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Samedi 11 décembre 2021
Les Amants sacrifiés de Kiyoshi Kurosawa. Libertad de Clara Roquet. Bad Luck Banging or Loony Porn de Radu Jude. Rose de Clara Roquet. Chère Léa de Jérôme Bonnell. Ham on Rye de Tyler Taormina. Good Bye Mister Wong de Kiyé Simon Luang. Tilo Koto de Sophie Bachelier et Valérie Malek. Un Héros de Asghar Farhadi
Article mis en ligne le 12 décembre 2021

par CP

Les Amants sacrifiés de Kiyoshi Kurosawa (8 décembre 2021)

Libertad de Clara Roquet

Bad Luck Banging or Loony Porn de Radu Jude (15 décembre 2021)

Rose d’Aurélie Saada (8 décembre)

Chère Léa de Jérôme Bonnell (15 décembre 2021)

Ham on Rye de Tyler Taormina (8 décembre 2021)

Good Bye Mister Wong de Kiyé Simon Luang (15 décembre 2021)

Tilo Koto de Sophie Bachelier et Valérie Malek (15 décembre 2021)

Un Héros de Asghar Farhadi (15 décembre 2021)

Commençons par les Amants sacrifiés, le film parle d’un sujet méconnu, celui de l’invasion japonaise de la Chine à partir de 1931, de l’occupation militaire de la Mandchourie, des exactions commises sur la population chinoise et autres attentats provoqués pour justifier les massacres. Une redistribution des cartes politiques et ses frontières qui ont eu des conséquences certaines sur les pratiques fascistes et nazies.
Les Amants sacrifiés de Kiyoshi Kurosawa (8 décembre 2021)

Les Amants sacrifiés est un film exceptionnel à bien des égards, d’une part techniquement, en raison de sa réalisation en 8K qui donne une définition extrêmement élevée de l’image, ce qui a fait dire au réalisateur : « L’image y est si détaillée que les acteurs ne ressemblent pas à des gens qui vivent à l’époque du film : ils ressemblent à des acteurs qui jouent. » D’où un travail de post production pour atténuer le rendu d’une telle résolution. D’autre part pour la collaboration au scénario de Ryusuke Hamaguchi (réalisateur de Drive My Car, Prix du Scénario au Festival de Cannes 2021). Enfin par le sujet abordé, incontestablement tabou, s’agissant de crimes de guerre perpétrés par l’armée japonaise au début des années 1940 contre la population chinoise en Mandchourie.

Ce qui suscite cette interrogation du réalisateur sur le bien-fondé d’une guerre, qu’elle soit de défense ou de conquête, et ses conséquences : « Historiquement, certaines guerres ont été menées au nom de la justice. D’autres n’étaient que des invasions. L’humanité a autant combattu par instinct de survie que par orgueil. Il est déjà difficile de croire que de telles violences aient pu être commises par des hommes politiques et des soldats. Mais ce qui me questionne le plus, c’est la manière dont cette “folie” finit par s’immiscer dans l’âme d’un peuple tout entier. Lui qui n’a pas fait le choix de la guerre et de l’orgueil, ni ne se trouve intimement lié aux hommes qui le gouvernent, comment en vient-il à justifier les massacres, dans une forme de consentement patriotique ? »

Le début de l’histoire se situe à Kobe, en 1940-41, avant l’engagement du Japon dans la Seconde Guerre mondiale auprès de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. Le pays est en pleine fièvre nationaliste et le couple moderne, que forme Yusaku et sa femme Sakoto, refuse cette folie paranoïaque. Yusaku se déclare cosmopolite, curieux des cultures internationales, tant au plan professionnel qu’intellectuel. Et les autorités voient cela d’un très mauvais œil, notamment un ancien soupirant de la jeune femme étant parvenu à un grade élevé dans la hiérarchie des renseignements généraux.
Yusaku commerce la soie et, lorsque l’un de ses acheteurs est arrêté en 1940, suspecté d’espionner pour le compte des Britanniques, il s’insurge contre cette tension grandissante entre le Japon et l’Occident : « c’est un commerçant qui n’a aucun lien avec la politique. Il est là pour acheter de la soie. De l’espionnage ! C’est ridicule ! »

À la suite d’un voyage en Manchourie pendant lequel Yusaku découvre les expériences bactériologiques menées à l’encontre de la population chinoise, inoculée de force par la peste, il rapporte comme preuves un film et les documents de recherche d’un médecin. De là un choix difficile dans cette période où toute remise en question de la stratégie guerrière impériale est jugée une trahison et, indirectement, même s’il veut la protéger, les convictions de Yusaku engage également son épouse. Devant le mutisme de son mari qu’elle ne comprend pas dans un premier temps, notamment concernant son voyage en Mandchourie, Sakoto le soupçonne d’infidélité. Le filet se resserre encore autour du couple avec l’entrée en guerre du Japon et Yusaku lui révèle alors son projet de quitter le Japon avec les documents qu’il a rapporté de son voyage. Une sortie du territoire clandestine très risquée, c’est pourquoi le couple doit voyager séparément.

L’angoisse de la situation avec ses rebondissements et la menace croissante ajoute une tension psychologique. Les comédiens sont excellents, en particulier la comédienne qui interprète à merveille une Sakoto, prise entre l’amour qu’elle porte à son mari, ses doutes et sa peur. Le dernier plan, la course de la jeune femme sur une plage, est particulièrement fort lorsque l’on pense à la fin de la guerre au Japon.

Pour Kiyoshi Kurosawa, réaliser un film historique était une première qui présentait déjà la difficulté de trouver des informations sur les crimes de guerre de l’armée japonaise en Mandchourie ; de même, un film historique comporte des contraintes : « La chronologie et les événements de cette période étant actés, j’ai dû me projeter avec d’autant plus de rigueur dans mon sujet, jusqu’à imaginer les dilemmes intérieurs que devaient éprouver les gens en envisageant leur avenir face à la guerre. Ce n’est pas le même travail que quand on invente un univers de toute pièce, qui n’a pas à être crédible. »
Les Amants sacrifiés de Kiyoshi Kurosawa a obtenu le Lion d’Argent de la Meilleure Mise en scène au Festival de Venise, en 2020. La réalisation renouant avec l’intrigue des plus grands thrillers d’espionnage, le jeu nuancé des interprètes et le travail sur l’image font des Amants sacrifiés un film de genre fascinant à plus d’un titre, qu’il s’agisse du fond ou de la forme. La comparaison de certain.es avec le maître du suspens qu’est Alfred Hitchcock n’est certes pas exagérée.
Les Amants sacrifiés de Kiyoshi Kurosawa à voir au cinéma depuis le 8 décembre.

Le film de Clara Roquet, Libertad, devait sortir en salles le 8 décembre, comme nous l’avions annoncé. En Espagne, le film est sorti en novembre. Mais, en ce moment, les changements de dates de sortie en salles et les annulations sont choses courantes, du fait de l’embouteillage provoqué par la fermeture des salles durant le confinement. Du coup, les films d’auteur.es, les premiers films, qui ne bénéficient pas d’un budget important pour leur promotion comme les grosses productions, ou d’un nombre suffisant de salles, sont décalés et parfois quelque peu sacrifiés, et c’est vraiment regrettable. Pour cette raison, nous avons décidé de diffuser l’entretien choral accordé par la jeune scénariste et réalisatrice, Clara Roquet, pendant le festival international du cinéma méditerranéen, en octobre dernier, où son premier long métrage, Libertad, faisait partie des dix films sélectionnés pour la compétition du CINEMED.
Libertad de Clara Roquet

Inspiré en partie de son court métrage, L’Adieu, Clara Roquet aborde dans son premier long métrage, Libertad, un phénomène qui prend une certaine ampleur en Espagne, l’immigration d’une main d’œuvre féminine venant d’Amérique latine pour prendre soin de personnes âgées. Cela concerne la bourgeoisie qui peut se permettre d’avoir une aide soignante à demeure et implique d’emblée une différence de classes, les jeunes femmes venant de Colombie, de Bolivie, ou d’ailleurs, étant dépendantes de ces familles riches et ayant abandonné leur famille au pays, notamment leurs enfants.

Durant un été sur la Costa Brava, lieu traditionnel de villégiature de la bourgeoisie catalane, une jeune colombienne retrouve sa mère après dix ans de séparation, celle-ci prenant soin d’une femme atteinte d’Alzheimer. À cette occasion, Libertad fait la connaissance de Nora, petite fille de la malade. Nora a 15 ans, Libertad est plus mature, même si elle n’est guère plus âgée, elles nouent très vite une amitié qui bouleverse leur vie adolescente. Toutes les deux sont issues de milieux et de cultures différentes. De plus, lorsque la mère de Nora prend conscience de l’influence de Libertad sur sa fille, elle s’empresse de la remettre à sa place, c’est la fille de la domestique.

Le film de Clara Roquet traite en fait de plusieurs sujets, celui de l’immigration et du fossé créé par la séparation mère / fille, de l’adolescence et de l’éveil du désir, de la prise de conscience des différences sociales, de l’éclatement de familles traditionnelles, enfin de la transformation d’une ville balnéaire réservée à une classe privilégiée en un espace destiné au tourisme de masse.

Bad Luck Banging or Loony Porn de Radu Jude (15 décembre 2021)

Comment définir l’obscénité et qu’est-ce qui est réellement obscène ?
Le nouveau film de Radu Jude pose à sa manière, peut-être parfois outrée, ces questions essentielles dans une société où les repères sont conservateurs — le backlash est passé par là — et sacrément amoraux, malgré l’éthique très souvent invoquée… ouais, mais une éthique à géométrie variable.

Trois parties pour ce film, dont le prologue est une séquence de film de cul montrant les ébats d’un couple, c’est mal filmé et un peu long… Mais attendez… ça n’a rien à voir avec le clin d’œil voyeur concernant ce genre de film. Bien au contraire puisqu’en fait c’est l’objet du délit, qui lance l’opprobre et aborde de front la question de l’obscénité. Parce que la séquence est, par inadvertance ou pas (?) balancée sur internet. Une scène de porno privé fuitant sur les réseaux sociaux, qui s’en régalent, on imagine les commentaires et autres forums, d’autant que la femme protagoniste du film porno est prof dans un lycée. Et voilà que les parents d’élèves s’en mêlent, alertent la directrice et exigent une réunion d’urgence pour juger du méfait… Bref, la prof risque de perdre son job, rien moins que ça !

La seconde partie du film est une longue déambulation dans la ville en compagnie d’Emi (la professeure), qui tente en vain de faire supprimer le film d’internet. Une déambulation qui laisse entrevoir, par touches et par mouvements de caméra, que ce qui est indécent est sans doute plus manifeste et choquant ailleurs que dans ce genre séquence privée. Si le fait de montrer une scène sexuelle, sexe en érection et fellation oblige, qu’en est-il des images proposées au public de tous les âges sur les murs de la ville, dans les magazines, à la télé ? Depuis les publicités suggestives et grossières aux sex shops, des messages politiques accrocheurs et mensongers aux insultes sexistes et racistes qui fusent de tous côtés, sans parler de la misère criante côtoyant la richesse étalée avec des limousines « prestige » ou des voitures 4x4 ridiculement surélevées… qu’est-ce qui est réellement obscène ? Et je passe sur les ruines et les squats insalubres à quelques encablures du palais présidentiel de l’autocrate Ceauscu, symbole d’un culte exacerbé de la personnalité, de même que l’étalage d’un libéralisme parvenu, qui pourtant ne semble pas étonner ou choquer qui que ce soit.

La troisième partie se situe en pleine réunion — tendue et revancharde — des parents d’élèves qui se lâchent littéralement avec des remarques odieuses, évidemment sur les fesses et les pratiques d’Emi, mais outre les commentaires graveleux, tout aussi obscènes fusent des insinuations ouvertes sur son enseignement, à savoir qu’Emin porte non seulement atteinte à la réputation de l’école et, de plus, — oh sacrilège ! — qu’elle entache le roman national, qui nie en général toute complicité avec les nazis et toute implication dans les massacres des populations roms et juives durant la Seconde Guerre mondiale. Le déni a la peau dure ! Mais peut-être Emi est-elle juive… lance quelqu’un dans l’assemblée, pour conclure qu’elle est dangereuse et doit démissionner. Déterminée, Emi fait face à toutes les accusations en apportant des arguments littéraires, historiques et en soulignant qu’aucune plaine sur son enseignement n’a jamais été émise auparavant. La réunion s’envenime néanmoins et, malgré les tentatives de la directrice de calmer le jeu, la tension monte de plusieurs crans et le racisme bat tous les records. Il y a un vote avec des invectives, des menaces et des insultes… Mais là, je n’en dirai pas plus, sinon que le réalisateur offre trois dénouements… À vous de choisir !

Comment définir ce film de Radu Jude, réalisateur provocateur si l’on songe à son formidable film Peu importe si l’histoire nous considère comme des barbares, est-ce une charge au vitriol contre le roman national et ses dénis ? Une comédie satirique et grinçante ? Certes, toutefois l’idée de « confronter deux types d’obscénité, et s’apercevoir que celle soi-disant à l’œuvre dans la vidéo porno d’ouverture n’est rien en comparaison à d’autres situations » quotidiennes, ordinaires auxquelles on ne prête pas la moindre attention, cette idée est fortement subversive et dérangeante. «  Le récit lui-même [déclare Radu Jude] a un sens plus profond si nous le voyons dans un contexte historique, sociétal et politique. » Le public est en effet invité à « comparer l’obscénité d’une banale vidéo pornographique amateur à celle qui nous entoure et que nous retrouvons dans l’Histoire récente. »

Vaste sujet de réflexion avec toute la complexité apportée par l’image voilée, ou subliminale, ou dévoilée… Esquisse inachevée d’un cinéma populaire ? Ce n’est pas un hasard si une chanson de Bobby Lapointe rythme les trois étapes du film. Le film de Radu Jude, dans tous les cas, est détonant et décapant…
Bad Luck Banging or Loony Porn de Radu Jude est en salles le 15 décembre.

Après Bad Luck Banging or Loony Porn de Radu Jude et deux chansons : Vulgaire de Michel Bühler et Marcelle de Bobby Lapointe, je voudrais signaler un film de 1983, sorti en copie restaurée, Variety de Bette Gordon. Le film se passe à New York, où une jeune fille qui cherche du boulot se fait engager comme ouvreuse dans un cinéma porno de Times Square. Elle est peu à peu fascinée par le monde du porno et observe les spectateurs. De ce fait, elle inverse les stéréotypes concernant le désir féminin et sa représentation, puisqu’elle est le voyeur ou plutôt la voyeuse.
« En 1984, le film s’est inscrit dans un contexte de débats féministes sur la pornographie. Certaines la considéraient comme tabou et abusive, d’autres voulaient l’explorer, lever la censure pour y examiner le plaisir et le désir féminin. » Au delà du débat, ce qui paraît le plus intéressant à Bette Gordon, c’est explorer « la relation entre désir et représentation. Les questions posées par le fantasme et le plaisir féminin sont essentiels pour commencer une réflexion. » La fin du film laissée ouverte n’apporte évidemment pas de réponse, mais un questionnement.
Le film d’Aurélie Saada, Rose, sur les écrans depuis le 8 décembre, s’attache aussi à questionner le désir féminin à travers le personnage de Rose et son émancipation.

Rose d’Aurélie Saada (8 décembre)

Rose est une «  femme d’un certain âge », selon la formule généralement employée pour décrire une femme de presque 80 ans et pour signifier qu’elle a dépassé le temps de vivre à sa guise. Rose, qui a toujours été choyée et protégée, vient de perdre son compagnon et elle est bouleversée. Ses enfants la couvent un peu et voudraient bien la voir jouer le rôle que l’on attend d’elle. Mais Rose n’en a pas l’intention et décide soudain de s’affranchir du cocon familial, de sortir, de faire nouvelles rencontres.

«  Raconter l’histoire de Rose m’a permis d’aborder un sujet qui me poursuit depuis toujours [explique Aurélie Saada], celui de notre péremption. Toute la vie, nous [les femmes] sommes sans cesse dans l’obligation de nous confronter à notre âge, au temps qui passe et nous “empêche”, ce qui se traduit par des contraintes... liberticides. » Et oui — bien vu Aurélie — pas question de déroger au comportement attribué en société aux femmes, et celle qui « réalise qu’elle n’est pas juste une mère, une grand- mère, et une veuve, mais qu’elle est une femme aussi, et qu’elle a le droit d’en jouir et de désirer jusqu’au bout de la vie » est une rebelle.

Françoise Fabian interprète cette femme, Rose, avec brio, candeur, humour et dame le pion à ses enfants qui, sous prétexte de s’inquiéter pour elle, veulent surtout diriger sa vie, enfin ce qu’il en reste, et se montrent quelque peu réactionnaires. Pourtant, remarque la réalisatrice, une femme « porte en elle des choses si complexes et contraires. J’aime penser qu’on a le droit d’être à la fois la maquillée et la démaquillée, la profonde et la légère, la maman et la putain, le viril et le féminin, et tant d’autres encore. La voix des femmes perturbe, la liberté des femmes perturbe, alors celle des grands-mères et des veuves, n’en parlons pas ! »
Mais si parlons-en justement, puisque nous avons rencontré Aurélie Saada à Montpellier, au festival international du cinéma méditerranéen, alors que son film était projeté en avant première. Un film certainement gouteux car on ne cesse d’y manger ; toutefois, le point important du film est cette envie de la réalisatrice de sortir des cases et des codes imposés aux femmes…
Rose d’Aurélie Saada est actuellement au cinéma…
Rencontre avec Aurélie Saada et l’un des interprètes, Grégory Bonnell, au CINEMED…
Musiques : Shem Tov Levy, Circles of Dreams et Asaf Adivan, Little Parcels of an Endless Time.

Chère Léa de Jérôme Bonnell (15 décembre 2021)

Dans un même élan intimiste, un film de Jérôme Bonell, Chère Léa, au cinéma le 15 décembre.
C’est l’histoire d’un mec, la quarantaine paumée, qui se réveille après une cuite dans un endroit improbable. Et soudain, au petit matin, il décide d’aller surprendre une ex petite amie avec des croissants. La rencontre est pathétique, entre attirance et lassitude, tout devrait s’arrêter là puisqu’il a récupéré les quelques affaires laissées sur place. Mais une fois dans la rue, voilà que Jonas, c’est son nom, ne l’entend pas comme ça. Il s’installe dans un café en face de l’immeuble de Léa — pour surveiller ses allées et venues ? C’est pas clair… —, et il commence alors à lui écrire une très longue lettre. Pour recoller les morceaux d’une aventure… effacer les malentendus et l’impression d’être passé à côté d’une belle histoire… Rien n’est dit et l’on peut tout imaginer, comme d’ailleurs le patron du café qui observe Jonas depuis un long moment. Parce qu’un homme qui ne cesse de répéter « j’ai rendez-vous, je dois partir », mais chaque fois reste sur place sous un prétexte quelconque, c’est à la fois commun et pas ordinaire. Très agité Jonas, il semble d’ailleurs tout aussi dépassé dans son boulot, sa paternité et sa vie affective… Il donne l’impression d’avoir loupé le coche et d’être passé à côté de sa vie, comme le remarque le patron du café.

Et voilà un autre film qui se passe dans un café, le prochain c’est Next Door de Daniel Brühl (au cinéma le 29 décembre)… Le lieu se prête en effet à faire graviter autour des protagonistes des personnages secondaires, qui du coup, ne le sont plus dans le huis clos du café, avec pour trame de l’histoire : l’unité de temps. Le café comme personnage, c’est bien trouvé après en avoir été longtemps privé.es pour cause de pandémie… juste retour des choses… Toujours est-il que le café, le bistrot est un espace intéressant pour mettre en scène la vie. Le réalisateur met en scène des « personnages [qui] disent tous peu ou prou le manque d’amour. C’est le hors-champ de la grande ville : une espèce de circulation de la solitude ou de l’entente impossible entre les êtres […] comme la jeune femme qui écoute le mec radin au café ».

Si Chère Léa peut se résumer à la phrase : « C’est pas la gloire d’être un homme », le personnage de Jonas permet d’« interroger la fragilité du masculin, l’insupportable indécision des hommes, trop peu traitée au cinéma, à part, peut-être, par Truffaut dans La Peau Douce... Mon personnage [ajoute le réalisateur] met mille ans à quitter sa femme, mille ans à revenir vers sa maîtresse, mille ans à se séparer d’un associé véreux. C’est l’histoire d’un homme qui fait tout trop tard... » D’où sans doute le titre et cette longue lettre à Léa… ou bien l’adresse-t-il à lui-même ? C’est ce que semble lui dire l’un des personnages, Loubna, une femme libre et spontanée, qui l’amène à se poser des questions.
Finalement, la vie continue avec ses surprises, ses rebondissements, les projections absurdes que l’on peut faire sur les situations, les malentendus, que le patron du café — figure tutélaire magistralement interprétée par Grégory Gadebois — répète à Jonas, trop impulsif, qui sans réfléchir, se prend souvent les pieds dans le tapis de son inconséquence. Grégory Gadebois est au centre du film, c’est en fait le sage, le coryphée de l’histoire, celui qui joue sans jouer, avec un charisme rare, à la manière de Michel Simon.
Chère Léa est une suite de saynètes illustrant le mal vivre d’une classe moyenne dans une société compartimentée… manufacturée.
Au cinéma le 15 décembre.

Ham on Rye de Tyler Taormina (8 décembre 2021)

Un film à voir pour la description d’une petite ville ordinaire et gentillette des Etats-Unis, enfin c’est le décor. La sortie du week end des ados n’est pas exactement le Dance Floor de la Fièvre du samedi soir, on a changé d’époque. D’un côté, c’est les filles qui se parent de fanfreluches sous l’œil extasié et débile des parents et, de l’autre, des garçons, qui ne pensent qu’à jeter leur gourme… Bref les rôles sont distribués, les destins tout tracés et tout ce petit monde se retrouve traditionnellement chez Monty pour un sandwich Ham on Rye (entendez seigle jambon).

Entre mal bouffe, appareils dentaires, démarches outrées pour montrer qu’on en a, minauderies et slows langoureux, Haley est la seule qui n’est pas choisie pour danser — il en faut bien une qui soit rejetée. L’adolescente mal à l’aise déambule dans la petite ville, cherche à joindre ses copines qui la lâchent et ne répondent pas à ses appels… N’est-elle pas celle qui rompt avec les conventions ?

À quoi rêvent les jeunes filles ? À plaire sans doute. Pour les garçons, leur fantasme, c’est de baiser… Sous le vernis du machisme ordinaire et la violence du vide, couve l’angoisse… Dans la ville, quelques rebelles sans cause, dont Sloan qui prépare les fameux sandwiches, tournent en voiture en buvant de la bière et en s’ennuyant ferme. Le ridicule et l’envie de détruire, le climat oppressant, l’agressivité larvée, tout est en place pour un dérapage en règle ou un drame.

Tyler Taormina réussit une peinture satirique de la société états-unienne, coincée entre la télé et les grandes surfaces, entre l’inconscience et la consommation, en décrivant une de ces petites villes conformes au way of life US. On pense à John Waters et à Hair Spray, mais il n’y a pas Divine pour créer une mise à distance et nous faite rire. On est en plein dans une réalité à l’état brut. Un documentaire fiction qui s’ajoute à une vague de films sur le cauchemar états-unien, cauchemar qui commence et se termine dans un parc de loisirs. Clin d’œil à The Amusement Park de George Romero ? Les morts vivants sont là et les zombies de Jim Jarmush aussi : God Bless America !
Ham on Rye de Tyler Taormina à voir depuis le 8 décembre.

Good Bye Mister Wong de Kiyé Simon Luang (15 décembre 2021)

Au nord du Laos, au bord d’un lac, une jeune femme, France, est courtisée par deux hommes bien différents. Sa famille est propriétaire d’un bateau traditionnel qui fait la navette sur le lac. Or l’un des prétendants, Mister Wong, est un homme d’affaires dont le projet est de créer un service de bateaux de luxe qui condamne, à terme, les petits bateaux, et ainsi attirer le tourisme.

France entend bien rester indépendante et ne tient pas à voir le lac devenir un lieu de villégiature pour des touristes. Le lac est la vie pour la population qui y demeure et alentour. Dans Good Bye Mister Wong, il y a d’une part une lutte pour l’environnement et, d’autre part, la résistance aux investissements étrangers. Le film narre également les destins croisés de France et d’un français, Hugo, à la recherche de sa femme qui l’a quitté un an plus tôt. Le choix de vie est aussi un enjeu important dans le film, notamment pour Hugo qui devra abandonner son comportement d’Occidental, prendre le temps, afin de retrouver sa compagne qui met certaines conditions pour à nouveau l’accepter.
Good Bye Mister Wong est un très joli film sur l’émancipation des femmes, la prise en mains de leur choix de vie et la défense de la nature. Au cinéma le 15 décembre.

Tilo Koto de Sophie Bachelier et Valérie Malek (15 décembre 2021)

Alors qu’elles sont en repérage en Tunisie, les deux réalisatrices rencontre Yancouba Badji «  dans un quartier excentré de Médenine, [où se trouve] un immeuble de quatre étages [qui] accueille près de 300 “migrants vulnérables” [vivant] entre des couloirs sombres et des chambres exiguës. La plupart d’entre eux ont été récupérés en détresse par la marine tunisienne, après avoir tenté la traversée de la Méditerranée depuis les côtes libyennes. Tous sont animés par une même volonté : rejoindre l’Europe. [Ils] décrivent les réalités économiques de leurs pays, la mauvaise gouvernance de leurs dirigeants, la corruption, les difficultés rencontrées pour obtenir un visa et leur décision de prendre la route pour subvenir aux besoins de leurs familles. » Tous et toutes ont été victimes de rackets organisés, de tortures, d’esclavage et veulent témoigner des trafics d’êtres humains sur les routes d’Afrique et en Libye. Une traite internationale connue par les autorités internationales qui sévit ouvertement. La rencontre entre Yancouba Badji et les réalisatrices va influencer la direction du film comme la décision de Badji de ne plus tenter la traversée de la mort.

Yancouba Badji vient de Casamance. Il travaillait en Gambie lorsqu’il a du fuir en catastrophe le pays, menacé par les escadrons de la mort. Après un périple dangereux, il se retrouve en Libye où il vit neuf mois d’horreur, dans les camps de rétention ou en prison... Il est vendu et contraint d’enterrer les corps de ses camarades torturés, s’échappe en tentant quatre fois la traversée de la Méditerranée vers l’Italie. La quatrième fois, en 2017, le zodiac est récupéré par la marine tunisienne avec 125 autres passagers à bord, dont Rose-Marie, qui ne survit pas aux sévices subis en Libye et décède dans leur embarcation de fortune. Yancouba Badji va rester quatre mois dans sa chambre, vivant en reclus, terrifié à l’idée de sortir.

Le voyage vers l’Europe s’interrompt alors, après un an et demi sur les routes où il a côtoyé la détresse et la mort à maintes reprises. Tilo Koto, c’est son histoire personnelle et l’histoire collective de ces hommes et de ces femmes qui bravent l’horreur pour fuir les violences politiques, la destruction du climat et la misère. Par la peinture, Yancouba Badji transcende ce qu’il a vécu et témoigne de ce qu’il a vu : « La peinture était pour moi une manière de faire comprendre ce que je n’avais plus la force de dire avec des mots. » Et « lorsque Sophie […] est revenue nous filmer, moi et mes pinceaux, j’ai pris ma décision : il était temps de rentrer en Casamance et de cesser ce voyage absurde. Le retour s’est organisé avec l’OIM (Organisation internationale pour les migrations). La volonté de rentrer au pays vient du film. J’ai été interviewé, j’ai raconté, j’ai été écouté, j’ai réfléchi... L’urgence pour moi a été de transmettre à mes frères encore au pays les atrocités que j’avais vécues. Je ne voulais pas qu’ils tombent dans les mêmes pièges de cette traite internationale. »

« On ne peut pas accueillir la misère du monde », proclament les politiques, faut-il pour autant être complices de cette traite internationale et l’encourager par des lois scélérates ? Bien au delà de ses qualités artistiques indéniables, les peintures de Yancouba Badji sont des « outils » extraordinaires de lutte contre l’insupportable et l’inacceptable.
Tilo Koto (sous le soleil) au cinéma le 15 décembre.
Musique d’Ali Farka Touré.
Une exposition des œuvres de Yancouba Badji aura lieu à partir du 22 décembre.

Un Héros de Asghar Farhadi (15 décembre 2021)

L’histoire se déroule à Shiraz en raison « de nombreux vestiges historiques, des traces importantes, glorieuses de l’identité iranienne. La raison principale du choix de cette ville est la spécificité de l’intrigue et la caractérisation des personnages. Mais, [explique Asghar Farhadi] il y a une raison secondaire qui était mon souhait de prendre de la distance avec le tumulte de Téhéran. »

Emprisonné en raison d’une dette, Rahim a l’intention de tenter de fléchir son créancier pour qu’il retire sa plainte. Et c’est lors d’une permission de deux jours, qu’il compte sur l’aide de son beau-frère pour l’aider à le convaincre. Ce dernier travaille sur les tombeaux des héros légendaires, et Rahim, dès sa sortie, monte le rejoindre sur les échafaudages qui couvre une partie des bas reliefs à restaurer, ce qui donne à penser quel est le sens de l’héroïsation. Rahim est-il une sorte de héros ordinaire d’aujourd’hui avec ses deals, ses doutes, ses tentatives de bien faire et son éternel sourire ?

Comme dans de nombreux films de Farhadi, les rebondissements sont nombreux, tout d’abord l’homme qui lui a prêté cet argent est son ex beau-père, qui lui reproche son manque de parole et son inconséquence.
Par ailleurs, il y a ce sac trouvé par la femme qu’il aime, un sac contenant de l’or qui lui permettrait d’éponger une partie de sa dette. Rahim cependant a quelques hésitations, peut-être des remords de provoquer un drame pour celle a perdu son sac. Et il a l’idée de déclarer la découverte du sac en s’attribuant le geste, ce qui fait de lui une sorte de héros contemporain…
Cette décision va déclencher l’étonnement, voire l’admiration de certains et c’est l’engrenage des mensonges et des manipulations qui se succèdent…

L’ambiguïté de Brahim est troublante, car il s’embarque dans une procédure dont on a du mal à imaginer qu’il en soit conscient. Se greffent là-dessus le rôle des réseaux sociaux qui encensent et mettent les personnes sur un piédestal pour les détruire ensuite. Le personnage du fils adolescent, qui est bègue, est certainement le plus touchant dans la confiance qu’il voue à son père, il est limpide en comparaison de Rahim qui paraît le plus souvent noyé dans ses contradictions. Le film, s’il n’a pas la puissance critique de la Séparation ou du Client, aborde cependant les problèmes de la société iranienne, son système carcéral et la peine de mort, et peut-être ce qui est le plus important l’univers familial.
Un Héros de Asghar Farhadi est en salles le 15 décembre.