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Samedi 15 septembre 2018
Ce que peut le cinéma de Alain Brossat et Jean-Gabriel Périot. Avant l’aurore. Film de Nathan Nicholovitch
Article mis en ligne le 17 septembre 2018

par CP

Avant l’aurore
Film de Nathan Nicholovitch (19 septembre

Entretien avec le réalisateur

Ce que peut le cinéma
Alain Brossat et Jean-Gabriel Périot (éditions la Découverte)

Entretien avec les deux auteurs

Des sujets qui se croisent puisque autant le livre d’Alain Brossat et Jean-Gabriel Périot que le film de Nathan Nicholovitch portent une réflexion sur la manière de faire du cinéma, mais aussi de le regarder.

Avant l’aurore
Film de Nathan Nicholovitch (19 septembre 2018)

Proche du documentaire, Avant l’aurore de Nathan Nicholovitch livre une vision brutale du Cambodge d’aujourd’hui, toujours hanté par un passé tragique : la colonisation, les guerres civiles et le génocide perpétré par les Khmers rouges. Prise en tenaille par son histoire et le chaos actuel, dans lequel les institutions sont absentes sinon corrompues, la population a malgré tout la volonté de survivre. Mais à quel prix ?

Encouragé par un régime autoritaire, un libéralisme des plus sauvages règne avec le commerce d’êtres humains, la prostitution des femmes et des enfants… Le nombre des femmes prostituées serait passé de 6 000 à 60 000. Dans un pays où la misère touche la majorité de la population, le tourisme sexuel est lucratif pour certains et les parents vendent leurs enfants à des proxénètes, souvent des anciens Khmers rouges reconvertis au commerce des êtres humains.

« À mon arrivée à Phnom Penh, [explique le réalisateur] j’ai pris la ville de plein fouet... Ses odeurs, sa langueur, son chaos... Des enfants en guenilles mendiaient, des hommes dormaient sur leur mototaxi, des grand-mères regardaient dans le vide. Une animation foisonnante qui, brutalement, au détour d’une rue, faisait place au vide et à l’obscurité - des appartements aux fenêtres aveugles - comme des traces de Phnom Penh vidée de ses habitants en avril 1975. »

Avant l’aurore de Nathan Nicholovitch nous plonge directement dans ce quotidien dur et sombre, avec pour guide Mirinda, un Français travesti qui se prostitue et vit dans le quartier De River Side, lieu des bars et du racolage. David D’Ingeo incarne incroyablement Mirinda dans son errance et joue étonnamment dans son rapport au corps. C’est un mélange de Denis Lavant et de Iggy Pop, sans aucune limite dans l’expression, ce qui renforce l’impression chaotique du film. De nombreux personnages se croisent, les Khmers, les mafieux, les Occidentaux des ONG, du Tribunal international, les touristes attirés par un paradis peu cher, les marginaux, tous et toutes existent, même si rien n’est dit directement, on devine les fêlures, le vécu par un regard, une attitude, une parole, un geste…

La trame du film est la violence au quotidien, banalisée, notamment à l’encontre des enfants qui deviennent de la marchandise. Au Cambodge, une enfant de 12 ans comme la petite Panna « côtoie » la prostitution qui est partout visible. Destinée elle-même à la prostitution, Panna choisit de suivre Mirinda, car elle décèle chez cet homme travesti quelque chose d’humain et de généreux, dans un monde qu’elle juge mauvais. Elle se réfugie tout d’abord dans le mutisme, se cache d’instinct comme un animal, s’inventant un monde onirique habité par un fantôme et un vieillard. Sa voix off à la fin du film est bouleversante.

Avant l’aurore de Nathan Nicholovitch secoue, impressionne par la manière d’aborder plusieurs problématiques, sans juger, simplement en montrant sans concession ni voyeurisme une réalité. C’est un film politique certainement, qui a la qualité de respecter les personnes filmées.

Avant l’aurore de Nathan Nicholovitch est sur les écrans le 19 septembre.

« Déterminer d’où provient le désir de faire un film est complexe – ce sont des faisceaux de désirs qui nous traversent, nous y mènent. »
Cette phrase de Nathan Nicholovitch permet la transition avec le livre d’Alain Brossat et de Jean-Gabriel Périot (la Découverte)

Ce que peut le cinéma
Alain Brossat et Jean-Gabriel Périot (éditions la Découverte)

Ce que peut le cinéma est une suite de « conversations », un échange entre Jean-Gabriel Périot, réalisateur, et Alain Brossat, philosophe. Le fabricant et le spectateur cherchent à se comprendre, ont des positions différentes face au cinéma, même s’il y a du commun dans la manière de penser le monde. Cela donne un livre dense et passionnant qui analyse la production cinématographique, les codes de l’industrie cinématographiques, l’impact des films, la création et les outils du cinéma…

Jean-Gabriel Périot écrit : «  Il est probable que si, lorsque j’avais vingt ans, un “cinéma politique” contemporain avait alors pleinement existé comme il a pu exister dans les années 1920-1930 ou dans les années 1960-1970, je n’aurais jamais réalisé de film. Je travaillais alors comme monteur et cela me satisfaisait. J’avais bien envie de faire des films depuis que j’étais adolescent, mais je n’étais pas pressé. Par contre, je ressentais un vrai manque comme spectateur. Il y avait peu de films qui m’aidaient à comprendre le monde dans lequel je vivais ou de films qui “prenaient position”. On pouvait bien voir en salles ou en DVD des films “engagés” ou “politiques” des décennies précédentes, mais aucun équivalent contemporain. Ce vide d’un “cinéma politique” était ironiquement renforcé par le fait que, dans les années 1990, les critiques de cinéma (et d’art) se piquaient de définir comme “politique” la moindre œuvre ou le moindre film qui parlait un tant soit peu du réel. Tout était devenu “politique” alors même que rien ne l’était... »

« Je suis effrayé de voir [commente Alain Brossat ] avec quelle rapidité les termes qui connotent les échanges verbaux, écrits, intellectuels ou non, ont été corrompus par les systèmes logocratiques qui se sont mis en place au cours des dernières décennies. Tous ces termes puent, littéralement, aujourd’hui, à commencer par « communication » dont Habermas avait voulu faire le mot clé de son ambitieuse théorie de la pacification des échanges. “Débat” (le plateau de télé), “dialogue” (“social” en lieu et place de lutte des classes), “message”, “rencontres”, etc. – tout ceci illustre la façon dont d’une part la circulation du bavardage formaté et encadré est devenue un fabuleux marché et, de l’autre dont, de façon toujours plus décisive, gouverner, c’est contrôler la façon dont sont formés et diffusés les énoncés – la police des discours. »

Si pour Jean-Gabriel Périot, « faire des films est avant tout une façon de [s]e forcer à travailler, à réfléchir, à comprendre un tant soit peu le monde [pour] essayer non pas d’élaborer une pensée mais de préciser les questions » sur tel ou tel sujet, qu’en est-il pour le public, pour ceux et celles qui regardent les films ?

Ce que peut le cinéma ? la discussion est loin d’être close…

Entretien avec les deux auteurs.