Chroniques rebelles
Slogan du site
Descriptif du site
Samedi 27 avril 2019
68, mon père et les clous de Samuel Bigiaoui. Tremblements de Jayro Bustamante. Cœurs ennemis de James Kent. Un tramway à Jérusalem d’Amos Gitai. Je vois rouge de Bojina Panayotova. Her Job de Nikos Labot
Article mis en ligne le 28 avril 2019

par CP

68, mon père et les clous
Film de Samuel Bigiaoui (1er mai 2019)

Entretien avec le réalisateur

68, mon père et les clous
Film de Samuel Bigiaoui (1er mai 2019)

68, mon père et les clous… Beau titre pour ce film à la fois drôle et touchant, ancré dans la réalité d’un quartier et construit autour de rencontres, de discussions philosophiques, d’anecdotes, de parcours de vie, de réflexions, de la vie tout court.

Un magasin de bricolage en plein quartier latin, le rêve, et cela pendant 30 ans… En plus, on y discute, on y rigole, on y traîne — « Y manque plus qu’un canapé dans la boutique ! Vous devriez y penser » commente Zorah… On peut même marchander. Mais le magasin ferme, et c’est un peu la panique — « Vous nous quittez ? Mais qu’est-ce que je vais faire sans vous, moi ? » s’inquiète une habituée, parce que ce n’est plus une cliente, le magasin, on y vient pour le plaisir. Et, dans ces temps de frénésie pour les caisses automatiques — bonjour l’angoisse ! — , Bricomonge, c’est humain, un endroit accueillant où l’on va trouver des solutions. Une vraie caverne d’Ali Baba : « Sésame ouvres-toi ! »

68, mon père et les clous… Belle idée de film avant la liquidation totale ! Mais comment s’est créé ce magasin, ce domaine de trouvailles et de rencontres pour les bricoleurs et les bricoleuses, et aussi un terrain de jeux pour le réalisateur…

Derniers moments de Bricomonge avant fermeture pour sans doute être remplacé par un de ces minis supermarchés des villes, associés à l’une des grandes chaînes, omniprésentes aux alentours de Paris. On peut ironiser sur le remplacement de la boutique et de son savoir faire par le commerce industriel, et cela dans le quartier qui a été celui de la révolte. C’est annoncé, les caisses robots remplaceront bientôt la discussion, le conseil, le sourire et la présence des salarié.es de Bricomonge ; parce qu’à Bricomonge, tout le monde est salarié, José, Zorah, Jean et les autres.

À l’heure de l’inventaire et des comptes, Samuel Bigiaoui prend sa caméra et choisit de filmer les derniers moments du magasin, son père et les salarié.es, les habitué.es, les ami.es, les gens de passage… Tout un monde qui donne la mesure du vide que va générer la fermeture de Bricomonge.

Et dans la foulée, il pose des questions en direct à son père. C’est un « dangereux subversif qui se trouve derrière la caisse », dit un de ces amis. Alors pourquoi l’intellectuel et le militant actif de la Gauche prolétarienne, qu’il était à la fin des années 1960-1970, a-t-il décidé de vendre des clous ? D’abord réticent à parler de lui, le réalisateur insiste et il finit par répondre sur ce que représente le magasin, « pour moi, c’est un abri », une façon d’être anonyme.
68, mon père et les clous… est à voir à partir du 1er mai.

Tremblements
Film de Jayro Bustamante (1er mai 2019)

Tremblements est le récit d’un homme « gay et homophobe » à la fois, coincé entre un machisme omniprésent et des courants religieux évangélistes qui régissent la société guatémaltèque, sévissant également dans toute l’Amérique latine et dans une grande partie des États-Unis. « Les églises évangélistes ont pu prendre une telle importance au Guatemala à cause des carences même de l’État. Elles se sont souvent substituées à celui-ci pour assurer de nombreux services et une sorte d’unité sociale. »

Pablo, la quarantaine, est marié et a deux enfants. Il fait partie d’un milieu bourgeois, très encadré par la religion et les apparences. Lorsqu’il tombe amoureux de Francisco, c’est un véritable séisme pour lui et la famille. « J’ai honte, [dit-il] mais je me sens bien. » Mais sa famille n’accepte pas son choix de vivre. Elle voit dans son désir d’un autre homme, un péché, une malédiction, une possession, et fait appel à l’aide d’un pasteur, histoire de le soigner et de le remettre dans le « droit chemin ». Son épouse, Isa, lui demande : « Tu fais quelque chose pour guérir ? Je sais que tu n’es pas comme ça. Les enfants ont besoin d’une famille normale. J’ai honte quand tu me regardes. Le tort que tu leur fais est irréparable. »

Très vite la pression sociale s’accentue, dénoncé, il est licencié. Il lui est interdit de voir ses enfants, car les avocats de la famille font l’amalgame entre homosexualité et pédophilie. Il lui est en fait quasi impossible « de vivre en dehors des préceptes religieux, de s’échapper du cadre admis par la majorité, de vivre selon ses propres règles et désirs. »

Finalement Pablo cède à la famille et rencontre le pasteur évangéliste qui se fait protecteur — « nous sommes de grands pêcheurs » — et qui le persuade d’accepter une thérapie, tandis que sa mère et des femmes de la communauté religieuse prient pour « sauver » son fils. Les séances prennent des allures d’exorcisme, elles psalmodient : « Éloigne le démon de son corps ». Mais ce qui est le plus frappant, c’est que la famille est animée de bonnes intentions et est convaincue d’aider Pablo, l’homosexualité étant considérée comme une maladie.

Pablo suit donc une thérapie de groupe, qui paraît complètement invraisemblable, et pourtant c’est une pratique courante… La cure comprend des prières, le vœu de silence et d’abstinence, la lutte physique — « vous êtes des hommes. Vous n’êtes pas des pédés !  » — des douches sous le contrôle vigilant de la pasteure. « La conversion va jusqu’à la castration chimique en plus de l’enseignement religieux, du coaching sur la masculinité et d’un régime alimentaire spécial ».
Un véritable lavage de cerveau tout à fait payant puisque Pablo quitte son appartement en ville, s’excuse auprès des siens et travaille au sein de l’église. Il est comme lobotomisé et littéralement hanté par la religion.

Tremblements de Jayro Bustamante est un film très fort, il est en salles le 1er mai.
Début de l’entretien avec Jayro Bustamante.

Cœurs ennemis
Film de James Kent (1er mai 2019)

En 1946, Rachel Morgan traverse une partie de l’Allemagne occupée par les alliés pour se rendre à Hambourg et rejoindre son mari, Lewis, officier anglais en charge de la reconstruction de la ville dévastée. « En 1943, la ville portuaire de Hambourg, deuxième plus grande ville d’Allemagne après Berlin, a subi, cinq jours durant, un raid aérien dévastateur mené par les forces alliées. Celui-ci coûta la vie à 100 000 personnes et détruisit une zone de plus de 2 500 hectares. À l’arrivée des Britanniques en 1945, des millions d’allemand.es étaient sans abri et n’avaient ni nourriture, ni carburant, ni produits de première nécessité. Après la capitulation, il a été interdit à la population allemande de participer à la gestion des affaires intérieures de leur pays. »

Le jeune fils du couple a été tué durant l’un des bombardements de Londres, et lorsque Rachel, inconsolable de cette perte, apprend que la demeure qui leur est attribuée est celle d’un architecte allemand, Stephan, qui habite encore la maison avec sa fille, Freda, elle est ulcérée…

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le contrôle de l’Allemagne fut partagé entre les Britanniques, les États-uniens, les Russes et les Français. Cette période de l’après-guerre et la représentation de l’occupation britannique sont rares à l’écran. Chaque jour, Lewis est confronté à la misère, au chaos et à des attentats de quelques jeunes endoctrinés par des nazis. Il confie à Rachel que la ville a reçu plus de bombes en quelques jours que Londres durant toute la guerre. Il propose de permettre que Stephan et sa fille demeurent dans l’appartement. La cohabitation est insupportable à Rachel, elle est de plus en plus mal à l’aise en raison de la promiscuité…

Mais peu à peu sa haine des Allemands et sa méfiance envers Stephan s’estompe chez la jeune femme. Elle lui parle de son fils tué et apprend de l’épouse de Stephan a également été tuée lors d’un bombardement. Cette douleur partagée les rapproche, et Lewis, accaparé par son travail, ne perçoit pas les sentiments de Rachel et Stephan.

La reconstitution de Hambourg bombardée et du chaos de l’après-guerre est admirable. Le film de James Kent montre la vie de milliers de civils vivant dans les décombres, de même est évoqué le groupe 88 composé de jeunes Allemands endoctrinés par d’anciens nazis pour commettre des attentats. « Je pense [explique le réalisateur] que la Seconde Guerre mondiale et le destin de l’Allemagne résonnent encore aujourd’hui. Nous vivons à une époque où nous connaissons une grave crise des réfugiés, nos politiques changent et l’Occident peine à comprendre les enjeux de notre époque. Nous avons une responsabilité vis-à-vis de l’avenir, tout comme en avait la génération de 1945. »
Cœurs ennemis de James Kent est sur les écrans le 1er mai.

Un tramway à Jérusalem
Film d’Amos Gitai (24 avril 2019)

Un tramway à Jérusalem déroule son récit autour d’une suite de saynètes, toutes prenant place à l’intérieur ou sur les quais du tramway qui relie plusieurs quartiers de la ville. Tout au long du trajet de la ligne, qui va des quartiers palestiniens de Shuafat et de Beit Hanina, à Jérusalem-Est, jusqu’au mont Herzl, à Jérusalem-Ouest, ce sont des moments de la vie quotidienne, des musiques, des chansons qui d’ailleurs ouvrent le film, des scènes familiales, de brèves rencontres, de la drague, des disputes, et des contrôles policiers… Avec, au dehors, le paysage urbain qui défile, moderne ou millénaire, et au dedans, une kyrielle de passagers et de passagères qui se pressent, traînent, s’épient, bavardent… De Jérusalem-Ouest et Jérusalem-Est, de part en part d’une ville qui reste séparée politiquement.

Si l’humour est présent, l’occupation l’est aussi, la paranoïa s’exprime dans plusieurs situations, celle du contrôle au faciès, de toute évidence, par un agent de sécurité qui juge « anormal » le fait qu’une Palestinienne, avec un passeport étranger, converse avec une jeune femme israélienne. Il y a également l’attitude, soudain défensive, d’un couple vis-à-vis d’un touriste et d’une simple remarque faite sur le nombre de soldats dans la ville…

Autant de fragments de vie qui racontent la ville, ses conflits latents, la méfiance, en même temps que sa grande diversité. Car, au-delà de la tension, restent la musique, les cultures, les traces historiques d’une ville internationale et multiculturelle. « Il est essentiel, [déclare Amos Gitai] que l’art garde les frontières ouvertes et favorise le dialogue. Cette conviction est au cœur d’Un tramway à Jérusalem : proposer une culture de la coexistence et du dialogue plutôt que la haine. »
Un tramway à Jérusalem d’Amos Gitai, sorti le 24 avril , donne la parole à cette ville toute particulière qu’est Jérusalem, grâce à la remarquable interprétation d’une myriade de comédiens et de comédiennes.

Je vois rouge
Film de Bojina Panayotova (24 avril 2019)

Bojina a 8 ans lorsque le mur de Berlin s’effondre. Elle vit à Paris et, après des études de cinéma, elle forme le projet de faire un film de fiction situé en Bulgarie, son pays d’origine. Seulement voilà comment construire un récit sans faire de la recherche sur place et s’imprégner de l’ambiance d’un pays qu’elle ne connaît pas. Elle décide alors de séjourner en Bulgarie et cela va déclencher toute une série de questionnements, non seulement sur le pays, mais aussi sur sa propre famille et l’implication politique qu’elle a pu avoir à l’époque communiste. Dès son arrivée à Sofia, elle se trouve en plein mouvement contestataire, la population est dans la rue pour protester contre le pouvoir, une mafia constituée d’anciens responsables communistes, des « ordures rouges » scande la foule.

Du projet de fiction, la réalisatrice passe à l’idée de film documentaire apparaissant comme « une odyssée tragi-comique qui mélange le film d’espionnage et le film de famille. »

Je vois rouge est un film sur le passé et les zones d’ombre d’une époque, c’est aussi une enquête qui bouscule l’ordre familial. « Après vingt-cinq ans passés en France, [explique Bojina Panayotova] je retourne en Bulgarie avec un soupçon vertigineux : et si ma famille avait collaboré à la police politique du régime communiste ? Je convaincs mes parents de faire une requête auprès de la commission spéciale qui a récemment ouvert les dossiers de la police secrète. Au bout du voyage, les surprises bousculent ma démarche et provoquent un tremblement de terre dans la famille ».

Manifestations, rencontres, recherches dans les archives, questions gênantes vis-à-vis du passé familial, c’est tout un système jugé par la nouvelle génération représentée par la réalisatrice : « Le film enquête plutôt sur les émotions produites par le totalitarisme que sur les faits historiques. Les injonctions du pouvoir à être [le ou la communiste parfaite], on les intériorise tellement qu’à un moment, on ne sait plus qui on est, ni où est la sphère privée. »

Le film soulève une réflexion générale sur l’enjeu du film documentaire et, plus particulièrement concernant ce film, sur le jugement de la réalisatrice et les moyens employés au cours du tournage, de même qu’au montage : « Tu trouves que toute cette manipulation doit être dans ton film ? » lui reproche sa mère, dont le dossier des archives indique « recrutée pour patriotisme ». Entre le retour au passé, les interprétations, le système de délation en cours à cette époque, les images manquantes, les conflits intergénérationnels, la réalisatrice n’est-elle pas elle-même dans une démarche similaire aux méthodes employées par la police secrète ?

Les archives sont utilisées « pour leur puissance romanesque qui ouvre un gouffre à fantasmes sur les mystères d’un régime totalitaire » et sur le rôle avéré ou non des parents de la cinéaste, qui revient en quelque sorte à l’origine de son projet en signalant : « Ce sont des images documentaires qui suscitent la fiction ».
Je vois rouge de Bojina Panayotova est sur les écrans depuis le 24 avril.

Her Job
Film de Nikos Labot (1er mai 2019)

Athènes, de nos jours. une femme au foyer, complètement dévouée à son mari et à ses deux enfants, sait à peine lire. Très jeune, elle a quitté la demeure familiale pour le domicile conjugal, passant d’une domination à une autre. Crise oblige, et pour la première fois de sa vie, elle doit travailler ailleurs qu’à la maison et est confrontée à une autre sorte d’autorité et de soumission, mais il y a aussi l’émancipation…
Rencontre avec le réalisateur et la comédienne la semaine prochaine.