Chroniques rebelles
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Dissidente
Film de Pier Philippe Chevigny (5 juin 2024)
Entretien avec Pier Philippe Chevigny

Dans la Vallée du Richelieu, région agricole du Québec, Ariane est embauchée dans une usine en tant que traductrice entre le patron et les ouvriers guatémaltèques. Très vite, elle se rend compte des conditions de travail déplorables imposées à cette main d’œuvre, malléable et exploitée sur toute la ligne. Par exemple, ils payent des cotisations syndicales, mais ne bénéficient ni des conseils ni de la défense des syndicats. Tiraillée, Ariane entreprend, à ses risques et périls, une résistance quotidienne pour lutter contre les abus dont les ouvriers sont victimes.
Dissidente est une fiction filmée comme un documentaire. La force du film vient de son caractère documentaire, avec tous les détails sur les conditions de travail, les témoignages incarnés par des comédiens professionnels et non professionnels remarquables… Ce film a exigé un temps long d’écriture, d’enquêtes, de recoupage des témoignages et de vérification des lois sur la main d’œuvre immigrée. « Rien n’est pure fiction dans le film », souligne le réalisateur.
La fiction est en effet introduite par le personnage d’Ariane. Elle vit chez sa mère, est séparée de son mari qui est en taule, et a réellement besoin de ce travail. Dissidente, Ariane le devient en constatant l’exploitation au cœur du système, avec évidemment le racisme systémique en fond de récit. Dans son précédent film, Tala, le réalisateur s’est intéressé aux aides ménagères philippines travaillant dans des familles bourgeoises québécoises, et c’est ainsi qu’il a rencontré la communauté des migrants guatémaltèques. Le programme des travailleurs.ses temporaires, venant de l’étranger, est un mécanisme mis en place par le gouvernement fédéral canadien, qui permet aux entreprises d’importer de la main-d’œuvre de différents pays du tiers monde, avec lesquels le Canada a des ententes diplomatiques. C’est le cas du Mexique, du Guatemala et des Philippines. Si les Philippines fournissent surtout des femmes qui sont employées comme aides ménagères, l’Amérique Centrale fournit essentiellement de la main d’œuvre pour travailler dans les champs ou dans les usines de transformation alimentaires. En septembre 2023, un rapport spécial de l’ONU a conclu que ce programme des travailleurs étrangers temporaires était un « terreau fertile pour l’esclavage moderne ».
Dissidente de Pier Philippe Chevigny est un thriller social puissant, à ne pas manquer, il est en salles depuis le 5 juin.

Love Lies Bleeding
Film de Rose Glass (12 juin 2024)

Si l’Écosse avait été le premier choix pour situer son film, Rose Glass a rapidement opté pour les Etats-Unis comme décor : « l’Amérique était le choix le plus logique. C’était le seul endroit où il était possible de trouver autant de muscles et d’armes à feu. [Le film] est une vision déformée et exacerbée de l’Amérique. […] Il y a dans le film une part de réalité et une part de fantasme, influencée par les films et les séries. »
Love Lies Bleeding s’implante donc dans deux décors états-uniens à la fois mythiques et sordides : une salle de sport minable et un club de tir miteux dans les années 1980, au fin fond du Nouveau Mexique. Le muscle et la puissance des armes à feu dans le paysage désertique et emblématique des Indiens. Ajoutez à cela le monde du culturisme — avec profusion de gros plans de biceps —, les stéroïdes avalés par Jackie, qui ne rêve que de gagner une compétition de body building à Las Vegas, bien décidée à s’en donner toutes les chances, Lou (Kristen Stewart), qui gère la salle de sport crade à souhait, la Crater Gym, dont son père (incroyable Ed Harris en mafieux de seconde zone), est le patron, et vous avez le début d’une histoire complètement sordide. Une histoire de haine familiale et de passion amoureuse aussi, lorsque Lou rencontre Jackie.

Love Lies Bleeding replace le rôle des femmes sur la sellette cinématographique, que Rose Glass remet en question : « Je voulais surtout m’interroger sur ce que signifiait réellement un “personnage féminin fort”. Je voulais faire quelque chose autour d’une bodybuildeuse, un personnage féminin fort, à la fois mentalement et physiquement, mais aussi montrer comment sa force peut être exploitée et manipulée. »
Années 1980, dans une ambiance de No Future, plutôt grunge : une passion amoureuse, des crimes non élucidés, l’univers maffieux dans une petite ville sous la coupe d’un homme qui fait sa loi : tout est prêt pour un thriller à couper le souffle et des rebondissements, humour noir en prime, à la manière des frères Cohen. Lou connaît les secrets paternels, déteste son père, mais ne songe toutefois pas un instant à collaborer avec le FBI qui la contacte pour retrouver sa mère, disparue depuis des années sans laisser de traces. L’obsession de Lou, coincée dans ce cloaque familial, est de protéger par tous les moyens sa sœur aînée, mariée à un minable qui baise tout ce qui bouge et, de surcroît la tabasse. C’est dans ce climat pour le moins glauque que surgit Jackie, de passage, qui cherche un job et se retrouve à bosser dans le club de tir. Lou tombe amoureuse de Jackie, la culturiste ambitieuse, et leur amour va déclencher une réaction en chaîne de catastrophes inéluctables, Love Lies Bleeding illustre
« les aspects toxiques de l’amour et comment il peut susciter à la fois l’excitation et la terreur. »

Love Lies Bleeding évoque également la complexité des relations familiales, passionnelles se mêlant à l’intimité et à la domination. Un exemple, le rapport père-fille, la relation de
« Lou Sr. Et de Lou n’a rien d’une relation père-fille ordinaire. Ils se connaissent extrêmement bien, mais c’est justement ça qui conduit Lou à connaître les pires secrets de son père. "Il y a des choses qui se sont passées auparavant qui font que Lou déteste mon personnage" explique Ed Harris. "Et cela ne fait qu’empirer au fur et à mesure que le film progresse. Rose Glass a une imagination assez diabolique et elle l’utilise parfaitement dans cette histoire. » Il y a des moments incroyables, où c’est presque une farce, le cadavre à l’arrière de la voiture qui n’est pas mort, mais je n’en dirai pas plus ; la compétition des femmes culturistes et la gerbe psychédélique de Jackie ; ou encore le basculement dans le fantastique à l’arrivée dans le manoir kitch de Lou Sr, le père redoutable, mais désarmé devant ses filles, les ombres chinoises sur fond rouge, Jacky devenue géante… Un film étrange, surprenant, dont le récit dérape sans cesse entre passion, affrontements, violence, et, comme le qualifie Rose Glass, c’est « un mélange de comédie, d’amour, de dépravation et de complexités humaines. » Grunge et jouissif !
Love Lies Bleeing de Rose Glass au cinéma le 12 juin 2024

Les Premiers jours
Film de Stéphane Breton (12 juin 2024)

Étonnant, surprenant… le troisième long métrage de Stéphane Breton, cinéaste et ethnologue, laisse à penser que de ces détritus, ces rejets de la mer, ces ferrailles abandonnées sur la grève, qui devient le champ d’une créativité incroyable. Il ne pleut jamais sur ce morceau de côte désertique du nord du Chili, où s’entassent des carcasses de voitures et divers objets, un cimetière de la consommation, et il y a des ramasseurs d’algues qui en vivent, construisent des cabanes provisoires, des mobiles qui oscillent dans le vent arrivant et repartant avec des véhicules provenant d’un casse, des épaves qu’il faut pousser pour repartir et des chiens qui semblent garder la côte. Aucun dialogue, mais une symphonie de sons, de bruits divers qui dialoguent avec le vent et le bruit du ressac.
Cette grève représente sans doute un décor post apocalyptique, où les survivants découvrent les premiers jours et les restes d’une civilisation perdue. L’expression passe par la construction de sculptures créés au hasard de la récupération et participe à cette ambiance étrange. Mad Max n’est pas loin. Quant à composition des images et du son, elle naît de « la matière sonore et musicale […] montée en même temps que l’image, dans un véritable montage cinématographique. Parfois l’une commande l’autre, parfois c’est le contraire. Il n’y a pas un moment où elle n’a pas été découpée, tordue et détordue, déplacée, juxtaposée ou superposée avec autre chose. La construction des images visuelles et des images sonores obéit à la même idée, mélangeant les timbres de l’océan avec les soupirs d’une machine à laver, car il n’y a rien de plus beau que la rencontre inattendue de choses qui n’ont rien à voir les unes avec les autres mais qui brûlent de se regarder dans les yeux. »

Stéphane Breton fait ses repérages, tourne pendant des mois des films «  qui se passent dans les plis et les ourlets du monde moderne, s’occupant de l’image, du son et de tout le tremblement. »
Son cinéma est unique, par la démarche qu’il adopte, créant des liens avec son enseignement du cinéma documentaire et l’analyse de l’image, L’« Ethnographie du sensible ».
Le film est sans aucun doute une expérience aux résonances multiples, philosophique, sociologique… des chroniques chiliennes qui en disent beaucoup sur les sociétés et leur finitude. Somme toutes, un film fascinant.
Les Premiers jours de Stéphane Breton (12 juin 2024)

Gloria
Film de Margherita Vicario (12 juin 2024)

Venise au XVIIIème siècle comme on ne l’a encore jamais vue, du côté des femmes, dans un orphelinat pour filles où un abbé autoritaire et minable, se rêve compositeur. Il a tout pouvoir sur les orphelines dans ce conservatoire pour jeunes filles musiciennes qu’il dirige à la baguette. La sommité de l’endroit vient informer l’abbé qu’il a invité le nouveau Pape pour un grand concert donné en son honneur, et pour cela il faut non seulement une partition exceptionnelle mais également que les musiciennes se surpassent. Teresa, jeune domestique silencieuse et solitaire, fait alors une découverte exceptionnelle dans un réduit secret de l’institut, un piano-forte qui va révolutionner la vie du conservatoire.

« Par mon travail d’auteure-compositrice [remarque la réalisatrice], j’ai été confrontée pendant des années à la même question : que pensez-vous de la place des femmes dans la musique aujourd’hui ? Pour y répondre, je me suis lancée dans des recherches. C’est cela qui m’a amenée à écrire Gloria ! En retraçant l’histoire des compositrices italiennes et européennes, la découverte qui m’a le plus intriguée a été le monde fascinant des quatre orphelinats de Venise et des filles de chœur. » Les orphelinats étaient des lieux, où l’on dispensait aux jeunes filles une formation musicale de haut niveau. Vivaldi y a enseigné pour évoquer la qualité de l’enseignement musical et les seules personnes, qui en bénéficiaient dans la splendeur de la Venise baroque du XVIIIème siècle, étaient les nobles et les orphelins ! Mais, malgré leur excellente formation, ces jeunes filles artistes ne pouvaient pas faire de la musique leur profession, elles ne pouvaient qu’espérer par chance un joli mariage ou bien de demeurer leur vie entière dans ces instituts. De là à imaginer des auteures compositrices géniales enfermées dans l’un des instituts, bien déterminées à se libérer du joug d’un abbé despote, menteur et tricheur, il n’y a qu’un pas que Margherita Vicario franchit avec facétie, musique et créativité. Ce n’est pas parce que le talent est historiquement si peu reconnu aux femmes, surtout celles sans protecteur, qu’il faut penser qu’elles n’avaient pas de place dans l’histoire et dans l’art. Et pour cela, le récit de Teresa se construit, celui d’une jeune fille pauvre, abusée, craintive, mais avec une perception musicale exceptionnelle et spontanée, qui, après la découverte du piano dissimulé dans un réduit, prend conscience de pouvoir explorer la créativité dans sa dimension initiale et à travers le temps, sans les critères et les codes de l’époque. Mais cette découverte intime, elle va bientôt la partager de facto avec les autres musiciennes, éberluées du voyage que leur offre Teresa, et ses débordements musicaux libertaires. De même, c’est aussi l’explosion d’une sororité des sentiments par la création qui fait la nique au patriarcat.

Cette fiction s’inscrit, au delà des drames et de l’humour espiègle, dans un contexte historique riche en détails, de «  Johan Stein, facteur de piano, à l’élection du pape Pie VII à Venise, du déclin de la Sérénissime aux compositions de Lucia qui correspondent à celles de la seule compositrice orpheline dont l’œuvre a survécu jusqu’à nos jours, Maddalena Laura Lombardini Sirmen. »

Un bande son phénoménale, un rythme qui s’accroit, les décors et les costumes magnifiés par une image flamboyante… Bref, un premier film rythmé, débordant de sons et renversant !
Gloria ! de Margherita Vicario est à voir et à écouter à partir du 12 juin.

Denali
Spectacle de Nicolas Bricquir (Studio Marigny jusqu’au 20 juin)

Inspiré par une enquête sur le meurtre d’une adolescente en Alaska en 2019, la pièce retrace les méandres de l’enquête dans une narration quasi cinématographique, à la manière de Twin Peaks de David Lynch, sur des jeunes paumés, vivant de et à travers leurs écrans — smartphones et autres —, qui structurent, formatent leurs rêves de réussite totalement artificielle, se résumant à la célébrité et à l’argent !
Véritable thriller, servi par une mise en scène au rythme étourdissant, orchestrée par Nicolas Le Bricquir, tant dans les projections, les lumières, les musiques, les interrogatoires, les flashbacks et le jeu absolument génial des comédiens et des comédiennes sur scène… Nicolas Le Bricquir réussit là une réalisation, qui ouvre le théâtre à d’autres publics et expose une intense réflexion sur la main mise des écrans sur la jeunesse, et plus largement sur le public en général…
Rencontre avec Nicolas Le Bricquir après la première reprise du spectacle, dans le théâtre et encore sous l’émotion coup de poing, de l’enquête haletante et prise dans les sublimations et les mensonges des jeunes qui semblent ne pas se rendre compte de leur situation de coupables et de victimes.
Denali se joue au studio Marigny jusqu’au 20 juin, du mardi au samedi à 20h et les dimanches à 17h.
Réservations : Théâtremarigny.fr / Téléphone /01 86 47 72 77

La rétrospective de 3 films noirs argentins sur les écrans le 19 juin :
Un Meurtre pour rien de Fernando Ayala
Deux films de Roman Vinoly Barreto : Que la bête meure et
Le Vampire noir

Annonce de la Rétrospective de films noirs argentins, dont le magnifique Que la bête meure de Roman Vinoly Barreto.
Un soir, alors qu’il célèbre son anniversaire, Felix Lane, célèbre auteur de romans policiers, apprend la mort de son fils, Martie, sorti pour lui acheter des cigarettes et renversé par une voiture qui a pris la fuite. Après une longue dépression, Félix Lane est déterminé à retrouver l’auteur de ce crime et à se venger, consignant tout dans son journal, comme s’il prenait des notes pour un futur roman, celui de sa vie.

Une rétrospective dont nous reparlerons dans les prochaines émissions.

Un livre et sa rapide présentation par l’auteur, Marc Belissa :
La Révolution française et les colonies (éditions la fabrique)

En 1789, l’économie esclavagiste et la ségrégation raciale dominaient les colonies françaises en Amérique et dans l’Océan indien. En proclamant que les « hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », la Révolution française contribue à faire exploser les tensions qui traversaient les sociétés coloniales.
« Terreur » des colons blancs esclavagistes, la Déclaration des droits de l’homme est une arme aux mains des « libres de couleurs » et des esclaves noirs qui se révoltent.À Saint-Domingue et en Guadeloupe, malgré les intrigues des défenseurs du « préjugé de couleur », de véritables révolutions s’accomplissent en interaction avec la dynamique révolutionnaire en Europe. C’est la rencontre entre les révolutions coloniales et les mouvements radicaux en métropole qui permet la proclamation de l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue en août 1793, puis le vote de l’abolition générale par la Convention en février 1794, accueilli avec ferveur dans le pays.
Ce livre déroule le fil qui court de la convocation des États généraux à la réaction coloniale menée par Bonaparte en 1800-1804 – empêchée à Saint-Domingue par la résistance acharnée des armées noires de Toussaint Louverture et Dessalines. Durant ces quinze années, les rapports sociaux, les identités « raciales » et politiques ont été bouleversés et les deux piliers de la société coloniale que sont la domination de la métropole et l’esclavage ont été remis en cause.Alors que les débats sur la mémoire de l’esclavage et de la colonisation sont vifs, Marc Belissa fournit une indispensable synthèse historique d’une période où s’est levé le « vent commun » de l’émancipation qui a soufflé sur le monde.

Marc Belissa est maître de conférences émérite et directeur de recherches en histoire moderne à l’Université de Paris-Nanterre. Avec Yannick Bosc, il a publié Robespierre, la fabrication d’un mythe (2013) Le Directoire (2018) et Le Consulat de Bonaparte (2021).

Information importante communiquée par l’émission Trous noirs de Radio libertaire :
Alors que les budgets militaires du secteur de l’armement augmentent fortement pour la plupart des États, Eurosatory, le plus grand Salon mondial de l’industrie de la mort, va se tenir du 17 au 21 juin prochain à Villepinte. 1 800 exposants, 90 pays, 100 000 visiteurs avides de découvrir 500 nouveaux produits et systèmes de mort. Bien sûr de juteux contrats seront signés, sur la base du nombre des victimes dans le monde.
Toutefois, dans la crainte de perturbations, les 74 entreprises israéliennes prévues ont été invitées à ne pas se présenter et à continuer à faire leurs affaires et des massacres ailleurs.
Les victimes des très nombreuses guerres qui animent notre planète pourront ainsi se sentir fières d’être tuées par des armes bénéficiant des derniers bienfaits des innovations technologiques, proposées notamment par des start-ups comme l’annonce le site du Salon : « Eurosatory connecte les start-ups et les acteurs nationaux de la Défense et de la Sécurité ».
157 conférences prévues dont les thèmes sont : Drones et lutte anti-drones ; Défense aérienne et anti-missile ; Cybersécurité ; Défense durable ; Intelligence artificielle et apprentissage automatique, sans doute pour tuer plus vite et sans laisser de traces…
Je rappelle qu’après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, au concert du Bataclan, dans les rues et à Saint Denis, revendiqués par Daech, le bilan officiel des victimes faisant état de 130 morts et de 413 blessés, n’avait pas empêché ce même salon de se tenir deux jours plus tard… Après des larmes de circonstance durant le week-end qui a suivi ces événements tragiques, force est de constater que la décence et l’empathie sont passées loin derrière le business, surtout celui des armes !