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Samedi 28 janvier 2017
Réfractions n° 37. La justice hors la loi. Frasiak. Nouvel album : sous mon chapeau
Article mis en ligne le 28 janvier 2017

par CP

En première partie de l’émission : la revue Réfractions n° 37 La Justice hors la loi

Avec Édouard Jourdain et Erwan Sommerer.

Débat autour de la Justice hors la loi à la librairie Publico
(145 rue Amelot, m° République ou Oberkampf)

Et en seconde partie des chroniques,
Frasiak et son nouvel album
Sous mon chapeau

Réfractions n° 37. La justice hors la loi

La Justice hors la loi… Anarchie, justice, droit, règles… Autant de questions abordées dans ce nouvel opus de la revue Réfractions, « aussi bien sous l’angle de ce qui peut fonder le sentiment de la justice, que sous l’angle pratique de comment penser l’acte de juger.  » Or, dans une société libertaire c’est d’autant plus essentiel et central car, dès lors que « l’on n’abdique pas à une entité supérieure – l’État – la fonction et le pouvoir de juger, et à la suite, le monopole de la violence légitime (pour le maintien de l’ordre en amont et la mise en œuvre de la sanction en aval) », il faut « imaginer les mécanismes d’un système de justice ».

En effet, est-il possible d’abandonner « aux seuls protagonistes d’un conflit le soin de le résoudre ou bien l’intervention d’un tiers est-elle inéluctable, et dans ce cas selon quelles modalités : simple médiation (faire se rapprocher les protagonistes en conflit), conciliation (proposer une solution au conflit) ou décision (imposer une solution au conflit) ? » Et là, on peut à nouveau s’interroger sur qui établit les règles et qui juge de leur transgression ? Quelle place fait-on à la transgression des règles qui peut être un moyen de les faire évoluer ? Enfin, « quel doit être le but de l’acte de juger si l’on écarte l’idée de punir ? »

Dans ce nouveau numéro de la revue Réfractions, intitulé La justice hors la loi, les auteur.es se posent la question de la justice en anarchie. À partir de réflexions théoriques et d’exemples concrets de règlement de conflit, ils et elles étudient les conceptions anarchistes du droit et de la justice en s’interrogeant, à la fois sur les principes libertaires qui la sous tendent, sur l’acte de juger et sur la manière dont une règle anarchiste peut être abordée. Dès lors est-ce qu’une société humaine peut se passer d’institutions répressives, coercitives ou punitives ? Et si l’on accepte qu’il faille des règles de vie commune, comment mettre en œuvre des moyens alternatifs pour décourager ou juger les transgressions dans une société anarchiste ?

Il est certain qu’« élaborer des règles collectivement, dans une société exempte de l’exploitation capitaliste et de la domination étatique » serait un grand pas vers une justice réelle. Et il faut souligner que « tout l’enjeu du jugement dans un socialisme libertaire consiste à la fois à limiter l’arbitraire des juges, des législateurs et de l’opinion publique, ainsi qu’à conjurer le conservatisme propre au droit, ce qui passe par l’instauration de contre-pouvoirs, de contrôles et de continuels ajustements entre normes et jurisprudences. » Autrement dit, il est nécessaire de « limiter l’arbitraire que l’on retrouve dans toute subjectivité humaine. »

La Justice hors la loi… Sans doute le titre du 37ème numéro de Réfractions peut-il évoquer un double sens : la justice hors les règles… Ou bien, la justice sans la sanction… C’est ce que nous discuterons en compagnie d’Édouard Jourdain et Erwan Sommerer, deux des auteurs qui ont contribué à des questionnements sur une autre vision de la justice dans une société libertaire.

En seconde partie, le nouvel album de Frasiak : Sous mon chapeau

« Et on lèv’ra nos verres, nos guitares et nos voix
À ce monde qu’on espère, et sans dieux et sans rois
 »…

Autant dire tout de suite que dans ce nouvel album de Frasiak, la critique et l’ironie sont souvent de mise sous l’air sympa et débonnaire qu’annonce le chapeau en question porté par Frasiak… Sous mon chapeau, avec en couverture le sujet en balade sur la rivière, on se dit, allez va pour un peu de nostalgie et peut-être même de farniente… Que nenni ! Il se moque sec et même attaque, l’artiste au chapeau !

Frasiak, Sous mon chapeau

Quinze titres dans ce nouvel album avec de jolies mélodies dont Frasiak a le secret, et cela dès le premier morceau, celui qui donne le titre à l’album, Sous mon chapeau, tout en douceur et en clins d’œil. Suivent des chansons d’amour, à la fois mutines et pudiques — par exemple T’as c’qu’il faut  —, et la Solitude, en hommage et à la manière de Léo — c’est sûr, Frasiak rappelle toujours ceux qui l’ont inspiré, François Béranger et l’inoubliable Ferré.

Et puis, c’est un retour à des souvenirs empreints de ses origines sociales, ça raconte le Jardin de Papa, Hôtel Richelieu ou encore 44 tonnes,
et enfin une Ville de l’Est  :
«  Elle est fermée l’usine, la finance est passée
Plus de bruits de machines au silence des musées
Et ils refont le monde au zinc de mes bistrots
“Les patrons qu’on les tonde et qu’on les foute à l’eau”
 »

Et voilà d’autres histoires graves, de celles qu’on tente de faire passer à la trappe parce ça gêne, c’est la voix de Migrant :
«  Je n’ai plus de terre
Plus aucun chez moi
Sous le feu, la guerre
[…]
Dans ce bateau de misère
500 visages d’effroi
Loin l’Europe et l’Angleterre
… »

Et aussi la voix du prisonnier de Colonie 6 :
« Sous le ciel incolore
Les hauts miradors
Me glacent le sang déjà.
2 000 bornes à l’est de Moscou
J’ai pris 10 ans dans ce trou
 ».

Ces chansons m’en rappellent une autre dans laquelle Frasiak évoquait le féminicide près de la frontière mexicaine, à Juarez.

Mais revient le ton ironique pour donner un coup de patte à l’indécence de la fête de la marchandise qu’est Noël — C’est beau Noël :
« Comme le beau sapin, j’ai les boules
Quand j’vois ces cadeaux de maboul
Qui par milliers finiront d’main
Sur ebay ou sur le bon coin
 ».

Allez, pour ne pas plomber l’ambiance, on finira avec la chanson fétiche de l’émission pour laquelle Frasiak est allé chercher un pote, Jérémie Bossone — celui qui chante J’ai rien à dire — pour interpréter en duo Espèce de cons.
Universelle celle-là de chanson !

Finalement Éric, Frasiak avec un S, t’es humain quoi !

Après l’émission, présentation-débat à Publico (145 rue Amelot, 75011 Paris) en compagnie d’Erwan Sommerer, Édouard Jourdain, Christophe et Catherine… de :

Réfractions n° 37. La justice hors la loi

DOSSIER
Droit et anarchie, Emmanuel Dockès
William Godwin, justice versus esprit des lois, Alain Thévenet
L’institution des règles, Annick Stevens
Sous les pavés la plage, Otis Tarda
L’acte de juger et l’idée de droit social libertaire, Édouard Jourdain
Accueillir Novatore ? Erwan Sommerer
Le système judiciaire au Rojava, Janet Biehl
D’autres pratiques de justice dans les communautés indigènes au Mexique
Espagne 1936-1939, Bernard Hennequin
TRANSVERSALE
Drôles de méthodes pour résoudre des conflits, Marianne Enckell
Du délit de sale gueule, Jacques van Helden
ANARCHIVES
Extrait de L’Éthique, Pierre Kropotkine
L’Organisation de la Vindicte appelée Justice, Pierre Kropotkine

Dans ce nouveau numéro de la revue Réfractions, intitulé La justice hors la loi, les auteur.es se posent la question de la justice en anarchie. À partir de réflexions théoriques et d’exemples concrets de règlement de conflit, ils et elles étudient les conceptions anarchistes du droit et de la justice en s’interrogeant, à la fois sur les principes libertaires qui la sous tendent, sur l’acte de juger et sur la manière dont une règle anarchiste peut être abordée. Dès lors est-ce qu’une société humaine peut se passer d’institutions répressives, coercitives ou punitives ? Et si l’on accepte qu’il faille des règles de vie commune, comment mettre en œuvre des moyens alternatifs pour décourager ou juger les transgressions dans une société anarchiste ?

Pour Emmanuel Dockès, le droit et l’anarchie ne s’affrontent pas forcément et peuvent même se compléter. Le recours à certains outils comme les accords individuels, le tirage au sort, la rotation de tâches et des fonctions, le vote, les règles de répartition des efforts et des profits, et l’affirmation de zone de liberté incontrôlée, permet l’élaboration d’un système juridique libertaire plus égalitaire.

C’est à partir de la pensée de William Godwin qu’Alain Thévenet mène sa réflexion sur les rapports qu’entretiennent la loi et la justice. Godwin affirme l’inutilité de tout châtiment quelle que soit la raison invoquée, préventive ou dissuasive. Il réfléchit cependant au sort de ceux et celles qui ont nuit à la communauté et, d’emblée, élimine les châtiments corporels et la prison. Il propose une direction favorisant la justice, tout en constatant que la plupart des délits sont la conséquence de la misère. Pour lui, la loi, figée dans le temps, et la justice sont fondamentalement antithétiques. C’est pourquoi il s’oppose à toute institution, qui va à l’encontre de l’échange libre entre les individus, au flux de la vie, d’où naît la sympathie et donc la justice.

Annick Stevens remarque que la recherche d’une sociabilité anarchiste non coercitive rencontrera des difficultés diverses, selon qu’elle sera fondée sur le fait que les comportements humains se réduisent ultimement aux influences sociales ; ou si l’on considère que le déterminisme social n’est pas total et qu’il existe une forme de décision individuelle susceptible de rompre des enchaînements mécaniques. Si les actes sont déterminés par les influences extérieures, naturelles et sociales, il n’y a pas de responsabilités individuelles au sens juridique ou moral. La conclusion logique serait donc de réaliser la révolution économique et sociale avant d’imaginer un changement des individus. Ce constat n’implique pas une absence de toute amélioration sociale, des règles explicites de vie en commun sont nécessaires pour influencer les décisions parce que les désirs instinctuels ne réalisent pas la concorde sociétale. Ces règles ne sont néanmoins acceptables que si elles sont décidées collectivement, et toute transgression indique la nécessité de rediscuter la règle avec l’individu qui la met en question.

Avec Otis Tarda, la règle est appréhendée au prisme du jeu. Dans le sport de plage et de l’ultime passe, les joueurs s’auto arbitrent. Dans cette autogestion de la règle, il y a un apprentissage contre le tyran qui souhaite figer la règle. Cependant la résolution du conflit passe parfois par un tiers, dont la fonction nécessite une grande empathie avec les protagonistes et le contexte du conflit. C’est la non professionnalisation des juges qui est posée ici. La résolution des conflits se développe en diverses modalités de justice. La médiation consiste à remettre les parties antagonistes dans une discussion possible, afin qu’elles trouvent elles-mêmes une solution à leur différend. La conciliation consiste à faire se reparler les protagonistes et à proposer une solution qui semble juste ou équitable. Enfin l’arbitrage suppose que les protagonistes confient leur autonomie à un tiers, soit que ce tiers ait un pouvoir de les y contraindre. Cependant, la règle doit toujours pouvoir être modifiée lorsqu’elle s’incarne dans un conflit spécifique.

Pour Edouard Jourdain, une société anarchiste ne pourra pas faire l’économie d’une réflexion sur les règles, les conflits et les transgressions. Se pose alors la question de la figure du juge comme tiers, ainsi que son rapport au droit et aux principes directeurs de la société dans laquelle il agit. Après une étude de la généalogie de l’acte de juger, l’auteur rend compte de la possibilité d’un droit social libertaire. Tout l’enjeu du socialisme libertaire consiste alors à limiter l’arbitraire des juges, des législateurs et de l’opinion publique, ainsi qu’à conjurer le conservatisme propre au droit, ce qui passe par l’instauration de contre-pouvoirs, de contrôles et de continuels ajustements entre normes et jurisprudences.

C’est à partir des réflexions de l’anarchiste individualiste Novatore qu’Erwan Sommerer questionne l’idée qu’aucun mode d’organisation de la société, même anarchiste, ne saurait satisfaire ceux et celles qui adhèrent à une version de l’anarchisme incompatible avec l’obéissance à la loi et le respect des règles, d’où qu’elles proviennent et quel que soit leur contenu. C’est la question de la pertinence de l’illégalisme et de sa gestion au sein d’une organisation, voire d’une société anarchiste qui est posée. Du point de vue de l’individu autonome, l’obéissance implique toujours une part de reniement, c’est pourquoi la société anarchiste, selon l’auteur, ne peut être qu’un ordre socio-politique désordonné, inachevé, défaillant et éphémère. Elle a besoin d’interstices afin de pouvoir accueillir Novatore.

Avec son article sur le système judiciaire au Rojava (traduit par Jean-Jacques Gandini), Janeth Biehl examine un exemple concret de règlement de conflit. Après avoir adopté le confédéralisme démocratique inspiré par le municipalisme libertaire et l’écologie sociale de Murray Bookchin, les différentes communautés kurdes se mirent d’accord pour développer leur propre système judicaire. Au Kurdistan nord, des comités de paix sont créés afin de résoudre les litiges en utilisant les techniques et les principes de résolution des conflits et de justice réparatrice. Depuis 2011, les comités de paix sont devenus le seul système judiciaire pertinent, confrontés à la répression étatique. En juillet 2012, la révolution de Rojava démarre et des commissions de justice sont instituées. Le but des comités de paix n’est pas de condamner, mais d’arriver à un consensus entre les parties en conflit afin d’aboutir à un règlement de litige durable. Au lieu de châtier, la société s’engage dans la recherche de la justice communautaire ou de la « paix sociale ».

La traduction, par Annick Stevens, de documents par des observateurs internationaux sur la justice dans les communautés indigènes du Mexique, interroge sur les pratiques de réconciliation et de médiation qu’implique la justice restauratrice, différente de la justice d’État par la façon de considérer l’acte, de penser la sanction et de l’appliquer. Le délit n’est pas seulement perçu comme infraction à la loi, mais comme dommage à une personne. Les dimensions interpersonnelles sont centrales, le but étant de restaurer l’harmonie du tissu social. Dans les communautés du Chiapas, la base traditionnelle de la culture sociale est le « bon accord ». Après le soulèvement de l’armée zapatiste de libération nationale, les territoires autonomisés ont confié au Conseil de bon gouvernement leur système autonome de santé, d’enseignement et de justice. Le développement de « l’autre justice » consiste à retrouver les traditions indigènes, en cas de conflit le but étant de réconcilier, réparer et trouver un accord collectif. Le criminel doit reconnaître sa faute et la réparer.

Bernard Hennequin s’interroge, quant à lui, sur l’évolution de la justice en Espagne de 1936 à 1939. Dès juillet 1936, la volonté d’accompagner les actes de violence commis en réaction au coup d’État fasciste débouche sur la mise en place d’une justice populaire de nature révolutionnaire marquée par un caractère expéditif et sommaire. De 1936 à 1937, la volonté de normaliser est manifeste, pour preuve l’adoption de formes judicaires en adéquation avec les nouveaux équilibres au sein du camp antifasciste. La justice républicaine s’organise dans un État qui se restructure. À partir de mai 1937, c’est une justice aux ordres qui réprime de manière idéologique 90 % des inculpé.es appartenant à la CNT. On passe d’une justice populaire et révolutionnaire, soutenue par le front populaire et les syndicats, à une justice arbitraire et politique.

Dans « Drôles de méthodes pour résoudre des conflits », Marianne Enckell analyse le droit de la médiation institutionnelle qui neutralise les collectifs de résistance, tandis que Jacques Van Helden souligne l’ambiguïté de la génétique comme preuve et critique « le mythe du criminel-né à l’ère du génome ».

Dans l’extrait du chapitre 13 de l’Éthique reproduit dans la revue, Pierre de Kropotkine résume ainsi la philosophie de Jean Marie Guyau : tromper, mentir ou intriguer revient à s’avilir, à se reconnaître faible et ne mérite rien d’autre que la compassion. Enfin son article, « La justice ou l’organisation de la vindicte », paru en 1901, propose de réinventer des formes de justice compensatrice en restaurant les habitudes d’entraide. La figure de l’arbitre, qui délibère sur la base d’une connaissance empirique des êtres humains, s’oppose à celle du juge, qui prend ses décisions à partir d’un code formel au service de la domination étatique.

Thierry Vandennieu