dans le partage avec les autres, dans le récit personnel. Se greffent alors immanquablement les questions sur la voix interne et la voix externe. Finalement, notre voix intérieure nous appartient-elle et pouvons-nous entendre celle des autres ?

« Je considère le sauna à fumée comme le ventre maternel [confie Anna Hints]. C’est un lieu sombre, chaud et humide où l’on entre nu, tels que nous sommes né.es. [Une nudité naturelle]. Dans le sauna, à chaque fois, une partie de nous meurt, tandis qu’une autre renaît, c’est un lieu de transformation. On ne lave pas uniquement son corps, mais aussi son âme. […] Au fur et à mesure que l’on transpire, des couches enfouies de saleté physique et émotionnelle remontent à la surface. L’obscurité joue un rôle important pour l’émergence de l’inconscient. Être nu dans un sauna revient à ôter les vêtements physiques et métaphoriques qui nous recouvrent, les identités qui nous définissent. […] D’une certaine manière, le sauna nous offre la possibilité de nous réinventer. Il a le pouvoir immense de nous régénérer, de révéler des couches profondes de conscience. » Et le film de Anna Hints tente d’apporter au public cette expérience de sororité, qui peut-être bouleversante dans l’expression de la force et de la vulnérabilité des femmes participant au documentaire.
La réalisatrice a filmé durant sept ans dans le sauna à fumée, considéré en Estonie comme un lieu sacré où les pierres chaudes sont régulièrement remplacées pour conserver l’énergie qu’elles dégagent. Les corps des femmes sont filmés comme des paysages, « sans regard masculin, sans sexualiser ni objectiver les corps » qui accompagnent le récit, les confidences, les libérations. Il « était important de trouver le langage visuel qui représente la sensation de la nudité dans un sauna, là où elle est naturelle, et pas sexualisée. »

On l’aura compris, Smoke Sauna Sisterhood est un film documentaire exceptionnel, original par son fond et par sa forme. Filmer dans un sauna semblait techniquement impossible, c’était pourtant la condition pour que la magie survienne, elle est surprenante et même fascinante.
Smoke Sauna Sisterhod de Anna Hints est dans les salles le 20 mars.

Laissez-moi
Film de Maxime Rappaz (20 mars 2024)

Claudine consacre toute sa vie à son fils handicapé, Baptiste, et pour être près de lui, elle travaille à domicile comme couturière. La mère et le fils sont très complices. Toutefois, une fois par semaine, Claudine se rend dans un hôtel chic de montagne, près d’un barrage et drague des hommes seuls, de passage. Elle s’offre ainsi une parenthèse de désir et de séduction, une aventure certes sans lendemain ni attache, mais qui la fait voyager, ainsi que son fils d’ailleurs. Car en engageant la conversation et une relation fugitive avec ses compagnons d’un moment, elle les interroge sur leur ville, et ces descriptions, elle les envoie à son fils en signant papa. Baptiste est ravi avec les missives d’un père fictif et son amour pour Lady Diana dont il collectionne les photos. Jusqu’au jour où, au cours de ses périples amoureux et organisés, Claudine rencontre Michael et l’aventure passagère se transforme en un attachement. Il lui explique son travail, lui fait visiter le barrage et lui propose de l’accompagner en Argentine. Claudine, bousculée par ces changements soudains, est tentée. Elle visite une école spécialisée pour Baptiste, qui adore peindre, met en vente sa maison…

Laissez-moi est à la fois un beau portrait de femme mature, autonome et fragile, de mère aimante et c’est également le récit d’émancipation d’une femme à un tournant de sa vie. L’histoire d’amour surprend Claudine, la fait rêver un instant à un avenir avec un compagnon, mais elle hésite et son besoin d’indépendance est le plus fort. En cela l’ouverture de Laissez-moi, où Claudine est filmée de dos dans un train, annonce en quelque sorte le récit : long travelling, les passages au noir dans les tunnels, le barrage vertigineux, et face à la montagne une femme décidée, qui gère ses escapades amoureuses. Un conte moderne ? Peut-être sur une femme en marche.

Au final :
— Tu vas où ? demande Baptiste à sa mère…
—  Je ne sais pas, répond Claudine.
Laissez-moi de Maxime Rappaz au cinéma le 20 mars.

La Traqueuse
Sandrine Malika Charlemagne (éditions Velvet)

Entretien avec l’autrice

Entre roman fantastique et fable philosophique, critique du capital et rêve d’une Cité modèle, le récit de la Traqueuse passe d’un univers à l’autre, de l’ombre à la lumière, des morts vivants en rédemption aux vivants se battant pour un héritage et des placements en bourse… Avec des personnages qui fluctuent, pour certains, des limbes au monde des vivants en passant par des jardins proches de l’Alhambra, pour se promener ensuite dans des labyrinthes formant passage entre différents mondes, toujours à la recherche de quelqu’un ou quelqu’une… de la connaissance, c’est certain.

De l’heroic Fantasy ? Qui sait, le récit fait se balader dans La Divine comédie de Dante au moment de la traque et du retour des blessé.es perdus dans les Tréfonds, puis frôle les Nouvelles de nulle part de William Morris avec le rêve de Cité parfaite, pour soudain se perdre dans un thriller où il est question d’investissement juteux dans l’Intelligence artificielle, mais aussi de violences contre les femmes, de guerrières et de lesbianisme… Les mondes se mêlent, s’imbriquent parfois alors qu’un enfant en gestation a choisit un jour de ne pas naître dans une monde inutile et séduit par les ombres du totalitarisme… Mais la traqueuse veille…

La Traqueuse de Sandrine Malika Charlemagne (éditions Velvet). Extrait :
Par les allées chamarrées de la roseraie, l’Index et l’Envoyée devisaient à pas mesurés. Le soleil inondait les environs d’une chaude et douce lumière qui jamais ne brûlait la peau.
— Nous sommes si près de l’autre côté du Monde, murmura l’homme, que par moments on s’y croirait encore.
— Avec vos concitoyens, vous avez su faire de votre ville un chef-d’œuvre, l’illustration de ce qu’il y a de meilleur en l’homme. Regardez ces spires altières qui s’élèvent vers le ciel. C’est bien autre chose que ces garennes hideuses où s’entassent les prétendus vivants.
— Ici, chacun reçoit ce dont il a besoin. Les mérites que nous acquérons par notre travail nous tiennent lieu de monnaie. Amasser, spéculer, n’a aucun sens, « exploiter » est un terme que nous refusons même de comprendre. J’ai trouvé là le communisme de ma jeunesse, avant que le pouvoir ne le gangrène !
Peut-être pourriez-vous m’expliquer pourquoi ici, nous sommes capables d’appliquer ces préceptes, et pas de l’autre côté ?
— Parce qu’ici, la vie ne s’arrête jamais, répondit-elle dans un sourire.
— Oui, répondit-il, songeur. De l’autre côté, la lutte pour le pouvoir naît, en partie, de la peur de manquer. L’argent n’est qu’un moyen de mesurer ce pouvoir.
— C’est un peu plus complexe, Index, fit-elle aimablement. La question de l’argent fut le sujet de mon travail d’habilitation, celui qui m’a permis d’être définitivement acceptée par mon Quartier. Je ne voudrais pas vous imposer de développements trop érudits, mais ce qu’a fait véritablement Crésus, en créant les premières espèces monétaires, dépasse de très loin la simple expression de la lutte pour le pouvoir. Cela relevait plutôt de la magie. Avec ses pièces frappées à l’effigie d’un taureau ou d’un lion, il voulait assurer la prospérité éternelle de son royaume. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de m’entretenir avec Crésus, figurez-vous. L’argent matérialise non pas le pouvoir, mais le pouvoir de la volonté. Enfin, je ne souhaite pas vous infliger des analyses qui ne correspondent d’ailleurs plus tout à fait à l’état de ma pensée. Je reviens pour vous parler de votre Traqueuse. […]
— Je serais néanmoins ravi, rétorqua l’homme, si vous acceptiez de donner une conférence sur ce sujet aux citoyens de notre ville. J’ai lu des livres, moi qui n’étais qu’un ouvrier, avant. Et je reste fasciné par les perspectives que nous ouvre la pensée pure.
— Qu’appelle-t-on « penser » ? Telle fut la question qui hanta Martin de son vivant.
— Nous créons notre réalité, regardez autour de vous ! répliqua l’Index en écartant les bras. Nous avons créé cette Cité grâce à la pensée.
— Oui, cette magnifique Cité, vous l’avez pensée et réalisée. Mais Martin avait compris que la pensée est intransitive, elle est pensée et non-pensée de quelque chose. Elle se situe au-delà des objets et des formes.
L’Envoyée resta silencieuse, semblant s’être momentanément absentée hors de son enveloppe, tandis que ses pas continuaient de l’entraîner parmi les splendeurs du jardin.