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Samedi 21 janvier 2023
Ashkal de Youssef Chebbi. Le Salon de musique de Satyajit Ray. La Famille Asada de Ryota Nakano. Interdit aux chiens et aux Italiens d’Alain Ughetto. Neneh superstar de Ramzi Ben Sliman. La Passagère de Andrzej Munk. Le Nommé Louis Aragon de Louis Janover avec Benjamin Fondane et Jean Malaquais.
Article mis en ligne le 23 janvier 2023

par CP

Ashkal
Film de Youssef Chebbi (25 janvier 2023)

Entretien avec le réalisateur et la comédienne Fatma Oussaifi

Le Salon de musique
Film de Satyajit Ray (version restaurée le 25 janvier 2023)

La Famille Asada
Film de Ryota Nakano (25 janvier 2023)

Interdit aux chiens et aux Italiens
Film d’Alain Ughetto (25 janvier 2023)

Neneh superstar
Film de Ramzi Ben Sliman (25 janvier 2023)

La Passagère
Film de Andrzej Munk (25 janvier 2023)

Le nommé Louis Aragon…
Louis Janover avec Benjamin Fondane et Jean Malaquais (Non lieu)

En compagnie de Louis Janover et Michel Carassou

Ashkal
Film de Youssef Chebbi (25 janvier 2023)

Entretien avec le réalisateur et la comédienne Fatma Oussaifi

Le film prend pour cadre un projet immobilier initié pendant le régime Ben Ali sur le site de Carthage, la ville antique détruite par le feu, tout un quartier fantomatique dont la construction a été abandonnée au moment de la chute du régime. Dans un des bâtiments du quartier, pompeusement baptisé les Jardins de Carthage, deux flics, Fatma et Batal, découvrent le corps calciné de l’un des gardiens du chantier. Rien n’explique le geste qui n’est pas un suicide et il ne semble pas avoir eu d’agression. Ce cas est bientôt suivi par des immolations qui paraissant volontaires, sans que le mystère soit levé sur un geste qui devient récurrent dans le décor troublant du quartier désert aux fenêtres aveugles.

Fatma, la jeune policière cherche à comprendre les raisons de ce qui devient un phénomène tandis que, parallèlement, une commission d’enquête est mise en place pour déterminer les responsabilités de la police dans les exactions durant le régime Ben Ali. Si Fatma, femme indépendante et nouvelle dans la profession, n’est pas concernée, son collègue Batal l’est, il fait partie de cette génération, qui a commis des abus et est mouillé directement ou indirectement dans des actes répréhensibles et la corruption.

Les immolations sans trace de carburant se poursuivent et le seul indice est un jeune homme mystérieux dont le portrait robot ne révèle rien, « il donne le feu » dit un témoin. Le thriller bascule alors dans le fantastique, mis en scène dans un décor graphique et soutenu par une bande son très présente.
Ashkal qui signifie formes, motifs, est construit comme un jeu de pistes dans un décor métaphorique et vertigineux. Fatma est la seule qui semble entrevoir le mystère, ou plutôt elle pressent ce que signifie cette vague d’immolations, des formes qui se fondent dans le feu et sur les murs d’une cité abandonnée.

Cette rencontre avec Youssef Chebbi et Fatma Oussaifi s’est déroulée en octobre dernier, dans le cadre du Festival international du cinéma méditerranéen.

Ashkal de Youssef Chebbi a remporté l’Antigone d’or et deux autres prix au festival CINEMED. Les musiques illustrant l’interview sont extraites du film annonce d’Ashkal et de Wide Oriental March d’Amine Bouhafa.
Ashkal de Youssef Chebbi est sur les écrans 25 janvier 2023.

Le Salon de musique
Film de Satyajit Ray (version restaurée le 25 janvier 2023)

Somptueux et austère, le chef d’œuvre et film culte de Satyajit Ray revient sur grand écran en copie restaurée.

Le Salon de musique est une étude sociale basée sur les différences de castes et de classes en Inde. La fin d’un cycle pour celui qui a perdu son fils, puis sa fortune à la mort de ce dernier et toute sa splendeur passée face à un voisin usurier et nouveau riche. En un sursaut, il décide renouer avec cette magnificence éteinte en invitant les plus grands musiciens et en recréant une fête pour humilier son voisin, alors qu’il est bord du gouffre.

L’acharnement qu’il met à finalement se détruire est à la fois pathétique et génère une admiration triste pour cet homme qui perd tout en raison de sa passion.
L’image en noir et blanc est à couper le souffle, la musique et la danse sont magiques. Une merveille, un chef d’œuvre du cinéma mondial à ne pas manquer.

Le Salon de musique de Satyajit Ray au cinéma le 25 janvier en copie restaurée.

La Famille Asada
Film de Ryota Nakano (25 janvier 2023)

Inspiré par l’histoire du photographe japonais Masashi Asada et par deux de ses livres de photographies, dont les thèmes sont les liens familiaux et le pouvoir imaginaire de la photographie, le film retrace ses débuts, depuis l’adolescence, et son itinéraire créatif. Par la mise en scène photographique, il illustre la représentation de rêves secrets, tout d’abord dans sa famille : son père désirait être pompier, son frère aîné pilote de formule 1 et sa mère s’imagine en épouse de yakuza. Il poursuit cette idée en photographiant des familles tout en faisant appel à leurs souvenirs, ce qui révèle leurs désirs et une intimité qui va bien au delà de la photo elle-même.

Le deuxième album à l’origine du film retrace l’expérience de Masashi Asada au sein d’un groupe de bénévoles, à la suite du tsunami qui a touché l’Est du Japon en mars 2011. Comment pouvait-il aider les gens après une telle catastrophe ? Lorsqu’il rencontre un jeune homme qui s’est donné pour mission de retrouver les albums de famille et les photos enfouies dans les décombres des maisons, il décide de se consacrer à sauvegarder les souvenirs de personnes disparues pour les restituer aux familles ou aux ami.es. Après leur nettoyage, les photos sont exposées pour permettre aux proches de les récupérer, c’est souvent les seules traces restantes de vies anéanties par le cataclysme, photos familiales, d’école, de vacances… Plus de 60 000 photos seront ainsi rendues aux proches en quelques mois.

« L’histoire est structurée de telle sorte qu’on assiste à l’évolution du personnage de Masashi qui, au début du film, ne trouve pas de sens à sa vie et compte en permanence sur sa famille (et en particulier son frère aîné) pour le sortir d’affaire et qui, à la fin, s’accomplit en devenant photographe. Pour exprimer ce changement [explique Ryota Nakano], je voulais commencer par le décrire et le raconter à travers la voix objective de son frère jusqu’à le faire se raconter lui-même, avec ses propres mots, à la fin du film. » Le film a beaucoup d’humour en même temps que des moments très émouvants qui donnent à la photographie une place et une dimension différente dans la société.
La Famille Asada de Ryota Nakano est en salles le 25 janvier 2023.

Interdit aux chiens et aux Italiens
Film d’Alain Ughetto (25 janvier 2023)

Interdit aux chiens et aux Italiens raconte la vie d’une famille italienne pauvre sur plusieurs générations dans le nord de l’Italie. Le récit commence au début du XXe siècle, à Ughettera, berceau de la famille Ughetto où la vie est très difficile. Les paysans sont rançonnés par l’Église et les grands propriétaires, connaissent parfois la famine, ce qui amène les Ughetto à rêver de partir à l’étranger pour bâtir une toute autre vie. Selon la légende familiale, Luigi Ughetto franchit alors les Alpes et entame une nouvelle vie en France, changeant à jamais le destin de sa famille. Des décennies plus tard, son petit-fils raconte l’histoire de la famille qui traverse tout le XXème siècle, la Première Guerre mondiale, le fascisme, la Seconde Guerre mondiale, l’Occupation… À travers le récit personnel de l’épopée familiale, c’est l’histoire de l’immigration qui transparaît, montrant, comme le souligne le réalisateur, « des gens au travail, des gens qui ont construit, en France, nos infrastructures : tunnels, routes, ponts, barrages, des gens qui sans se cacher restent totalement invisibles. » Une situation en écho à aujourd’hui qui témoigne de « comment, à cette époque, on accueillait tous les étrangers ».

Pour construire le film, Alain Ughetto est retourné à Ughettera, il a glané, ramassé tous les objets qui faisaient le quotidien de sa famille, du charbon de bois, des brocolis, des châtaignes... pour composer le décor initial : « les brocolis deviennent des arbres, le charbon de bois fait montagne, les sucres font brique... Au cœur de mon atelier [dit-il], avec Jean-Marc Ogier et son équipe, nous avons reconstruit ce monde disparu. » Et il y a le personnage central de la grand-mère, Cesira, à qui le réalisateur « demande tout ce qu’il aurait aimé savoir, un témoignage du vécu de ces générations de migrants italiens et un hommage à leur courage. Avec poésie, le film confère à ce récit personnel une dimension universelle. C’est la “mémoire nostalgique” qui relie dans cette œuvre les éléments qui en émergent, du foyer originel, petite exploitation agricole à l’ombre du Mont Viso, aux multiples ancrages familiaux éparpillés en Ubaye, dans le Valais, la vallée du Rhône, l’Ariège et la Drôme. Le récit se nourrit des souvenirs de l’aïeule et de traces du passé, photographies ou correspondances. Au cours de cette expérience migratoire, la famille Ughetto a improvisé un nouveau foyer dont la mémoire est le ciment. »

Interdit aux chiens et aux Italiens est une saga familiale en animation, la
chronique d’une famille qui cherche à fuir la misère, comme tant d’autres alors, et aujourd’hui encore, les anonymes, les sans voix… Interdit aux chiens et aux Italiens est un très beau récit de la petite et de la grande histoire où les doigts du réalisateur se mêlent aux marionnettes pour retracer la réalité de l’immigration, « remonter le cours du temps pour lier mémoire intime et évocation historique ».

Interdit aux chiens et aux Italiens est un film témoignage, dans lequel Cesira fait figure de gardienne de la mémoire en créant le lien entre les événements personnels et historiques. Un film original, saisissant sur l’immigration et le courage des familles exilées.

Interdit aux chiens et aux Italiens d’Alain Ughetto est à voir au cinéma à partir du 25 janvier.

Neneh superstar
Film de Ramzi Ben Sliman (25 janvier 2023)

« La danse, notamment la tradition du ballet blanc, est très emblématique d’une uniformité sociale et culturelle, [et sans être le seul domaine où s’exerce cette différence marquée,] la danse caractérise très efficacement la question en exhibant, précisément, le corps comme outil de transmission de valeurs. » Ce constat est sans doute à l’origine du film, du moins au centre de la démarche de Ramzi Ben Sliman : mettre en scène une fillette noire de 12 ans, littéralement habitée par la danse, qui se rêve danseuse étoile à l’opéra. Mais le rêve se heurte à une réalité bien établie, même si l’École de danse représentée dans le film s’ouvre à la diversité. L’entrée de Neneh pose la question de son avenir au sein d’une carrière classique traditionnellement réservée en France à une certaine catégorie privilégiée de la population. « Le sujet du film n’est donc pas de questionner la possibilité de cette ouverture [souligne le réalisateur], mais de montrer comment chacun appréhende cette moderne nouveauté. »

Malgré sa détermination et son potentiel, Neneh va devoir se battre pour être acceptée, d’abord par la directrice de l’établissement, Marianne Belage, et ses camarades. Soutenue par ses parents, Neneh résiste à la discrimination et à la directrice qu’elle admire. L’intérêt du film réside principalement dans l’écho qu’il projette sur la société : « le film regarde notre société au travers de l’École de Danse. » Neneh se révolte parfois, submergée par le sentiment d’injustice, par le fait évident d’inégalité des chances. Des difficultés dont sa mère est consciente et inquiète pour sa fille, qui peuvent la blesser, l’écarter ou, pire, la décourager ; dans ce domaine l’itinéraire des artistes noir.es ou issu.es de la diversité le prouve.

L’interprétation de Oumy Bruni Garrel est sidérante par son naturel et sa connaissance de la danse tant classique que danse de la rue. Elle évolue avec « un vocabulaire de danse contemporaine quand elle est en colère et la rue est son défouloir, dès lors qu’elle se situe en dehors des contraintes
 de l’école. Mais attention [révèle le chorégraphe Mehdi Kerkouche], c’est un défouloir contrôlé, appris, acquis par une danse qui est très technique, et ancrée dans la réalité du quotidien. Ce qui est intéressant, dans la scène finale, c’est qu’elle intègre une gestuelle contemporaine dans un mouvement classique... Là est sa vraie libération... Une bonne chorégraphie filmée doit à la fois émanciper l’acteur [ou l’actrice] et servir le réalisateur... » Pari réussi !

Film sur la danse, film social… ces deux particularités font de Neneh superstar un film touchant, à la fois grand public, et qui génère aussi une réflexion sur la discrimination systémique.
Neneh superstar de Ramzi Ben Sliman au cinéma le 25 janvier 2023.

La Passagère
Film de Andrzej Munk (25 janvier 2023)

Andrzej Munk meurt dans un accident de voiture en 1961, en plein tournage de La Passagère, le film reste donc inachevé jusqu’en 1963, où l’un de ses amis et collaborateur, le réalisateur Witold Lesiewicz, achève le film en montant des photos du tournage avec les scènes déjà tournées. Cela donne un récit reconstruit à la manière d’une enquête sur le passé, qui gagne en réalité, capte sans diversion l’ambiance du camp d’Auschwitz, les rapports entre détenu.es et surveillantes SS, la barbarie très ordinaire. Les voix off sont troublantes, la voix masculine informe sur le filmage et ses circonstances, L’autre voix incarne les souvenirs de Liza, qui avait sous son commandement un bloc de détenues pour la récupération des biens pris aux déporté.es, devenus la propriété du Reich. Une voix qui émerge d’un passé plus ou moins enfoui ou « aménagé » si l’on peut dire, car elle témoigne de la mémoire sélective de Liza.

Après la guerre, lors d’une croisière luxueuse vers l’Europe avec son mari, Liza croit reconnaître une ancienne prisonnière politique du camp d’Auschwitz, Marta, qu’elle croyait morte. Le choc est saisissant, parfaitement traduit par le montage photos cut du visage de la comédienne ; son mari, qui ignore le passé nazi de sa compagne, pose des questions sur les raisons de son comportement. Le passé terrifiant de la barbarie ordinaire, sans doute non assumé, revient par bribes : « c’était la guerre et nous étions des soldats. Pour certain.es, le pouvoir leur est monté à la tête. Moi je faisais juste mon boulot. Je tâchais d’alléger le sort des détenu.es lorsque je pouvais. » Cette femme, Marta, qu’elle pense avoir reconnu à une escale, elle prétend lui avoir sauvé la vie à plusieurs reprises, déjà en la choisissant comme assistante lors d’une arrivée de prisonnières, parce qu’il y avait, dit-elle, dans son visage, « quelque chose d’enfantin qui éveillait la compassion ». Marta devient ainsi son scribe, et lorsqu’elle tombe malade, elle la soigne. Il n’en demeure pas moins que Liza est acquise à la cause nazie, même elle assure que la ruse est plus efficace que la brutalité.

Le récit de Liza se présente d’abord en fragments qu’elle arrange dans le but de se justifier, elle évoque un certain désaccord, mais sans réagir, sur ce qui se passe dans le camp — « j’avais aussi mes moments de faiblesse », dit-elle —, notamment lorsque les enfants juifs sont conduits vers la chambre à gaz, une petite fille s’arrête pour caresser la tête d’un chien, un bébé pleure pendant qu’un soldat met son masque et des gants pour préparer le gaz mortel. La routine du camp de la mort.

Au fur et à mesure de l’histoire de Liza, la réalité transparaît sur sa participation, par exemple lorsque s’instaure un jeu pervers pour contrôler la volonté de Marta, ou bien lors de sa désignation des femmes qui doivent courir nues jusqu’à épuisement dans un cercle formé par des détenues. Ce qui est effrayant dans ce récit, c’est la banalité des faits, des humiliations, des punitions, des tortures, des meurtres, et puis la satisfaction de Liza lorsqu’elle dit avoir « dompté  » Marta. La surveillante SS montre alors son vrai visage ; certes, elle a beaucoup avoué en cherchant à se justifier, mais cette rencontre fortuite, totalement inattendue, — qu’importe qu’elle soit réelle ou imaginaire —, fait rejaillir un épisode de la vie de Liza dont la narration était passée à la trappe de la mémoire. Brève rencontre qui dévoile le rôle d’une femme qui ne remet pas en question les ordres et accepte de les appliquer sans état d’âme pour une promotion… Ce qui est particulièrement fort dans le film, ce sont les arrière-plans, l’horreur sans artifice dans une parfaite banalité. La Passagère développe également une réflexion : « Le souvenir du jeu entre la surveillante et sa protégée n’est-il pas une sorte de défense, de fuite vers une dimension humaine, des motivations humaines, vers la cruauté et le mal propre aux humains ? »

La Passagère, à l’origine récit autobiographique, puis pièce de théâtre, est un film réalisé en deux temps, ce qui en fait un film original dans sa forme, et absolument remarquable sur la barbarie ordinaire. Un très grand film.
La Passagère d’Andrzej Munk est en salles le 25 janvier 2023.

Le nommé Louis Aragon…
Louis Janover avec Benjamin Fondane et Jean Malaquais (éditions Non lieu)

et vive le Guépéou
En compagnie de Louis Janover et Michel Carassou…

« Le moulin de Villeneuve, plus connu sous le nom de la maison Elsa Triolet-Aragon fait sa promotion sur l’autoroute A10. Les automobilistes, qui circulent sur la voie rapide, aperçoivent la demeure mais aussi le visage des deux écrivains sur d’immenses panneaux. On y voit également deux plantes, la rose et le réséda, références au poème emblématique de Louis Aragon. Haut de 6 mètres sur 3 de large, ces équipements, installés de chaque côté de la A 10, ont été inaugurés le mercredi 29 juin 2022 en présence des dirigeants de la société Vinci, le gestionnaire de l’autoroute, de Jean-Jacques Brot, le préfet des Yvelines et de Joséphine Kollmannsberger, la vice-présidente du Conseil départemental déléguée à la culture. Jean-Paul Escande, vice-président de l’association maison Elsa Triolet-Aragon, a insisté sur la pertinence de cette initiative. Ce panneau n’est pas un simple décor, il participe à la diffusion de la littérature. Le but est de donner envie de se rendre sur place pour visiter les lieux et avoir des informations.  »
Telle est la présentation de cette initiative qu’il nous est donné de lire sur Internet. Reconnaissons que cette promotion et ce qu’elle représente dans la société d’informations répond effectivement à ce que fut Aragon, « Grand écrivain pur-sang, gréé pour un long raid-record », dont l’image était bien destinée à se dresser le long d’une autoroute. Aussi, pour mettre en valeur la rose et le réséda, référence symbolique aux écrits de l’écrivain, les placerons-nous dans le vase couleur rouge afin de rappeler que son œuvre a tout entière été dédiée au PC et aux victoires de ce qu’il était convenu d’appeler « communisme » pour justifier la terreur organisée dans la Russie de Staline.
La rose et le réséda dans le vase que le Parti a offert à son poète et sur lequel il a gravé son nom ! Rien ne manquera ainsi au bouquet destiné à inviter les passagers de l’autoroute à se rendre au Moulin enchanté, et nous allons les guider dans la visite de quelques coins mal éclairés !

« Quelques coins mal éclairés » en effet et il y en a pléthore, faits crapuleux passés à a trappe pour ne célébrer que le « grand » poète :

Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
Sur les élus du PC
Sur les discours de Staline
Sur les procès de Moscou
Sur le Parti de Thorez
Il écrit son nom

(Louis Aragon)

Aragon n’a-t-il pas mis tout son génie de poète et d’écrivain, tout son génie de polémiste à célébrer les exploits du parti de Thorez, à chanter la terreur entretenue par les tueurs du Guépéou, à se réjouir du châtiment exemplaire infligé aux traîtres démasqués lors les procès de Moscou ?
Ce rappel historique sur la période de l’histoire où le nommé Aragon indiquait à l’intelligentsia la tâche à suivre demeure nécessaire. On a parlé du siècle d’Aragon. À juste titre, car ce siècle fut celui de tous les mensonges, en politique comme en littérature

Trois textes, trois pamphlets, « trois essais écrits par trois auteurs en des périodes différentes mettent en évidence la continuité dans l’imposture » dont voici quelques extraits qui éclairent sur le processus de déni qui perdure à l’image du roman national fabriqué à la guise du moment…

Les intellectuels ont brouillé la mémoire de telle sorte que rien dans la théorie n’a pu retrouver la lumière des origines, avant que le bolchevisme n’eût inversé tous les mots de l’émancipation. Mais autre chose encore était de s’emparer du langage poétique pour faire naître un sentiment contraire à ce qu’il était censé éveiller. C’est à cet endroit que Louis Aragon écrit son nom et laisse une marque indélébile, unique dans l’histoire. Le temps passe, mais rien ne s’en efface, et Aragon sert rétroactivement son Parti : il redonne à son passé les couleurs de la liberté et le communisme continue ainsi à se lire dans son œuvre, alors qu’elle en est à l’opposé. Ce que le Parti présentait comme tel, et que l’in- fatigable scribe enrubannait de sa fidélité à des prises de position politiques sans équivoques, apparaît alors comme de simples errements, tout au plus des erreurs de parcours que le temps a corrigé. Aragon, poète de la liberté et de la révolution ? C’est grâce à lui, c’est avec lui que le Parti retrouve ses lettres de crédit intellectuel.
De ce point de vue, Aragon est plus actuel que jamais : ce qu’il a représenté, et ce qu’il représente, sert de révélateur pour comprendre le sens d’un mensonge qui touche au cœur du sensible, et nous révèle ce qu’il en est parmi nous. Parler d’Aragon revient le plus souvent à mettre en résonance la réalité de cet artifice qui reste attaché à sa voix, et à remonter dans son œuvre avant même le temps où le Parti exerçait une hégémonie idéologique sans partage grâce au soutien actif de l’intellectuel aux ordres.
Dans les modes d’explication du passé qui s’inscrit aujourd’hui dans la mémoire, c’est toujours du communisme qu’il est question à propos du Parti, avec toutes les formes d’interprétations et de justifications destructrices que porte en elle cette inversion sémantique unique dans l’histoire. Mais pour que le parti exerce cette fascination, avec le réalisme socialiste pour modèle artistique, c’est avant qu’il faut remonter dans la lecture de ceux qui vont mettre leur style au service de la doxa stalinienne..
Avec le temps tout va, mais rien ne s’en va, et le vrai men- songe, distillé par Louis Aragon et ceux qui l’ont suivi, reste partout présent et témoigne d’une vérité que le récit de leur histoire s’efforce de recouvrir du voile littéraire.
Communisme, révolution, émancipation — je lis les mots, mais il nous faut encore et toujours s’interroger sur ceux qui les prononcent, et qui se sont fait un métier de les employer à contre-sens. C’est à la naissance du surréalisme qu’il faut rechercher l’esprit de révolte qui ne s’est pas encore défini par une œuvre théorique nettement délimitée. Qui suis-je, semble-t-il dire ! Que ne suis-je pas, se répond-t-il ! Alors que rien n’était encore fixé, la révolte cherchait le chemin pour atteindre un but toujours en suspens dans les rap- ports entre les différents mouvements, le surréalisme s’est alors posé les véritables problèmes.

Le sacre d’Aragon, c’était le plus sûr moyen de montrer que le surréalisme pouvait mener aux plus hautes destinées à condition d’en sortir. On veut bien concéder que le personnage a eu ses faiblesses sur le plan moral et politique. Mais loin de le rapetisser, elles le rendraient plus grand encore, puisque plus proche des siens. Rien d’étonnant que cette figure tutélaire de la duplicité ait exercé sur eux une telle fascination : en lui fournissant des excuses, en trouvant humain, trop humain son inhumanité même, ils s’accordent l’absolution. Et surtout, ils ont appris à son école où était le centre de gravité de leur milieu, et comment contourner les billevesées de la révolution surréaliste sur la poésie sans perdre les acquis littéraires et artistiques de l’avant-garde.
Le roman permettait précisément de s’approprier le contenu de ces expériences en les détachant du critère de vérité éthique que les surréalistes y avaient introduit. Il est le symbole d’un genre sans lequel la gent littéraire ne saurait subsister, dans tous les sens du terme. Quelles que soient les spécialités des uns et des autres, et leurs divergences, ils tiennent là, et entendent bien ne pas lâcher, un espace culturel ouvert à leurs minuscules escapades, où chacun peut promener son image narcissique à longueur de pages sans craindre les accidents de parcours.
Aragon était l’homme du roman par excellence — le seul monde où il pouvait habiller des personnages à ses mesures, leur infuser sa sensibilité factice et leur faire endosser ses idéaux contrefaits. Et le milieu littéraire, en échange du plein emploi de ses talents, a volontiers passé l’éponge sur son ardoise stalinienne. La politique dans ce domaine ne fait rien à l’affaire, surtout quand il s’agit d’une si grosse affaire ! Rien n’est irréparable dès lors qu’on respecte le pré carré du voisin. Rien ne va plus quand on menace de renverser la gamelle en mettant les pieds dans le plat.
On aurait passé à Breton bien d’autres écarts, s’il avait consenti à épargner le jeu de rôles préféré de l’intelligentsia. Les hymnes aragoniens à la Guépéou et à Thorez, ça passe, la mise en cause du roman, ça casse ! Car à brouiller ainsi les cartes, au mépris de « la grande nostalgie des professeurs d’histoire littéraire », Breton était sûr de léser les intérêts d’un genre bien doté et de nourrir des haines de longue portée. Dès les premières pages du
Manifeste, il fustigeait une certaine attitude réaliste qui s’appliquait « à flatter l’opinion dans ses goûts les plus bas ». Il en arrivait à l’idée qu’une « conséquence plaisante de cet état de choses, en littérature par exemple, est l’abondance des romans ». Et de suggérer à son tour de tordre le cou à cette éloquence convenue. Il aurait suffi, comme Valéry en avait exprimé l’intention, de « réunir en anthologie un aussi grand nombre possible de débuts de romans » pour faire apparaître l’insanité de cet exercice de style, où les descriptions prennent l’allure de « super- position d’images de catalogue », de « cartes postales ».
Le même constat désolant s’impose aujourd’hui, à ceci près : tous les procédés de l’avant-garde, toutes les découvertes de la psychanalyse, toutes les combinatoires possibles de situations ont permis d’aérer le roman qui respire désormais l’air du temps sans que rien de son dispositif interne et de sa finalité ne s’en trouve modifié. Il se déploie simplement dans toutes les directions imaginables, si bien qu’il se produit suffisamment de catalogues bourrés d’images et de cartes postales pour satisfaire tous les goûts. Avec les formes nouvelles, les auteurs ont pu franchir tous les degrés de l’exhibitionnisme, de la violence, du réalisme sordide déguisé en critique sociale.

Le professionnel du patriotisme, lui, est de complexion toute différente. Il n’a rien des bienheureuses certitudes du dindon, rien non plus de ses suffisances. Encore que gloussant haut et fort, encore que ne méprisant aucune note de la misérable gamme oratoire des démagogues de cirque, il ne souffre pas d’occlusion intestinale : il est conscient de placer une marchandise et en connaît le juste prix. L’un — relativement ancien — remonte aux guerres de libération nationale du dernier siècle, il conjugue et décline patrie-patra à tort et à travers — et en meurt asphyxié ; l’autre — produit de la veille puise ses accents dans la décadence de l’idée nationale, il y met du style et de la guirlande — et n’en meurt point. Semblable au mangeur de curés qui sur ses vieux jours change en pilier de sacristie, au jeune anarchiste qui en se mariant devient un modèle de petit bourgeois, le professionnel, au départ, n’avait que dégoût pour ce que par la suite il mâchera à pleines babines avides. La ressemblance, cependant, n’est qu’apparente. Le ci-devant athée, le jeune réfractaire, le non-comformiste en un mot qui finit par rejoindre la grande armée des béni-oui-oui, succombe à l’implacable poids des coercitions sociales ; il a subi une sorte d’évolution à l’envers et s’est liquéfié sous la dissolvante emprise des normes bourgeoises. Par contre, le spécialiste de la patrie, celui du moins dont dans ces lignes j’entends dessiner la figure, est — en règle presque absolue — un transfuge conscient et organisé. Mais ce qui réellement le différencie du patriote bêlant, c’est que les amours de celui-ci sont ancrées à son sol natal, inséparables en quelque sorte d’avec son certificat de naissance, il ne jure que Moldavie — si Moldave, Batavie — si Batave, tandis que celui- là, quelle que soit sa terre d’origine, la langue maternelle, ne professe qu’une exclusive passion : celle de la Russie sous Staline. Ce patriote de métier est, de fait, un apatride. Et, étrangement d’ailleurs, parmi les millions d’apatrides de nos jours, il est l’unique phénomène qui paie al1égeance au plus monstrueux des totalitarismes.

Le prototype du patriote professionnel apatride, celui qui a atteint une espèce de grandeur dans le maniement du bénitier stalinien, est le nommé Louis Aragon poète par la grâce des dieux, clarinette par la grâce de saint Joseph ; Louis Aragon, ex-dadalste, ex-surréaliste, ex-auteur du Con d’Irène, du Paysan de Paris, du Traité du Style, ex-lui-même ; Louis Aragon qui écrivait : « ... qu’il me soit permis, ici, chez moi, dans ce livre, de dire à l’armée française que je la conchie » (je cite de mémoire) — qui écrivait comme ça quand il avait du génie ; Louis Aragon qui, tel le barde de service de l’Uzbékistan, s’époumonnait : « Hourra Oural... » — qui s’époumonnait comme ça quand il n’avait plus guère de génie ; Louis Aragon qui, plus cocardier que feu Déroulède, s’égosille de la voix des coqs : « ...Jamais éteint renaissant de sa braise perpétuel brûlot de la patrie » — qui s’égosille comme ça quand, en fait de génie, il lui reste des briques.

Et pour finir, crise sur le gâteau de l’infamie et du grotesque,
Il nous faut un Guépéou , extrait du poème : Prélude au temps des cerises (1931)

Je chante le Guépéou qui se forme
en France à l’heure qu’il est
Je chante le Guépéou nécessaire de France
Je chante les Guépéou, de nulle part et de partout
Je demande un Guépéou pour préparer la fin d’un monde
Demandez un Guépéou pour préparer la fin d’un monde
pour défendre ceux qui sont trahis
pour défendre ceux qui sont toujours trahis
Demandez un Guépéou vous qu’on pille et vous qu’on tue
Demandez un Guépéou
Il vous faut un Guépéou
Vive le Guépéou figure dialectique de l’héroïsme
qu’on peut opposer à cette image imbécile des aviateurs
tenus par les imbéciles pour des héros quand ils se foutent
la gueule par terre
Vive le Guépéou véritable image de la grandeur matérialiste
Vive le Guépéou contre dieu Chiappe et la "Marseillaise"
Vive le Guépéou contre le pape et les poux
Vive le Guépéou contre la résignation des banques
Vive le Guépéou contre les manœuvres de l’Est
Vive le Guépéou contre la famille
Vive le Guépéou contre les lois scélérates
Vive le Guépéou contre le socialisme des assassins du type Caballero Boncour Mac Donald Zœrgibel
Vive le Guépéou contre tous les ennemis du Prolétariat
VIVE LE GUÉPÉOU

Vive le Guépéou contre le pape et les poux
Sidérant d’imbécilité !

BENJAMIN FONDANE (1898-1944), né en Roumanie, mort à Auschwitz, poète et philosophe. poète et philosophe. Nombreux titres aux éditions Non Lieu.
JEAN MALAQUAIS (1908-1998), romancier et essayiste d’origine polonaise et d’expression française, militant antistalinien, prix Renaudot 1939 pour Les Javanais
LOUIS JANOVER, ancien membre du groupe surréaliste, auteur de nombreux ouvrages sur les rapports poésie-politique. Collaborateur de Maximilien Rubel qui a réalisé l’édition des œuvres de Karl Marx dans « La Pléiade ».