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Samedi 24 novembre 2018
Jean-Pierre Levaray (ACL). Vivre ma vie, une anarchiste au temps des révolutions. Emma Goldman (L’Échappée)
Article mis en ligne le 26 novembre 2018

par CP

1973
Jean-Pierre Levaray (éditions ACL)

et

Vivre ma vie
Une anarchiste au temps des révolutions

D’Emma Goldman
Traduction et présentation par Jacqueline Reuss et Laure Batier
C’est la première version intégrale en français du texte d’Emma Goldman (l’Échappée)

1973
Jean-Pierre Levaray (ACL)

1973. Début d’un bail de quarante-deux ans en usine… C’est pas rien et ça compte ! Surtout pour quelqu’un qui n’avait pas vraiment prévu d’y rester si longtemps en usine.

Et même si l’usine ne manque pas à Jean-Pierre Levaray depuis qu’il n’y travaille plus, le voilà qui se remémore ses débuts dans la boîte où il pensait ne rester qu’un moment. Cela a duré plus de quatre décennies, ouais, un bail !
Alors il a repris la plume pour « se pencher sur cette période qui a entraîné le reste de [sa] vie. » : « Qui m’a fait être ce que je suis aujourd’hui » écrit-il.
« C’est un exercice étrange que de faire revivre ses souvenirs. Moi qui essaie de ne pas me tourner vers le passé, parce que c’est fini et que ça me flanque le bourdon, voilà que je me prête à cet exercice et que les images reviennent. Qu’est-ce qui me prend ? Est-ce que c’est parce que j’ai quitté l’usine et que j’ai envie de réfléchir sur mon entrée dans la vie active et ce qui l’a précédée ? Plus de quarante ans se sont écoulées, il m’est arrivé des tas d’autres choses.
Alors pourquoi ? Est-ce parce que je vieillis ?
 »

Et les images reviennent, celles des profs, de la trentaine d’élèves, les copains, les cours, le labo…

1973. Juste après la révolution ratée de mai 68, il y a les mouvements étudiants… Alors 1973, c’est les premières manifs… Les discussions, la prise de conscience… Une courte chronique de lutte lycéenne.
Et c’est aussi le dernier été de liberté… Septembre 1973, c’est l’entrée à l’usine.

Putain d’usine ! « Pas de quoi rigoler. [et d’ajouter] Heureusement, la révolution n’est pas loin. Les Lip nous montrent la voie. Bientôt on arrêtera tout, on réfléchira et ce ne sera pas triste. »

En compagnie de Jean-Pierre Levaray

Vivre ma vie
Une anarchiste au temps des révolutions

D’Emma Goldman
Traduction et présentation par Jacqueline Reuss et Laure Batier
Première version intégrale en français du texte d’Emma Goldman (l’Échappée)

Emma Goldman quitte la Russie en 1885 — elle a 16 ans —, et débarque aux États-Unis dans la période des grandes vagues d’immigration, entre 1880 et 1910. En effet, durant ces décennies, trente millions d’immigré.es arrivent sur le continent états-unien en provenance d’Europe centrale, du sud de l’Europe, de Scandinavie, de Russie, d’Asie et de l’empire ottoman. Ce sont des personnes dont la plupart fuient la misère et sont sans qualification, issues pour beaucoup de la paysannerie, de même que des réfugié.es politiques… Tous et toutes étant attiré.es par cette nouvelle « terre promise », semblant offrir des opportunités de construire une vie meilleure. Or, malgré les paroles accueillantes inscrites sur le socle de la Statue de la liberté —

Donne-moi tes pauvres, tes exténués
Qui en rangs pressés aspirent à vivre libres,
Le rebus de tes rivages surpeuplés,
Envois moi les déshérités,
Que la tempête me les rapporte
De ma lumière, j’éclaire la Porte d’Or !”
 —,

malgré donc ces belles paroles, il faut souligner qu’à l’origine, la construction des États-Unis s’est établie par la violence, d’une part avec la politique génocidaire élaborée contre les populations indiennes et, d’autre part, avec l’institutionnalisation du racisme et la pratique de l’esclavage.

La migration, qui débute à la fin du XIXe siècle, est sans précédent et opère de fait une recomposition de la population états-unienne, dans un pays où l’industrialisation se développe à marche forcée. Ce brassage suscite également un militantisme social et politique. Cependant, les Etats-Unis, qui se prétendent la première démocratie au monde et le pays de la liberté, sont aussi le pays où la répression des revendications sociales est exemplaire par sa brutalité et l’organisation du patronat.

Emma Goldman fait partie de ces masses laborieuses, récemment immigrées, dont les conditions de vie et de travail sont souvent insupportables. C’est dans ce contexte de bouleversement social et politique — grèves, interventions des Pinkertons, agence privée de sécurité au service des capitalistes, meurtres, massacres de travailleurs et de travailleuses, grandes manifestations qui se poursuivront jusque dans les années 1920 —, c’est dans ce contexte que la jeune Emma Goldman se radicalise, notamment après la grève générale pour la journée de huit heures et l’affaire de Haymarket, à Chicago, en 1886. Elle est profondément choquée par la condamnation sans preuves des martyrs de Haymarket en 1887 — sur les huit militants libertaires jugés, quatre sont pendus, trois écopent de lourdes peines de prison et l’un d’eux se suicide. Il faut également citer, par exemple, la grève Pullman en 1891, parmi beaucoup d’autres, et en 1893, la marche des chômeurs sur Washington (dite Coxey’s Army).

Dans Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions, Emma Goldman rapporte ce texte de son compagnon, Alexandre Berkman, c’est une analyse qui n’a rien perdu de sa justesse :
« En Amérique, le mode de soumission politique est subtil. Bien que Mckinley fût le principal représentant de notre esclavage moderne, on commettrait une erreur de le considérer comme un ennemi direct et immédiat du peuple. Dans un régime absolutiste, l’autocrate est un être visible, tangible. Le véritable despotisme des institutions républicaines est bien plus profond et insidieux dans la mesure où il repose sur l’illusion populaire de l’autogouvernement et de l’indépendance. C’est cela, la source de la tyrannie démocratique et ce qui fait qu’on ne peut l’atteindre d’une balle. Dans le capitalisme moderne, le véritable ennemi du peuple n’est pas l’oppression politique, mais l’exploitation économique. La politique est simplement sa servante. D’où la nécessité de porter la lutte sur le terrain économique plutôt que politique. »

L’attirance d’Emma Goldman pour l’anarchisme se mue rapidement en engagement actif pour la révolution et « cette grande oratrice, reconnue très tôt pour son charisme, effectuera au plus fort de son itinéraire des centaines de conférences chaque année, qu’elle paiera de fréquents séjours en prison. Son récit retrace les luttes pour la défense des prisonniers politiques ou de droit commun, les vicissitudes de la condition immigrée, les mouvements anarchiste, ouvrier et radical, les campagnes pour la liberté d’expression, [et contre] les guerres »… Autant de combats qui lui vaudront finalement deux ans de prison et son expulsion vers la Russie en 1919.

Elle est tout d’abord bien accueillie dans son pays d’origine, mais durant les années qu’elle passe en Russie, le constat sur place la désespère quant à l’indifférence des bolcheviks au problème de la famine, dont souffre la population, aggravée par la mauvaise gestion et la corruption… Il y a aussi la répression générale exercée par le régime, les arrestations massives d’anarchistes et de toute personne émettant des critiques à l’égard des bolcheviks. Emma Goldman est l’une des premières personnes à dénoncer le bolchevisme et le capitalisme d’État, la « dictature du prolétariat » et les syndicats à la botte des bolcheviks… En butte aux critiques, aux désaveux et même aux accusations de contre révolutionnaire par ses proches, ses ami.es, elle continuera à écrire et dire le fracassement des espoirs soulevés en 1917 : « la dictature bolchevique a étouffé la révolution russe ».

En lisant Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions d’Emma Goldman, dans une traduction remarquable de Jackie Reuss et Laure Batier — pour la première fois en version intégrale —, on découvre non seulement une militante aux analyses acerbes, dont l’anticipation sociale et politique est étonnante, mais aussi une femme courageuse, d’une grande humanité, avec ses doutes, ses convictions, et le soutien jamais démenti qu’elle montrera aux opprimé.es et aux sans voix.

En compagnie de Laure Batier et Jean-Pierre Levaray et Jackie Reuss

Extraits :

« Prenez le pain », discours prononcé à Union Square à New York en pleine crise économique de 1893 :

« Vous tous, hommes et femmes, ne voyez-vous pas que l’État est votre pire ennemi ? C’est une machine qui vous broie pour préserver la classe dominante, vos maîtres. Comme des enfants naïfs, vous vous fiez à vos dirigeants politiques. Ils abusent de votre confiance pour vous vendre aussitôt au premier venu. Mais même en dehors de ces trahisons directes, vos responsables politiques font cause commune avec vos ennemis pour vous tenir en laisse, pour vous empêcher toute action directe. L’État est le pilier du capitalisme, et il est ridicule de compter sur lui pour un quelconque secours. Ne voyez-vous pas combien il est stupide d’attendre, alors que des richesses immenses se trouvent à un jet de pierre d’ici ?

La 5e Avenue est pavée d’or, chaque hôtel particulier est une citadelle d’argent et de pouvoir. Et vous, vous restez là, tel un géant affamé et enchaîné, privé de sa force. Vous allez devoir apprendre que vous avez le droit de partager le pain de votre voisin. Non seulement vos voisins vous ont dépouillés de votre pain, mais ils sucent aussi votre sang. Et ils continueront à vous voler, vous, vos enfants et les enfants de vos enfants tant que vous ne vous réveillerez pas, tant que vous n’aurez pas le courage de revendiquer vos droits. Alors, allez manifester devant les palais des riches, exigez du travail. S’ils ne vous en donnent pas, exigez du pain. S’ils vous refusent les deux, prenez le pain. C’est votre droit le plus sacré ! » (p 157)

Sur le patriotisme, 1908 :

« Qu’est-ce que le patriotisme ? Est-ce l’amour du lieu de naissance, du lieu des souvenirs et des espoirs, des rêves et des aspirations de l’enfance ? Est-ce le lieu où, dans notre naïveté enfantine, nous regardions les nuages défiler en nous demandant pourquoi nous ne pouvions pas avancer aussi vite qu’eux ? Le lieu où nous comptions autrefois les milliers d’étoiles scintillantes, épouvantés à l’idée que chacune fût un œil capable de percer les profondeurs de nos petites âmes ? Est-ce le lieu où nous écoutions le chant des oiseaux et rêvions d’avoir des ailes pour nous envoler comme eux vers de lointaines contrées ? Le lieu où nous nous asseyions aux pieds de notre mère, captivés par les récits des grands exploits et conquêtes ? En résumé, est-ce l’amour de l’endroit où chaque centimètre représente les souvenirs chers et précieux d’une enfance heureuse, joyeuse et espiègle ?

Si c’était cela le patriotisme, alors il serait difficile de susciter de nos jours ce sentiment chez les hommes américains, car les terrains de jeux ont été transformés en fabriques, en usines ou en mines, tandis que le bruit assourdissant des machines a remplacé le chant des oiseaux. Il nous serait également difficile d’écouter des récits de grands exploits, car nos mères ne nous racontent aujourd’hui que des histoires de tristesse, de larmes et de chagrins. Alors, qu’est-ce que le patriotisme ?

"Le patriotisme, monsieur, est l’ultime recours des vauriens", a déclaré le docteur Johnson. Léon Tolstoï, le plus grand antipatriote de notre temps, a défini le patriotisme comme le principe qui justifie l’instruction d’individus qui commettront des massacres de masse ; un commerce qui exige un outillage conçu davantage pour tuer des hommes que pour fabriquer des produits de première nécessité tels que chaussures, vêtements ou logements ; un commerce qui garantit de meilleurs profits et une gloire plus éclatante que celle dont jouit l’honnête travailleur. » (pp 484-485)

Session spéciale du Petrosoviet sur Cronstadt (4 mars 1921)

« Au-dessus du vacarme de la foule qui hurlait et tapait du pied, seule une voix tentait de se faire entendre – la voix crispée et émue d’un homme dans les premiers rangs. Il était délégué des employés en grève du chantier de l’arsenal. Les faussetés émises de l’estrade contre les braves et loyaux hommes de Cronstadt l’incitaient à protester, déclara-t-il. Faisant face à Zinoviev et le désignant directement du doigt, l’homme tonna : « C’est ta cruelle indifférence et celle de ton parti qui nous ont poussés à la grève et qui ont suscité la solidarité de nos frères marins qui ont combattu côte à côte avec nous dans la révolution. Ils ne sont coupables d’aucun autre crime que celui-là, et tu le sais. Sciemment, tu les salis et tu appelles à leur destruction. » Des cris de « contre-révolutionnaire ! Traître ! Chkournik ! Bandit menchevique ! » transformèrent l’assemblée en une effroyable pagaille.

Le vieil ouvrier resta debout, sa voix s’élevant au-dessus du tumulte. « Il y a à peine trois ans, Lénine, Trotski, Zinoviev et vous tous, cria-t-il, étiez dénoncés comme traîtres et espions allemands. Nous, les ouvriers et les marins, sommes venus à votre secours et vous avons sauvés du gouverne- ment Kerenski. C’est nous qui vous avons amenés au pouvoir. L’avez-vous oublié ? Maintenant, tu nous menaces de ton épée. Rappelle-toi que tu joues avec le feu. Tu répètes les erreurs et les crimes du gouvernement Kerenski. Prends garde qu’un sort semblable ne te rattrape ! »

Le défi fit grimacer Zinoviev. Les autres sur l’estrade s’agitèrent, gênés, sur leurs sièges. L’auditoire communiste demeura un instant interdit devant cet avertissement de mauvais augure et, pendant ce temps d’arrêt, retentit une autre voix. Un homme de grande taille en uniforme de marin se leva dans le fond. Rien n’avait changé dans l’esprit révolutionnaire de ses frères de la mer, déclara-t-il. Ils étaient prêts, jusqu’au dernier, à défendre la révolution jusqu’à la dernière goutte de leur sang. Puis il se mit à lire la résolution de Cronstadt adoptée lors du meeting de masse du 1er mars. Le vacarme que son audace déclencha empêcha quiconque, en dehors de ses proches voisins, de l’entendre. Mais il tint bon et continua à lire jusqu’au bout.

La seule réponse à ces deux robustes fils de la révolution fut la résolution de Zinoviev exigeant la reddition complète et immédiate de Cronstadt sous peine d’extermination. Toutes les voix opposées étant bâillonnées, elle fut approuvée à la hâte au milieu d’un désordre indescriptible. L’atmosphère, surchargée de passion et de haine hystériques, pénétra mon être et me prit à la gorge. Toute la soirée, j’eus envie de hurler contre la fourberie d’hommes prêts à s’abaisser aux plus viles tromperies politiques au nom d’un grand idéal. Ma voix semblait m’avoir quittée, car je n’arrivais pas à émettre un son. » (pp 963-964)

L’inhumanité de la femme à l’égard de l’homme

« Cet incident m’en rappela un autre du même genre lors d’une conférence que j’avais donnée sur l’inhumanité de la femme à l’égard de l’homme. Me plaçant systématiquement du côté des opprimés, il me déplaisait que mes consœurs imputent tous les maux à l’homme.

J’avais fait remarquer que, s’il était réellement un aussi grand pécheur que ces dames le prétendaient, la femme en partageait la responsabilité avec lui. Car la mère est la première empreinte de sa vie, la première à cultiver sa vanité et sa suffisance. Les sœurs et les épouses lui emboîtent le pas, sans oublier les maîtresses, complétant ainsi le travail entamé par la mère. Je soutenais que la femme était de nature perverse : la mère fait tout pour garder son enfant mâle attaché à elle depuis sa naissance jusqu’à ce qu’il atteigne un âge respectable. Elle déteste la faiblesse et désire l’homme viril. Elle idolâtre en lui précisément les traits qui la rendent esclave : sa force, son égotisme et sa vanité exacerbée. Les incohérences propres à mon sexe maintiennent le pauvre mâle suspendu entre l’idole et la brute, le chéri et la bête, l’enfant vulnérable et le conquérant. C’est en réalité l’inhumanité de la femme à l’égard de l’homme qui fait de lui ce qu’il est. Quand elle apprendra à être aussi égocentrique et déterminée que lui, quand elle trouvera le courage de se jeter dans la vie comme il le fait et d’en payer le prix, alors elle se libérera et, ce faisant, l’aidera lui aussi à se libérer.

Sur quoi mes auditrices s’étaient dressées contre moi, s’écriant : « Vous êtes une femme à hommes, vous n’êtes pas des nôtres. » (p 625)

Lectures par Jackie Reuss et Laure Batier