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Samedi 7 janvier 2023
Panique à l’université Rectitude politique, Wokes et autres menaces imaginaires de Francis Dupuis-Déri. Ceux de la nuit de Sarah Léonor. Rewind and Play d’Alain Gomis
Article mis en ligne le 7 janvier 2023
dernière modification le 31 décembre 2022

par CP

Panique à l’université
Rectitude politique, Wokes et autres menaces imaginaires

Francis Dupuis-Déri (LUX éditions)

Entretien avec Francis Dupuis-Déri

Ceux de la nuit
Film de Sarah Leonor (11 janvier 2023)

Rewind and Play
Film d’Alain Gomis (11 janvier 2023)

Panique à l’université
Rectitude politique, Wokes et autres menaces imaginaires

Francis Dupuis-Déri (LUX éditions)

Entretien avec Francis Dupuis-Déri

« Les polémistes les plus célèbres et même les plus hautes autorités politiques répètent que les campus sont envahis, dominés et détruits par d’effroyables wokes, inconnus il y a un an à peine. Ceux-ci ont remplacé les épouvantables “islamo-gauchistes” ayant pris la place des terrifiants social justice warriors, qui s’étaient substitués aux monstrueux adeptes [du politiquement correct]. Qui sait si on ne ressortira pas bientôt […] les abominables “judéo-bolchéviques” ? »
Les polémistes que Francis Dupuis-Déri étudient dans son livre, n’utilisent pas ces termes dans le but d’encourager la réflexion et de clarifier la pensée. Non, ils les transforment en mots piégés, que les spécialistes de la propagande définissent comme toute expression qui sert à déclencher un sentiment de panique, de répulsion ou de colère à l’égard d’individus et de groupes qu’on veut étiqueter comme dangereux. Ainsi ces termes permettent de critiquer, de dénigrer l’enseignement et la recherche dans certains champs d’études ainsi que les prises de paroles étudiantes, en particulier féministes et antiracistes. Quelques uns des sujets incriminés sont la socialisation et la sexualité, le couple et la famille, la santé, le travail gratuit et salarié, les créations et représentations culturelles et artistiques, les rapports à l’État, les violences sociales, policières et sexistes, les migrations, le colonialisme et le postcolonialisme, le développement international, la guerre et la paix, l’éthique, l’ontologie, l’environnement, etc. Et comme « les paniques morales carburent à l’exagération, à l’hyperbole et à l’outrance pour mieux fabriquer une menace diabolique. L’agitation politique n’en est que plus efficace. »
Étrange coïncidence, en ce moment est affichée sur les kiosques à journaux la couverture du mensuel, L’Incorrect, pour ne pas le nommer, qui parle des wokes et de la perte des valeurs de la France… Cette revue a été fondée pour rapprocher la droite et l’extrême-droite… Et dans une autre revue proche, Valeurs, Philippe de Villiers « dit tout sur le “roman national”, le “wokisme” », etc.…Preuves que le sujet occupait les chantres de la droite réactionnaire pour entretenir la paranoïa ambiante.

Panique à l’université
Rectitude politique, Wokes et autres menaces imaginaires

Francis Dupuis-Déri (LUX éditions)

Entretien avec Francis Dupuis-Déri

La première partie de l’entretien avec Francis Dupuis-Déri a été diffusée en octobre dernier. Le terme wokes, lancé à la manière d’un cri d’alerte par les réactionnaires de service, est divulgué à tout va sans que d’ailleurs ceux et celles qui l’utilisent puissent en donner une signification précise, car il s’agit avant tout d’entretenir un flou alarmiste sur toutes formes de recherches qu’elles soient féministes, antiracistes, anticolonialistes, etc… Sur qui ou sur quoi repose finalement la montée en épingle d’une catastrophe annoncée ? La panique réelle dans l’université au lieu de développement du savoir serait plutôt l’agitation des polémistes pour occuper le plus possible d’espace dans les médias, mais également la bureaucratisation et l’intrusion des entreprises dans l’université.

L’agitation médiatique consiste donc à déformer la réalité et assurer que
l’université est dominée par les études
sur le genre et le racisme, que cette calamité arriverait tout droit des universités outre Atlantique, « contaminées » paraît-il par « des professeurs de la gauche postmoderne » maniant des armes de censure telles que (prenez des notes !) : « islamophobie, transphobie, décolonialisme, capacitisme, spécisme, séparatisme lesbien, notion qu’on pensait disparue depuis l’arrivée des queer dans les années 1990... Ces concepts incarneraient la “médiocrité“ de la pensée “diversitaire”, prétexte facile et régulièrement invoqué pour éviter d’en discuter sérieusement. » Et de brandir en guise de preuve qu’à présent, « un jeune chercheur blanc, prometteur, qui se consacre à publier des articles sérieux n’a plus sa place à l’université ». Drôle d’assertion si l’on examine les chiffres, notamment au Québec : « Les hommes représentent 59 % du corps professoral à temps plein dans les universités publiques et occupent 72 % des postes de titulaires, soit le plus haut échelon professionnel. [Le] salaire moyen est supérieur à celui des collègues femmes, avec des écarts de 20 000 dollars par année sur certains campus. Si la place des femmes dans le corps professoral s’est heureusement élargie en une ou deux générations, il s’agit surtout de femmes blanches et elles se retrouvent plus souvent que leurs collègues masculins à assumer des tâches administratives et à s’occuper émotivement des étudiant·e·s, alors que leurs dossiers d’évaluation sont tendanciellement jugés moins positivement, à valeur égale, que ceux de leurs collègues masculins. » Et en France ? En 2019, le CNRS (Centre national de la recherche scientifique), comptait « 63 % d’hommes et 37 % de femmes. On retrouve 70 % d’hommes directeurs de recherche et 78 % d’hommes directeurs d’unités de recherche. Les femmes sont donc clairement minoritaires au CNRS […]. Dans l’ensemble de l’enseignement universitaire en France, [on compte] 75 % d’hommes dans le corps professoral et 83 % d’hommes à la direction des universités. » Les polémistes-bonimenteurs ont du boulot pour convaincre du contraire, mais ces spécialistes de la rumeur et du mensonge ne sont pas avares en énormités susceptibles de frapper les esprits… D’autant que les affirmations qu’ils délaient dans la presse ne sont guère vérifiées, l’image par exemple du « fabulateur pathologique » pour désigner le prof d’université !
Nous poursuivons donc aujourd’hui cet entretien avec Francis Dupuis-Déri autour de son livre Panique à l’université. Rectitude politique, Wokes et autres menaces imaginaires… en évoquant les origines de cette « mode » de la Novlangue comme moyen de brouiller les pistes de l’analyse, de diffuser de la propagande, dernier terme en date : Wokes… Mais tout d’abord retour aux années 1980-90 et à ce que Francis Dupuis-Déri définit comme un élément important de la manipulation des esprits…

Les musiques qui ont illustré la première partie de l’entretien : How To Walk in Freedom, La Jungle ou le zoo de Jean Ferrat, Ballad of a Thin Man de Bob Dylan, Il est cinq heures, chanson détournée faisant partie de l’album Pour en finir avec le travail, Enfin Bande de cons de Frasiak avec Jérémy Bossone.
Illustrations musicales de la seconde partie : Western Soil. John Lee Hooker, No Shoes. BOF Les Chats persans, Human Jungle. Sushila Raman, Woman.

Ceux de la nuit
Film de Sarah Leonor (11 janvier 2023)

Sarah Léonor filme la montagne, un col — le col de Montgenèvre — emprunté par les éxilé.es, mais sans celles et ceux qui tentent le passage de la frontière franco-italienne, la nuit, en risquant leur vie. Plus de dix mille personnes, hommes, femmes et enfants ont marché dans la montagne, passé le col, des milliers de personnes invisibles et « qu’on ne verra jamais », sauf peut-être en cas de drames ou d’intervention des forces de l’ordre ou des identitaires qui les pourchassent.

En voix off, les textes des solidaires qui les aident. Deux comédiens et une comédienne disent leurs textes, cela donne une narration forte accompagnant des images poétiques de la montagne et des traces, seulement les traces de passage, de fuite, des signes abandonnés, filmés depuis l’aube jusqu’au crépuscule, entre chien et loup.
« J’ai grandi près d’une frontière [explique Sarah Léonor], dans l’est de la France, à 20 kilomètres de la Suisse. […] Enfant quand on se constitue près d’une frontière, on a l’idée qu’il existe, par-delà, autre chose à découvrir : des nourritures, des odeurs, des langues… Je n’ai jamais compris le rejet de l’Autre au prétexte qu’il était différent. À mes yeux, le cinéma signifie passer la frontière, aller voir ailleurs. »
Et c’est ce qu’elle fait, c’est certainement le plus impressionnant dans son film, donner à voir ailleurs, et autrement les milliers d’exilé.es, d’êtres humains, qui passent cette frontière. Victimes des États certes, Sarah Léonor le dit, mais sans les filmer, elle les évoque afin de faire ressentir une réalité plus profonde, plus existentielle dans la nuit de la montagne, le passage.

Sarah Léonor trouve ainsi un nouveau langage cinématographique pour décrire la dimension de l’exil. Les ouvrages d’Élisée Reclus, Histoire d’une montagne et Histoire d’un ruisseau l’ont aidé à « envisager la structure de Ceux de la nuit. Reclus observe ce qu’il trouve lors de ses promenades, en particulier des pierres, dont il explique qu’elles sont toutes différentes mais qu’elles forment ensemble la montagne. Ce sont des textes très poétiques [raconte la réalisatrice]. Je m’en suis inspirée : j’avais devant moi un paysage, je l’ai arpenté, filmé et j’ai glané des éléments qui témoignent du passé lointain, du passé proche, ou du présent de ce territoire. J’ai envisagé la montagne par strates temporelles. J’ai cherché tous azimuts, [par exemple] le film de Pietro Germi, le Chemin de l’espérance, dont la fin se déroule exactement au col de Montgenèvre en 1950 ».
Ceux de la nuit est « un travail de fiction sur une base documentaire », souligne la réalisatrice, qui vient de la fiction et réussit à mêler dans son film les deux genres : « chaque plan est le descriptif d’un lieu, tandis que les voix viennent raconter par bribes une réalité invisible ». Une réalité invisible par laquelle prend forme une prise de conscience implicite et différente de celle que peuvent provoquer des reportages, car l’impression que laisse Ceux de la nuit est plus profonde et plus tenace.
Ceux de la nuit de Sarah Léonor au cinéma le 11 janvier. À voir absolument.

Sur la musique de la bande son du film :
Rewind and Play
Film d’Alain Gomis (11 janvier 2023)

En décembre 1969, Thelonious Monk arrive à Paris pour donner un concert, il est filmé dès son arrivée par la télévision française : quelques paroles échangées à l’aéroport, dans le taxi avec Nellie sa compagne, la déambulation dans la rue, un café, l’œuf dur et son bruit sur le comptoir… Thelonious Monk se retrouve ensuite sur un plateau télé pour enregistrer une émission et c’est l’interview avant son concert.
Le choix d’Alain Gomis de reprendre les rushes filmés à cette occasion est très original, car c’est un matériel brut, sans montage ni trucage qui montre à la fois un Thelonious Monk naturel et un journaliste qui veut lui imposer un rôle et des réponses convenues. Cependant, même s’il répond de bonne grâce, Monk est totalement décalé et n’a qu’une idée : jouer sa musique. Il joue donc au milieu des bruits du plateau, de l’indifférence générale, des questions répétées, remaniées, des essais caméra et des réponses toutes faites supposées venir de lui. C’est la démonstration d’un one to one insipide où les dés sont pipés par avance et qui montre le processus ridicule de l’interview bidonné supposé « vendre » l’artiste et révéler son intimité, mais surtout mettre en lumière le journaliste, sa connaissance de Monk et de sa musique. Les questions et les commentaires sonnent faux, sans intérêt et superficiels.

Dès le générique, Thelonious Monk regarde, étonné, le journaliste dont les paroles se fondent dans sa respiration, et durant tout le tournage, son jeu au piano semble raconter ce qui se passe autour de lui, son incrédulité, sa surprise devant les questions posées :
— Crépuscule avec Nellie. Nellie est votre femme. Vous la connaissez depuis longtemps. Que pouvez-vous dire là-dessus ?
— Nellie est ma femme et la mère de mes enfants.
De toute évidence, Thelonious Monk n’a pas envie de raconter des anecdotes, ni sur sa femme ni sur son piano dans la cuisine… Il est là pour jouer sa musique.
« Ça fait un peu con de répéter la même chose, non ? » demande le journaliste dans un éclair de lucidité… « Allez on recommence ! » Question sur la musique d’avant-garde et le premier concert à Paris, en 1954…
— Je ne comprends pas votre question.
— On peut effacer ça ?
— Je suis venu la première fois en France sans savoir si j’étais populaire ou non. Ma photo était en première page d’un magazine de jazz, mais aucun musicien n’avait été prévu pour m’accompagner et le cachet était très bas. C’est tout ce dont je me souviens.

— On ne garde pas ça, c’est désobligeant. Il vaut mieux ne pas en parler !

Le film d’Alain Gomis montre l’artiste extraordinaire qu’est Thelonious Monk tournant en dérision de manière magistrale la « machine médiatique » de la télévision. Rewind and Play, quand la musique a finalement le dernier mot et donne à entendre tout ce que l’on a envie de connaître et de voir…
Rewind and Play d’Alain Gomis au cinéma le 11 janvier.