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Samedi 1er septembre 2018
Le sens des limites. Contre l’abstraction capitaliste. Renaud Garcia. Histoire des suffragistes radicales. Jill Liddington et Jill Norris
Article mis en ligne le 1er septembre 2018
dernière modification le 26 juin 2018

par CP

Le sens des limites
Contre l’abstraction capitaliste

de Renaud Garcia (l’échappée)

(Entretien en compagnie de Thierry Vandennieu)

Histoire des suffragistes radicales
Jill Liddington et Jill Norris (Libertalia)

(Lecture d’extraits par Nicolas Mourer)

Le sens des limites
Contre l’abstraction capitaliste

de Renaud Garcia (l’échappée)

En conclusion de son précédent ouvrage intitulé : Le désert de la critique, paru en 2015 aux éditions de L’échappée, Renaud Garcia proposait l’hypothèse d’une réévaluation du concept de limite dans la critique sociale, à partir de l’œuvre du philosophe Ivan Illich.

Dans ce nouveau livre intitulé Le sens des limites, conçu comme la poursuite de cette réflexion, l’auteur part de la critique du capitalisme comme « fait social total » qui s’attaque aux structures existentielles premières de l’être humain. En s’appuyant à la fois sur la philosophie, la sociologie et la littérature, Renaud Garcia nous montre comment l’abstraction capitaliste et ses catégories fondamentales que sont la marchandise, le travail, l’argent et la valeur, idolâtrés comme les nouveaux fétiches de la société, a détruit toutes les formes de subsistances vernaculaires.

En réduisant tous les aspects de la vie à la seule sphère économique, le règne de la marchandise remplace notre présence au monde par sa logique abstraite, car c’est sous l’effet de la quantification économique que nous ressentons peu à peu la perte du contact avec le monde.

Ainsi la ville capitaliste est conçue comme une machine à vivre. Elle ne laisse plus de place au corps sensible. Il ne s’agit plus que d’une ville administrée, qui a détruit l’art d’habiter, en niant le caractère sensible de l’humain, le corps y étant simplement ramené à ses dimensions géométriques. De ce fait, il n’est plus possible pour les êtres humains de s’installer dans l’espace et le temps pour habiter le monde et faire l’expérience de l’altérité.

De la même manière, en recourant à l’industrie agroalimentaire, le capitalisme a conditionné le désir de nourriture et la sphère du besoin a été adaptée aux exigences de la marchandise afin que des individus repus se mettent à avoir faim, tout en appauvrissant le registre gustatif de la sensibilité. L’abstraction économique assure sa domination par de nombreux moyens, mais l’un des plus pernicieux est assurément celui par lequel elle monopolise la saveur des aliments du monde. L’occasion ne nous est plus donnée d’exercer les capacités de différenciation propres à notre sensibilité gustative De la sorte, l’industrie agroalimentaire joue le même rôle infantilisant que les industries culturelles sur les sujets capitalistes. On n’attendra guère qu’ils se conduisent en adulte et qu’ils soient capables de résister aux effets de la barbarie capitaliste.

Dans la seconde partie consacrée à la critique du travail, au sens capitalistique du terme, c’est-à-dire plus particulièrement au travail abstrait, Renaud Garcia s’appuie d’abord sur l’analyse de l’utilité sociale des nouveaux métiers et en arrive à interroger l’aliénation structurelle du monde de l’économie, en d’autres termes la domination du travail abstrait. En effet, avoir un emploi aujourd’hui n’est plus quelque chose de déterminé mais c’est produire une quantité de travail en occupant un fragment de l’espace-temps capitaliste.

De la même manière, l’exploitation contemporaine n’est pas séparable d’une souffrance physique et psychique qui est de plus en plus supportée dans l’isolement. En se référant aux travaux de Christophe Dejours, l’auteur observe que le corps au travail est un corps érogène qui est nié par la rationalité du mode de production capitaliste et source de la souffrance au travail. Aujourd’hui, avec le capitalisme post industriel et l’« ubérisation » de l’économie, dans laquelle les individus se considèrent comme des ressources à valoriser, nous avons passé le cap de l’auto exploitation et de l’auto aliénation.

De plus, la fétichisation du travail abstrait ne permet même plus de l’interroger comme un processus historique et soumet les agents du système de production de marchandise à cette abstraction comme s’il s’agissait d’un absolu.

D’autre part, en s’appuyant sur les écrits de Roswitha Scholtz qui considère le capitalisme comme un fait social total, Renaud Garcia montre que l’accroissement de la valeur implique aussi un bouleversement des rapports entre les sexes. En effet, la valorisation dans la sphère du travail abstrait ne pourrait pas exister sans division sexuelle du travail assignant aux femmes la majorité des tâches quotidiennes.

Enfin, même sur le plan érotique, la pornographie de masse et la multiplication des sites de rencontre à l’ère du capitalisme contemporain, renforçant le circuit d’une satisfaction personnelle brute tournant à vide en tant que pure décharge physique, canalise les pulsions sur un plan où le risque de la rencontre est aboli. Dès lors, la misère sexuelle menace.
Rejoignant les observations d’Anselm Jappe dans son dernier ouvrage La société autophage, c’est l’indifférence totale à l’égard des autres comme d’eux-mêmes qui poussent certains individus à passer à l’acte lors de massacre de masse. Ceux-ci se manifestent comme un reflet de l’indifférence à tout contenu qui est caractéristique de l’abstraction économique. D’ailleurs, qu’ils soient en marge ou intégrés à la société capitaliste, les auteurs de ces massacres de masse sont rongés par le nihilisme.

Cependant, aux antipodes du travail aliéné, exploité et soumis au fétichisme de la marchandise, Renaud Garcia imagine des êtres humains qui façonneraient un monde dont le temps propre épouserait le rythme des puissances du corps à la différence du travail en régime capitaliste, c’est ce qu’il appelle la Praxis vitale. En revanche, pour lui, l’idée d’une libération du travail dans et par le travail s’avère plus qu’ambiguë dans le sens ou un management à visage humain qui libèrerait les salariés de leurs difficultés afin qu’ils s’accomplissent dans leur travail, lui semble impossible.

Dans la dernière partie du livre, Renaud Garcia, qui s’appuie cette fois sur les travaux de Miguel Benasayag, s’interroge sur l’expansion technologique illimitée et notamment sur le projet post-humaniste de l’hybridation entre le cerveau humain et la machine. Pour lui, la conséquence, c’est toujours l’oubli du corps, car aux yeux des post-humanistes le progrès social consiste à encourager toute logique qui peut nous permettre de nous rendre le plus indépendant possible de nos corps. L’auteur nous met en garde contre les risques d’intelligence disloquée par l’école numérique, l’évaluation par compétence et la multiplication des écrans comme substitut des professeurs.
De la même manière, le secteur de la santé est également impacté par cette société obsédée par la gestion, et les dommages symboliques n’affectent pas seulement l’intériorité des patients, mais ils dégradent également le sens de l’activité des soignant.es qui, en recourant de plus en plus à la technique, écoutent de moins en moins leurs patient.es.

Enfin, en s’attaquant au sommeil, le capitalisme contemporain poursuit sa logique d’extension qui vise à vampiriser tout ce qu’il y a de vivant et d’exploitable dans le monde et cherche ainsi à coloniser notre imaginaire jusque dans nos rêves.

En recourant à Jean Giono et Edward Abbey, mais aussi aux meilleures anticipations de la science-fiction et quelques autres classiques de la littérature, et tout en procédant à l’analyse critique à partir d’exemples, Renaud Garcia nous montre comment le règne de la marchandise nous fait perdre contact avec le monde. Mais en s’inspirant également des formes de résistances actuelles à l’abstraction capitaliste, il nous donne aussi à voir un avenir désirable en sauvegardant la possibilité de l’utopie concrète qu’envisageait Martin Buber lorsqu’il pensait le socialisme comme une articulation organique de structures sociales riches susceptible de constituer au quotidien le tissu d’une société encourageant la vie et l’entraide.
(Thierry Vandennieu)

Histoire des suffragistes radicales
Jill Liddington et Jill Norris (Libertalia)

Un combat méconnu, sinon oublié, d’ouvrières dans le Nord de l’Angleterre.
C’est à découvrir dans la collection Ceux d’en bas [et celles d’en bas] des éditions Libertalia

(Lecture d’extraits par Nicolas Mourer)