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16 mars 2019
Carte blanche. L’État contre les étrangers de Karine Parrot. Styx de Wolfgang Fisher. Meltem de Basile Doganis. Cinélatino, 31e Rencontres de Toulouse.
Article mis en ligne le 24 mars 2019

par CP

Carte blanche. L’État contre les étrangers
Karine Parrot (la fabrique)

De l’invention de la nationalité comme mode de gestion et de criminalisation des populations (et notamment des pauvres, des « indigents », des vagabonds) jusqu’à la facilitation de la rétention, en passant par le durcissement des conditions d’asile et de séjour, ou encore les noyades de masse orchestrées par les gouvernements, l’Union européenne et leur officine semi-privée et militarisée (Frontex), Karine Parrot révèle qu’il n’y a aucune raison vertueuse ou conforme au « bien commun » qui justifie les frontières actuelles des États.

Le droit de l’immigration ne vise qu’à entériner la loi du plus fort entre le Nord et le Sud ; il n’a d’autre fin que conditionner, incarcérer, asservir et mettre à mort les populations surnuméraires que la « mondialisation armée » n’a de cesse reproduire à l’échelle du monde.

L’actualité la plus récente a donné à voir une fracture au sein de la gauche et des forces d’émancipation : on parle d’un côté des « no border », accusés d’angélisme face à la « pression migratoire », et d’un autre côté il y a les « souverainistes », attachés aux frontières et partisans d’une « gestion humaine des flux migratoires ». Ce débat se résume bien souvent à des principes humanistes d’une part (avec pour argument qu’il n’y a pas de crise migratoire mais une crise de l’accueil des migrants) opposés à un principe de « réalité » (qui se prévaut d’une légitimité soi-disant « populaire », selon laquelle l’accueil ne peut que détériorer le niveau de vie, les salaires, les lieux de vie des habitants du pays).

Dans ce cinglant essai, Karine Parrot, juriste et membre du GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigrés), met en lumière un aspect souvent ignoré de ce débat : à quoi servent au juste les frontières ? qu’est-ce que la nationalité ? Sur la base du droit, Karine Parrot montre que la frontière et la restriction des circulations humaines, sont indissociables d’une hiérarchie sociale des peuples à l’échelle mondiale. La frontière signifie aux plus aisés que, pour eux, aucune frontière n’est infranchissable, tandis qu’elle dit aux autres que, pauvres, hommes, femmes, enfants devront voyager au péril de leur vie, de leur santé, de leur dignité.

Styx
Film de Wolfgang Fisher (27 mars 2019)

Meltem
Film de Basile Doganis (13 mars 2019)

Carte blanche. L’État contre les étrangers de Karine Parrot (éditions la fabrique).
Véritable guide pour comprendre les lois, l’origine des nombreux décrets édictés à l’encontre des populations migrantes, légales ou non, ce livre de Karine Parrot établit non seulement le constat de la situation actuelle, mais analyse les prémisses idéologiques et politiques qui font voter et mettre en place des barrières, érigées comme « protection » d’une supposée « invasion » étrangère. Trente ans après la destruction du mur qui séparait les deux Allemagnes, et l’Est de l’Ouest, la course aux murs et aux barbelés s’emballe littéralement, toujours justifiée au nom de mesures protectrices.
Ainsi, « ce qui apparaît à travers ce livre [c’]est un système — loin d’être toujours rationnel — institué contre une partie de la population, la plus pauvre et la plus vulnérable. » De surcroît, sans réel contre-pouvoir, la férocité de l’administration est inimaginable ainsi que le montre, dans son évolution et les moindres détails, le livre de Karine Parrot, Carte blanche. L’État contre les étrangers.

Des questions s’imposent alors : notamment comment en est-on arrivé à cet arbitraire, à ces violences, à cette complicité active ou passive par rapport à l’hécatombe des morts en mer Méditerranée, mais aussi dans les camps libyens, au Maroc, en Europe et ailleurs ?

Malgré le travail sur le terrain des associations qui dénoncent le traitement inadmissible des migrant.es, de même que les nombreux récits et témoignages, les films aussi qui décrivent une situation de plus en plus grave, menaçante et monstrueuse, les autorités n’en n’ont cure et ne tiennent aucun compte des sonnettes d’alarme. Les « gestionnaires » veulent ignorer l’inhumanité instituée en règle et s’efforcent de dissimuler la réalité des faits sous des figures rhétoriques fallacieuses et ignobles. La peur, agitée comme argument contre une prétendue invasion, est certainement l’une de celles qui tiennent le rôle d’antienne et de fermeture du débat.

Bien sûr, on déplore la mort des migrant.es, notamment celle des enfants noyé.es ou par faute de soins, lorsque les images circulent dans les medias et sur le net… Quelques larmes versées ne coûtent rien et un discours compatissant n’engage à rien, dans tous les cas certainement pas à suspendre, et encore moins à stopper des lois restrictives, inhumaines et en complète contradiction avec la charte des droits humains. Les lois sont élaborées et votées. De fait, «  les textes répressifs s’empilent — en moyenne, une loi tous les deux ans — et produisent un dispositif à la fois sophistiqué et obscur qui laisse finalement à l’administration et à la police un pouvoir discrétionnaire. »

La France se déclarant « le pays des droits de l’Homme » — un symbole brandi à la manière d’un fanion ou d’une image de marque —, la France, c’est-à-dire son administration sous contrôle gouvernemental, ne permet que rarement la reconnaissance des droits des personnes étrangères vivant des situations dramatiques, parfois étant même en danger de mort. En revanche, « plus une personne est riche, moins elle est étrangère. [En effet,] l’obtention de la nationalité française, de la naturalisation, est avant tout affaire d’argent. »

Carte blanche. L’État contre les étrangers de Karine Parrot est un outil essentiel pour comprendre les causes, l’évolution et les conséquences catastrophiques d’une politique migratoire, qui laisse tomber le masque et semble de moins en moins préoccupée à sauvegarder les apparences pour « gérer des stocks d’étrangers ». C’est également un texte qui remet en cause bien des clichés et des amalgames.

Karine Parrot revient sur « l’invention de la nationalité […] et la fabrique de l’étranger. » Autrement dit : « La nationalité française ou tout commence par une injustice ». On a pu d’ailleurs constater que, selon les besoins de l’appareil d’État en main d’œuvre, plutôt corvéable, et en chair à canon, « la nationalité n’est rien d’autre qu’un instrument de gestion des populations. »
Quant à « l’imposture du discours officiel autour des valeurs républicaines », elle laisse libre cours à « l’idéologie raciste et capitaliste [servant] à sélectionner les personnes qui méritent de devenir françaises. »
En des moments de « crise » et de confusion politique permettant l’émergence de différentes formes du nationalisme, travesti ou déclaré, la lecture de l’ouvrage de Karine Parrot, Carte blanche. L’État contre les étrangers, est d’autant plus précieuse et nécessaire.

En lien avec le livre de Karine Parot, Carte blanche. L’État contre les étrangers, il est intéressant d’évoquer la représentation des migrations dans le cinéma de fiction et le cinéma documentaire. Le nombre accru des morts en Méditerranée et la guerre civile en Syrie font que le sujet est un « enjeu » politique. La fiction comme le documentaire s’en font l’écho : Retorno à Hansala de Chus Gutiérrez (2008), Harragas de Merzak Allouache (2009), Fuocoammare. Par-delà Lampedusa de Gianfranco Rosi (2017), ou encore l’Autre côté de l’espoir d’Aki Kaurismäki (2017). L’afflux des migrant.es, le déplacement de populations qui fuient les guerres et la misère, leur confrontation à l’inhumanité de la plupart des États européens, les lois honteuses, le refus par des personnes d’être complices des autorités et les réactions xénophobes par d’autres, sont des sujets auxquels des cinéastes répondent et parfois s’engagent par la réalisation cinématographique. Le cinéma explore les différentes phases de la migration et les conséquences sur les personnes qui la subissent, mais aussi les effets sur les sociétés dans leur ensemble.

Le film documentaire de Maria Kourkouta et Niki Giannari, Des spectres hantent l’Europe, montre le quotidien des réfugié.es dans le camp d’Idoméni, à la frontière entre la Grèce et la Macédoine, et exprime une idée fondamentale : celle du passage vers l’ailleurs, vers un espoir de vie meilleure.

La marche sans fin d’une multitude d’êtres humains, qui butte sur l’inaccessible, et les queues interminables pour manger, boire, se laver, se soigner, obtenir des informations, pour passer la frontière ou aller à l’école, pour tout… L’attente est la règle. Quant à passer de « l’autre côté » pourtant à portée de regard, le silence glaçant des autorités répond aux révoltes des réfugié.es résumées en un seul mot d’ordre, « Open the Border ! » (ouvrez les frontières !). Pour Maria Kourkouta et Niki Giannari, des Spectres hantent l’Europe n’évoque pas seulement la catastrophe humaine confrontée à l’indifférence et à la violence des États aujourd’hui, c’est aussi un regard historique sur la pérennité des exils forcés des populations.

La Lune de Jupiter de Kornel Mundruczo (2017) montre la violence et le racisme avec un réalisme documentaire. En Hongrie, les migrant.es sont traité.es avec une brutalité inouïe qui n’est pas sans rappeler les images de déportation de la Seconde Guerre mondiale.

Dans Isola (2017), Fabianny Deschamps opte pour un récit en forme de fable pour contrebalancer la dureté des scènes filmées clandestinement dans les zones militaires où se déroule le débarquement et le tri des réfugié.es. La réalisatrice filme « le protocole autoritaire en action : rétention, classification, identification… [Et] ces drames humains pointent l’échec de tout un système de pensée de notre civilisation moderne. »

Une Saison en France de Mahamat-Saleh Haroun (2018) accompagne une famille de Centre Afrique en attente du statut de réfugiée. Le film s’inspire de faits réels, dont l’immolation d’un homme dans les locaux de la cour nationale du droit d’asile. Le désespoir et l’angoisse de l’exil, le processus de perte d’identité et de repères poussent l’homme au suicide de la plus horrible manière. Une Saison en France décrit enfin la suspicion et la répression policières vis-à-vis des personnes qui apportent une aide aux réfugié.es.

Le film documentaire de Ai Weiwei, Human Flow (2018), constate une situation internationale dont les graves conséquences humaines n’ont pas d’équivalent depuis la Seconde Guerre mondiale. Tourné dans 23 pays durant un an, Human Flow donne la parole à celles et ceux qui vivent bloqué.es dans les camps de réfugié.es surpeuplés, devant des frontières hérissées de barbelés et des murs. Le film fait ainsi entendre la détresse, le découragement, le désarroi, la colère face aux décisions des autorités étatiques.

Dans l’Ordre des choses d’Andrea Segre (2018), il s’agit des accords négociés entre l’Union européenne et la Libye, accords destinés à enrayer la migration illégale entre les côtes libyennes et l’Italie. Or, après la découverte de marchés aux esclaves en Libye, gérés par les trafiquants et les groupes armés, la complicité et le cynisme des autorités européennes ne font aucun doute. La tentative de sauvegarder les apparences — pour les droits humains —, révèle la crise identitaire européenne face au dilemme de l’immigration. Renoncer aux principes d’humanité dont s’enorgueillit le monde occidental passe donc par le déni des droits humains, et financer des camps hors de l’espace européen.

Il faut, à ce propos, rappeler un fait historique. La Conférence d’Évian en 1938, organisée à l’initiative de Franklin Roosevelt pour « venir en aide aux juifs allemands et autrichiens fuyant le nazisme, peu après l’Anschluss ». Cette conférence, malgré sa volonté affichée, se borna au domaine rhétorique, hormis pour une seule mesure : la création du Comité intergouvernemental pour les réfugiés (CIR). Ce qui n’empêcha pas la Suisse, la Suède et la plupart des pays européens de fermer les frontières aux réfugié.es.

Deux autres films tout récents s’ajoutent à cette liste, deux films qui soulignent la responsabilité individuelle de personnes confrontées à l’indifférence des États et au dilemme d’assister ou non des personnes en danger.

Styx de Wolfgang Fisher (27 mars 2019)
Rike est docteure urgentiste et a quarante ans. Située à Cologne, la première partie du film fait le portrait d’une femme impliquée dans son métier et efficace. Très bonne navigatrice, Rike a un rêve, celui de rejoindre à partir de Gibraltar l’île de l’Ascension au nord de Sainte-Hélène, où Darwin avait planté une forêt. C’est aussi la promesse d’un merveilleux voyage en solitaire et en prise directe avec la nature. Dans cette seconde partie du film, elle est seule au milieu de l’Atlantique, mais très bien équipée et savoure pleinement son voyage, tout est sous contrôle.

Ces deux premières parties montrent une femme en pleine possession de ses moyens, heureuse de voguer vers le but qu’elle s’est fixé. Les sons de la nature, du vent, des vagues ont une très grande importance dans ces deux parties, des sons seulement interrompus par les quelques échanges radio avec des bateaux alentour. Rike est d’ailleurs prévenue par l’un d’eux d’un gros coup de vent à venir et d’une tempête.

Après une nuit houleuse, elle se réveille au matin et aperçoit, non loin de là un bateau à la dérive, surchargé de migrant.es. Les personnes à bord lancent des SOS. Rike ne peut les accueillir sur son bateau, mais elle joint immédiatement les autorités pour que des secours soient envoyés sur place. Les réponses sont absolument impensables pour elle, on lui conseille de passer son chemin et, comme elle insiste, elle est menacée des pires ennuis si elle s’approche du bateau en difficulté. Elle discute, argumente, mais, rien n’y fait. Aucune aide ne viendra. Un vrai cauchemar.

Le film, en s’inspirant de faits réels, pose la question de la responsabilité individuelle dans une telle situation et « tente d’illustrer comment les intérêts économiques entrent en concurrence avec les principes humanitaires. […] Le film traite des rêves individuels et s’articule autour des questions d’identité fondamentales telles que : qui sommes-nous, qui voulons-nous être et qui devons-nous être ? »

La tension est très forte va crescendo dans toute la troisième partie du film, dans laquelle Rike est complètement déstabilisée par les autorités et sa rencontre avec un adolescent qui saute à la mer.
Styx de Wolfgang Fisher est un excellent film sur la question de la migration et de la non-assistance à personnes en danger. Dans les salles le 27 mars 2019.

Meltem de Basile Doganis (13 mars 2019)
Une jeune Française d’origine grecque, Elena, retourne dans sa maison familiale après la mort de sa mère, sur l’île de Lesbos. Deux amis, Nassim et Sekou, l’accompagnent, deux jeunes banlieusards qui découvrent les plages paradisiaques de l’île. Les trois jeunes ont un passé migratoire, ce qui va résonner avec la période du film — juillet 2015 —, marquée par la crise économique et l’afflux énorme de migrant.es sur l’île de Lesbos, près d’un demi million sur une île qui compte environ 86 000 habitant.es. Elena et ses deux amis rencontrent alors Elyas sur la plage. Elyas est un jeune réfugié syrien, mais il est important qu’il ne soit pas d’emblée vu comme un migrant, mais plutôt comme un jeune de leur âge. Les migrants, explique le réalisateur, « sont partout rendus invisibles, laissés hors champ. Il y a un enjeu fort, à la fois cinématographique et politique, dans le choix de faire entrer les migrants dans le champ cinématographique. Ils sont sans cesse déshumanisés, désindividualisés. »

Basile Doganis tenait d’ailleurs beaucoup à faire tourner des réfugié.es : « Pour ceux qui apparaissent dans le film, sans toujours occuper le devant de la scène, les réfugiés figurent dans un très grand nombre de plans, dans les rues, sur les quais. Et parfois, ce sont eux qui mènent le récit, à la manière d’un chœur tragique, comme dans la scène d’enterrement au cimetière : les réfugiés deviennent alors le point de focalisation, et les protagonistes de simples spectateurs. Le rapport de force peut alors s’inverser, tout comme la quête d’Elyas finit par faire bifurquer l’intrigue initiale du film, scellant avec elle le destin d’Elena et de ses amis. »

La Grèce est terre de migrations, l’arrière grand-mère d’Elena, Meltem, venait d’Asie mineure, lors de la migration de 1922. Meltem est à la fois un nom de femme et celui d’un vent imprévisible, un vent de tempête. Le choix du titre est symbolique, ayant des identités multiples et en perpétuel devenir. Sont également symboliques les plans filmés sous l’eau des corps des trois amis flottants près de la plage, dès le générique de début, comme une allusion aux corps noyés des migrant.es.

La rencontre d’Elyas, qui recherche sa mère, marque un tournant dans la vie d’Elena, une réconciliation avec sa mère, qu’elle n’avait pas revue avant sa mort, et avec le compagnon de celle-ci. Sur les dernières images, elle promet, en voix off, de retrouver la mère d’Elyas.
Meltem est une très belle illustration de la prise de conscience de jeunes face au problème de l’inhumanité des autorités.
Meltem de Basile Doganis est en salles depuis le 13 mars 2019.