Chroniques rebelles
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Samedi 4 février 2023
Tant que le soleil frappe de Philippe Petit. Le Retour des hirondelles de Li Ruijun. Lucy perd son cheval de Claude Schmitz. La Grande magie de Noémie Lvovsky. Astrakan de David Depesseville. Le Sixième enfant de Léopold Legrand. Le petit Nicolas d’Amandine Fredon et Benjamin Massoubre. L‘Expérience Giono, un livre de Jean-Luc Sahagian
Article mis en ligne le 5 février 2023
dernière modification le 22 février 2023

par CP

Tant que le soleil frappe
Film de Philippe Petit (8 février 2023)

Entretien avec le réalisateur

Le Retour des hirondelles
Film de Li Ruijun (8 février 2023)

Lucy perd son cheval
Film de Claude Schmitz (8 février 2023)

La Grande magie
Film de Noémie Lvovsky (8 février 2023)

Astrakan
Film de David Depesseville (8 février 2023)

Le sixième enfant
Film de Léopold Legrand (DVD/BRD 7 février 2023)

Le petit Nicolas
Film d’Amandine Fredon et Benjamin Massoubre (VOD/DVD/BRD 9 février 2023)

Sans filtre
Film de Ruben Östlund. (VOD/DVD/BRD)

L’expérience Giono
de Jean-Luc Sahagian (La Bibliothèque)

Entretien avec Jean-Luc Sahagian

Voici en ce début d’émission la chronique d’un film sorti en DVD/BRD :
Sans filtre de Ruben Östlund.

Palme d’or à Cannes, mais avant tout pamphlet féroce contre la mode, le bling bling, le marketing et le capitalisme, Sans filtre est aussi une illustration sans concession du pouvoir, de ses fondements et de la lutte de classes.
Cela commence avec un casting de mecs, à la parade, pour décrocher une prestation dans la pub, puis c’est la Fashion Week, sur la sellette, Yaya et ses followers. On retrouve le couple de mannequins Carl et Yaya dans un restau chic où il est question de fric — qui paye la note ? —, sur fond de relations homme / femme et des stéréotypes habituels.
Invité sur un yacht pour une croisière de luxe, ce couple de mannequins / influenceurs, s’occupent entre bronzette et photos à poster sur leur blog, en attendant que les client.es fortuné.es de l’odyssée maritime n’arrivent.
Sans filtre dépeint des caricatures du monde de la mode et des nouveaux riches, de la superficialité, de l’indécence, de la servilité… L’équipage est évidemment aux petits soins pour une flopée d’enrichi.es, des marchands d’armes, un russe qui dit vendre de la merde, et d’autres personnes du même acabit, qui s’ennuient fort et font des caprices. Le capitaine, lui, reste dans sa cabine, s’enivre et refuse de jouer le jeu, mais un dîner de gala est programmé, tandis que la météo annonce une tempête durant laquelle finalement tout bascule. De la frime, on passe à la gerbe, et tandis que le capitaine parle marxisme et philosophie politique avec un oligarque russe, un bateau pirate se rapproche et balance une grenade sur le pont :
— oh, une grenade ! dit le couple de marchands d’armes, on dirait que ça vient de chez nousEnd of the story ?!
Pas du tout ! Une poignée de passagers et une partie de l’équipage se retrouvent sur une île déserte, et là les rôles s’inversent, les riches et les influenceurs ne sont bons à rien, des parasites comme d’habitude, mais sans la puissance que leur confère habituellement leurs possessions, alors que la responsable des toilettes, Abigail, est capable de faire du feu et de pêcher…
Le fric et la mode n’ont plus d’importance sur une île à la Robinson Crusoé, le pouvoir change de camp et ce petit monde de privilégié.es est prêt à toutes les compromissions pour quelques crakers ou un morceau de poisson… Une nouvelle hiérarchie est finalement instaurée, Abigail devient le chef de la bande des échoué.es et impose ses règles.
Sans filtre est un film jouissif, à l’humour très corrosif, avec quelques clins d’œil aux Monty Python et une fin ouverte… À vous de choisir !
Sans filtre de Ruben Östlund en DVD /BRD

Tant que le soleil frappe
Film de Philippe Petit (8 février 2023)

Entretien avec le réalisateur

Paysagiste idéaliste, Max travaille sur un projet de jardin utopique dans un quartier populaire au centre de Marseille, un lieu de rencontres, de repos pour prendre des distances avec le rythme de la ville. Le projet enthousiasmant lui tient vraiment à cœur, de même qu’aux gens du quartier, mais cela ne colle pas forcément avec la politique de la ville en matière de construction.
La gentrification a le vent en poupe et place bien évidemment le profit avant la population.
Plusieurs problématiques se croisent et sont évoquées dans le film, la gentrification, l’éradication de la mémoire populaire d’une ville, le rôle de la communication dans le service public, le vedettariat… Enfin se pose l’éternelle question, doit-on faire des concessions pour mener à bien un projet, et sacrifier des convictions et des principes ? Max, remarquablement incarné par Swann Arlaud, est confronté à ce choix.

Cet entretien choral s’est déroulé le 29 octobre 2022, dans le cadre du Festival international du Cinéma méditerranéen, le CINEMED. Et la première question posée à Philippe Petit a concerné le titre du film, Tant que le soleil frappe, et son caractère littéraire.
À la fin de l’entretien, Swann Arlaud fait aussi une réflexion sur le travail de comédien et au rapport avec les réalisatrices et les réalisateurs, notamment à propos d’un film remarquable, Vous ne désirez que moi de Claire Simon.
Mais tout d’abord : pourquoi ce titre et quelles en sont les références ?

Le Retour des hirondelles
Film de Li Ruijun (8 février 2023)

Le film débute sur un mariage arrangé par deux familles entre un homme méprisé et une femme maltraitée. Il est le dernier d’une fratrie, le frère Fer, paysan et quasi analphabète, relégué dans une remise, alors que l’aîné, le frère Or, dirige l’exploitation et le second, le frère Argent, a également un certain statut. Quant à la jeune femme, Guiying, son frère veut s’en débarrasser, depuis l’enfance elle est battue et est devenue incontinente. Mariés à la va vite, le couple est tout d’abord timide, mais peu à peu naît une affection et beaucoup d’attentions vis-à-vis l’un de l’autre. Leur seule richesse, c’est un âne. Quand la famille riche vient faire une demande particulière du frère Fer, celle de prendre son sang, qui est compatible avec celui d’un homme malade de la même famille, Guiying exprime son désaccord, mais son mari accepte, résigné devant cette nouvelle exploitation et n’exige rien en retour. Autour d’eux, la vie rurale se désagrège, quelques vieilles personnes restent, la plupart des maisons sont laissées à l’abandon, et lorsqu’une loi propose aux anciens propriétaires une prime pour la démolition de leur maison, certains reviennent de la ville pour empocher la prime. C’est ainsi que le couple Ma Youtie- Guiying, qui s’était installé dans l’une d’elles, doit déménager et occuper une autre maison. Mais bientôt, la même chose se reproduit, ils doivent partir à nouveau… Et chaque fois le nid d’hirondelles est détruit.

« La terre ne nous méprise pas. Tout vient de la terre », dit Ma Youtie. Démarre alors le chantier de construction de leur propre maison à partir de briques de terre séchée qu’il fabrique. Tous deux travaillent aussi dans les champs, ensemencent, surveillent les semailles… Premières récoltes de blé, maïs, pommes de terre, Guiying prend de l’assurance et aide à la construction avec enthousiasme de leur maison, « je n’aurais jamais imaginé avoir une maison à moi », dit-elle en caressant l’âne. La vie s’écoule au rythme des saisons et d’un travail incessant, une voisine leur donne des œufs qui bientôt deviennent des poussins puis des poules. « Dis-moi comment un paysan peut vivre sans la terre ? dit-il, et promet à sa femme, « cet hiver, après la vente du maïs, je t’achèterai une télé. » Lorsque la maison est terminée, le frère aîné leur propose d’habiter un appartement en ville, la visite est filmée par une équipe de télévision, véritable mise en scène de la pauvreté éradiquée destinée à la gloire des autorités. Mais la réponse de Ma Youtie au journaliste qui lui demande s’il est content n’est pas au diapason : « mais mon âne, mes poulets, mon cochon, où vivront-ils ? »

« Je retourne toujours filmer la terre où je suis né [raconte le réalisateur]. Les deux héros de mon film viennent d’une campagne que les habitants ont désertée. Ils ont tous pris le train pour la ville. […] En Chine, il existe 80 000 écrans de cinéma, mais on y voit rarement des vies semblables à celle de mes deux personnages. Aujourd’hui, alors que nos traditions ancestrales et locales disparaissent au profit d’une urbanisation à marche forcée, je voulais conserver une trace de ces existences rurales et simples, rendre hommage à cette terre qui a nourri mon âme et reste ma principale source d’inspiration. »
Réalisateur, scénariste, monteur et directeur artistique, Li Ruijun a construit la maison avec toute sa famille, « nous avons travaillé comme des paysans, et consacré notre temps à la terre, comme les héros du film. » Son oncle, Wu Renlin, tient le rôle principal et Guiying est incarnée par Hai Qing, l’une des actrices chinoises les plus populaires. Le Retour des hirondelles, dont le titre chinois est Caché dans le pays des cendres et de la fumée, a nécessité 85 jours de tournage sur trois saisons pour respecter le cycle des cultures et des migrations d’oiseaux, mais aussi pour la construction de la maison et le soin des animaux.

Sans visa d’exploitation, malgré sa présentation à Berlin, la sortie du film en Chine est d’abord retardée de plusieurs mois. Plébiscité ensuite par le public durant deux mois, il est retiré des écrans sans autre explication, bien que la censure ait fait modifier la fin.
Le Retour des hirondelles est en effet à contre courant de la propagande officielle chinoise qui déclare que la pauvreté est éradiquée. Ce couple de paysans illustre le contraire, une vie d’exploitation et d’humiliations, tant dans la hiérarchie familiale que dans la société elle-même. Le capitalisme d’État n’a aucune indulgence pour ces personnes simples, qui travaillent la terre, construisent leur maison, remboursent leurs dettes. La dernière séquence est magnifique, Ma Youtie, après avoir vendu ses récoltes, ses animaux, libère son âne, qui, lui aussi soumis, reste sur place : « Tu ne veux pas être libre ? Tu n’en a pas marre d’être exploité ? » Ce seront les seules paroles libérées du film sur une très belle musique de fin, tandis que les deux compagnons d’infortune, l’homme et l’âne, s’éloignent dans les dunes.
Les images du Retour des hirondelles (Return to Dust) sont sublimes et le film est un chef d’œuvre.
Le Retour des hirondelles (Return to Dust) de Li Ruijun à voir au cinéma le 8 février 2023.

Lucy perd son cheval
Film de Claude Schmitz (8 février 2023)

Actrice et mère d’une petite fille, Lucie s’égare quelque peu entre ses différentes vies : celle de mère, celle d’actrice, et bien sûr celles des personnages que son métier l’amène à incarner. « Demain, je vais partir avec mon épée », dit-elle à sa fille. Au matin, elle se réveille chevauchant en armure dans un paysage immense. Elle se repose et son cheval s’en va de son côté ; à son réveil, désemparée, elle part à sa recherche. Dans son errance, elle croise deux autres cavalières, également privées de montures, et les aborde par la question « amie ou ennemie ?  ». Amies ! Des comédiennes dans la même situation, sans cheval, sans rôle, trois chevalières en quête, mais de quoi ? Privées d’aventure, comme Lucie, les personnages s’effacent, les femmes se baignent dans un cours d’eau et parlent de leur vie. Nouveau sommeil, nouvel entracte… On les retrouve, endormies cette fois sur le plateau d’un théâtre sans spectacle, dans tous les cas suspendu tandis que deux techniciens font des essais avec le matériel. Lucie s’éveille et s’écrie : «  étrange, j’étais à l’air libre et maintenant je me retrouve ici ! Il ne faut pas perdre le fil.  »

« J’avais envie d’inventer un portrait de femme [explique le réalisateur]. Par ailleurs, la réalisation de ce film est liée à un concours de circonstances et n’était pas préméditée. Pour une très grande part, il s’est inventé durant son tournage, pour une autre durant les répétitions d’un spectacle que nous avons créé – à Marseille, notamment – juste avant la seconde vague de la pandémie et dont la tournée a été interrompue brutalement. »
De sommeil en sommeil, d’interruption en interruption, le récit se poursuit et les trois femmes deviennent les filles du roi Lear, interprété par un comédien qui passait par là et connaissait le rôle. Le théâtre cherche-t-il son autonomie ? « Quelque chose m’échappe, se dit Lucie intérieurement, il ne faut pas perdre le fil. » Mais le fil de l’histoire, c’est peut-être le message au public… « Pour finir c’est un peu lui qui doit essayer de ne pas perdre le fil. Mais [remarque Claude Schmitz]... c’est moi qui avais peut-être peur de perdre le fil de Lucie alors que tout est assez simple en réalité. »

Il faut choisir les histoires qu’on raconte et finalement, on peut aussi interrompre le cours d’un récit. Fondu au noir… les trois héroïnes retrouvent leurs chevaux et retournent à la rivière. Comment vivre sans une quête au cinéma ou au théâtre ? La petite fille court dans les coulisses : « reviens ! » lui dit Lucie. Alors qu’on entend la phrase ou la sentence : «  le théâtre, c’est de la merde. Il faut juste être là. »
Lucy perd son cheval de Claude Schmitz sort en salles le 8 février 2023.

La Grande magie
Film de Noémie Lvovsky (8 février 2023)

La Grande Magie est à l’origine une pièce d’Eduardo de Filippo, mais le film s’en éloigne complètement pour en donner une autre résonance. D’abord le film, la fable devrait-on dire, se déroule dans les années 1920, au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans un hôtel au bord de la mer, où un spectacle de magie est convoqué pour distraire les clients désœuvrés, guindés et fortunés. Face à ces derniers une bande de saltimbanques qui vit de débrouille, chantent, dansent et se disputent, bref deux mondes qui vont cependant se croiser.

Parmi la clientèle, il y a Marta, une jeune femme coincée dans un couple où son mari jaloux, qu’elle a aimé jadis, lui pourrit la vie. Par jeu et pour saisir l’opportunité de reprendre sa liberté, Marta accepte de participer à un numéro de disparition… et disparaît prenant la poudre d’escampette et sans laisser de traces. Éberlué par la conclusion de son tour avorté, poursuivi par le mari exigeant le retour de sa femme, accusé par le commissaire qui flaire l’affaire criminelle louche, menacé par le directeur de l’hôtel, le magicien improvise un conte. Marta se serait volatilisée dans au moment du tour de magie et serait enfermée dans une boîte qu’il remet à Charles, le mari jaloux. Il y a toutefois une condition : il ne doit l’ouvrir que s’il a absolument foi en elle, sous peine de la faire disparaitre à jamais. Tout d’abord incrédule, mais hésitant, le doute s’installe pour de bon chez Charles...

Le film est construit en trois actes : Acte I, La disparition ; Acte II, L’absence ; Acte III, Le tour est joué. Avec un épilogue… Quatre ans plus tard
La Grande magie est une comédie enlevée, musicale, puisqu’on y chante et on y danse, une comédie loufoque parfois qui permet des numéros d’acteurs et d’actrices s’en donnant à cœur joie. La réalisatrice, qui joue également dans le film, a ajouté des éléments aux personnages — la jeune comédienne est amoureuse du serveur, son fantôme joyeux suit son amoureux —, et a étoffé les rôles des femmes par rapport à la pièce d’origine en leur prêtant des caractères forts et un désir d’autonomie. De la magie, du mouvement, une pincée de Comedia dell Arte, des femmes qui se libèrent, un casting étonnant…
La Grande magie de Noémie Lvovsky est au cinéma le 8 février 2023.

Astrakan
Film de David Depesseville (8 février 2023)

Samuel est un gosse de l’assistance, il a 12 ans et est visiblement perturbé. Il est placé en famille d’accueil dans le Morvan, mais Marie, Clément et leurs deux garçons ont souvent quelques difficultés à comprendre ce jeune adolescent qui ne se livre pas, se renferme facilement et adopte parfois une attitude provocante. C’est un adolescent sauvage et la famille d’accueil est un peu désemparée. De plus, Samuel est à un âge où beaucoup de choses changent, il découvre de nouvelles sensations et le besoin de s’émanciper, qui le place en décalage avec sa nouvelle famille.

Pour filmer ce passage de l’enfance à l’adolescence chez un garçon secret, le réalisateur a choisi d’« approcher l’enfance de son propre point de vue, et pour cela il fallait moins un récit qu’un bain de sensations. Si je me rapporte [évoque-t-il] à ce que j’ai vécu à l’âge de Samuel, c’est cela qui reste : un panorama impressionniste de sensations, un ensemble d’expériences à la fois marquantes et peu claires. C’est pourquoi on sait peu de choses sur ce garçon : on ignore depuis combien de temps il est dans cette famille — même si des signes indiquent que son arrivée est récente —, on ne sait pas à quoi ressemble sa vie d’avant, on ne dit que plus ou moins comment ses parents sont morts... » D’ailleurs, le film ne montre pas non plus les services sociaux ou la police, et lorsque les rapports avec Samuel se compliquent la famille fait appel à un magnétiseur.
« Le monde d’Astrakan est un monde […] où n’apparaît qu’une seule fois un téléphone portable, dans un décor daté, une rue figée dans le temps comme le Morvan en offre encore beaucoup. C’est une des raisons [ajoute David Depesseville] pour lesquelles j’ai voulu y tourner. J’aime ces frictions temporelles. Il fallait que l’époque du film devienne celle de l’enfance et aucune autre. Le choix du 16 millimètres est également lié à cela, il permet de troubler ce rapport à la temporalité. Non seulement les films qui m’ont inspiré sont en pellicule, mais il existe pour moi un rapport fort entre enfance et pellicule : l’enfance de l’art, peut-être… »

L’éveil de la sexualité est aussi présente, même si elle est exprimée par des métaphores comme l’hostie du prêtre ou le sang sur l’aube de l’adolescente. Comme le souligne le réalisateur à propos des enfants placés en famille d’accueil, certains ont subi des abus et vécu des traumatismes : « Astrakan avance ainsi par micro-fictions, un ensemble de situations anodines et légèrement décalées qui compose peu à peu ce qui s’apparente à un récit. Et ces situations, il fallait qu’autant que possible elles soient “déspectacularisées”. Cette absence de spectaculaire est ce qui me bouleverse dans un film comme Mes Petites Amoureuses de Jean Eustache. » Une manière aussi « d’échapper à l’obscénité... » Autant de caractéristiques qui font du film un récit singulier et original, tant par le traitement de l’image que par la façon aborder l’histoire de Samuel.
Astrakan de David Depesseville, le 8 février au cinéma.

Le sixième enfant
Film de Léopold Legrand (DVD/BRD 7 février 2023)

Franck et Mériem ont cinq enfants, et un sixième à naître. Franck est ferrailleur et parfois les combines pour récupérer du matériel sont risquées et les catastrophes s’enchaînent… Impossible de vendre le matériel récupéré, l’accident, il est blessé, son camion part à la casse et il doit passer en procès. C’est à cette occasion qu’il rencontre Julien, jeune avocat qui plaide son cas et lui obtient le sursis. À la sortie du palais, il le raccompagne sur le terrain où vit la famille et toute une communauté. Léopold Legrand établit d’emblée les différences de classe : « D’un côté, il y a un couple d’avocats bobos et leur appartement parisien cosy. De l’autre, un ferrailleur et sa femme qui vivent dans une caravane sur un terrain à Aubervilliers. Partant de là, j’ai essayé de peindre ces deux univers avec justesse, en m’inspirant du réel, en recherchant la crédibilité à tout prix. Ce film raconte clairement la rencontre de deux mondes ». Mériem sympathise très vite avec Anna, qui est avocate comme son compagnon, et explique ses difficultés : elle ne se sent pas capable d’apporter tout ce qu’elle voudrait à l’enfant qu’elle porte, mais n’envisage pas d’IVG, ni de l’abandonner. La question est simple : comment y arriver avec six enfants dans une caravane et Franck qui a perdu son camion ? De leur côté, Anna et Julien ont tout essayé pour avoir un enfant, alors la jeune femme propose d’adopter le bébé de Mériem : une adoption simple, pas une adoption plénière qui serait illégale. Myriam est réticente, elle n’accepte pas l’idée que l’enfant puisse se sentir abandonné. Germe alors l’idée d’un arrangement impensable, Anna est prête à prendre les risques, à simuler une grossesse pour avoir enfin cet enfant tant désiré.

Le film est aussi l’histoire d’une d’amitié, d’une connivence entre deux femmes autour du futur bébé, de leur émotion et de leur confiance mutuelle. Adapté très librement d’un roman, le film montre le lien fort et complexe qui se tisse entre ces deux femmes, car, explique le réalisateur, celui-ci « est tout à la fois désiré et subi, sincère et intéressé, marchand et amical. » Julien, s’il désire aussi un enfant, n’est pas prêt à violer la loi. Il est impensable à ses yeux d’acheter un enfant : « on va finir en taule ! », prévient-il. Anna va pourtant lui forcer la main, mettant même en balance leur couple et criant qu’elle n’en peut plus des examens, des opérations, des rencontres avec une psy pour le même résultat négatif. Évidemment la morale et la loi sont évoquées, mais ce qui ressort justement c’est l’absurdité de la loi et d’une morale à géométrie variable.
Le film est extrêmement bien interprété par Judith Chemla et Sara Giraudeau, des rôles tout en finesse, naturel et retenue. « C’est la question de l’intime que je voulais traiter [souligne Léopold Legrand]. Franck et Meriem décident de confier leur sixième enfant, qu’ils n’ont pas les moyens d’accueillir, à Julien et Anna, qui ont tout tenté, mais n’arrivent pas à avoir d’enfant. J’ai essayé de raconter leurs secrets, leurs doutes, leurs espoirs, sans être dans le discours ni le jugement. J’ai cherché à les comprendre, à les aimer. […] Ce n’est pas facile de raconter une femme qui décide d’abandonner son enfant, ni de raconter une femme prête à en acheter un. D’autant plus lorsque le récit revêt une dimension sociale. Je me disais souvent qu’il fallait “oser avec pudeur”. » Et Léopold Legrand y réussit parfaitement. Bouleversant !
Le film porte une réflexion profonde sur les lois et sur la souffrance des femmes.
Le sixième enfant de Léopold Legrand en DVD/BRD le 7 février 2023

Le petit Nicolas
Film d’Amandine Fredon et Benjamin Massoubre (VOD/DVD/BRD 9 février 2023)

Penchés sur une large feuille blanche entre Montmartre et Saint-Germain-des-Prés, Jean-Jacques Sempé et René Goscinny donnent vie à un petit garçon un peu Gavroche et très bagarreur, le Petit Nicolas. Et voilà l’aventure à trois qui commence et pour longtemps, parce qu’à Nicolas s’ajoutent très vite ses parents, une grand mère géniale et complice, des copains, et puis des filles, une maîtresse d’école plutôt sympa, un pion plutôt grognon mais toujours dépassé par la situation… Tous ces petits personnages pris dans la ronde des blagues, des tours de mômes, des disputes, des jeux au foot ou aux billes… La vie quoi !

Bien sûr les aventures du petit Nicolas sont sympas et replonge dans une série de l’enfance, mais le plus intéressant est de suivre la création des deux auteurs à partir du dessin d’un gamin malin et attachant… les aventures surgissent au détour d’une page, d’une rencontre au café et voilà l’imagination part en vadrouille avec le gamin qui n’en perd pas une miette, discute avec ses créateurs, pose des questions sur son histoire et sur la leur. Ben oui, d’où leur viennent toutes ces idées ? De leur enfance ?

Sempé et Goscinny lui racontent leur rencontre, leur amitié, mais aussi leurs parcours, leurs secrets et leur enfance. Une très jolie histoire qui s’amuse du processus de création comme d’une aventure supplémentaire avec le petit Nicolas… Les séquences les plus drôles sont les séquences avec les filles, plus malines et plus observatrices…
Le petit Nicolas d’Amandine Fredon et Benjamin Massoubre (VOD/DVD/BRD 9 février 2023)

L’expérience Giono
de Jean-Luc Sahagian (La Bibliothèque)

Entretien avec Jean-Luc Sahagian

Illustrations de Lucien Jacques
« Je suis seulement l’ouvreur de fenêtres, le vent entrera après tout seul.  », cette citation de Giono résume-t-elle la rencontre de Jean-Luc Sahagian avec Giono ? On pourrait l’imaginer lorsqu’il raconte, comme dans un conte initiatique, « j’ai rencontré Giono un soir d’hiver, au bout de la grand-rue. Il est venu, en quelque sorte, toquer à la porte et je l’ai laissé entrer », mais l’histoire ne se résume pas à ce premier croisement dans la petite bibliothèque libertaire de St Jean du Gard. C’est une fugacité qui va s’installer pour longtemps dans ce lieu de rencontres nichée dans la grand-rue — il y a souvent des grand-rues dans les villages en Cévennes —, une rencontre qui va prendre la figure d’une randonnée personnelle à travers une œuvre et une vie dans cet arrière pays méditerranéen. Et d’ailleurs, peu à peu dans le cheminement de la lecture du livre, l’impression se renforce que l’expérience cévenole de l’auteur a ouvert un passage dans l’univers de Giono, en fait comme une expérience fusionnelle des images, des sons, des représentations, des visions à la fois singulières et voisines à la manière du périple du Hussard sur le toit
La sensation de partage prend forme lorsque Jean-Luc Sahagian écrit « Giono, le vent du printemps, tu m’as accompagné tout au long de cette solitude hivernale, et encore avec les premières lueurs. Giono, le vent du printemps, la fraîcheur et la pluie, les bourrasques emportant un déluge de fleurs blanches, l’heure du soir et le petit matin. Giono, le vent du printemps, le grand espace tout ouvert autour de moi, l’oiseau à la gorge jaune et les premiers myosotis. Les premières fleurs et ces chants d’oiseaux, très tôt le matin, alors que je ne dormais pas depuis longtemps déjà, mais lorsque je les entendais chanter, je savais qu’une nouvelle journée commençait. Giono, le vent du printemps, les mots dans les livres, comme une chaîne faite de mains qui viendrait prendre aussi la mienne. Les livres comme des amulettes. Les tiens, Giono, Que ma joie demeure et quelques autres. » L’ouvreur de fenêtres a laissé entrer le vent des découvertes, le vent des réflexions en faisant écho à la prise de conscience et à l’engagement ? Car « Giono mêle […] ‘ses visions d’une révolte paysanne […] à toute l’histoire des insurrections paysannes, de la guerre des paysans allemands du XVIe siècle, aux Diggers anglais et aux paysans insurgés de la révolution espagnole. On pourrait même aller jusqu’aux montagnards zapatistes du Chiapas car tout nous parle et nous émeut dans l’écriture prophétique de Giono. »
Alors qu’importe s’il s’agit finalement d’histoires, d’affabulations, si « les utopies sont avant tout châteaux de cartes et taches d’encre sur du papier. » L’important est d’ouvrir fenêtres et portes, de faciliter « un grand déplacement d’air », afin que l’écrivain-conteur incarne des aspirations diffuses et « leur donne force et ossature par le pouvoir de ses mots et de ses histoires. Giono, dans le mitan des années 1930, au plus puissant de sa création [sembla en effet, à travers l’expérience du Contadour], se métamorphoser en pythie du chant du monde. »
L‘Expérience Giono est à la fois une rencontre personnelle et littéraire, qui lie, par delà le temps, l’imagination, la magie des mots et l’engagement libertaire.
Ode à la lucidité, L‘Expérience Giono de Jean-Luc Sahagian renouvelle la perception d’un auteur complexe, permet un regard différent sur la nature dans le contexte anxiogène actuel, et souligne encore le danger de destruction de la planète par l’injonction du profit, travesti par la propagande en « progrès »… L’emballement du capitalisme, on le sait, est mortifère.

Jean-Luc Sahagian relate sa découverte de Jean Giono par l’expérience, à la fois littéraire et politique. Il relie un moment qu’il vécut en communauté dans les Cévennes au début du XXIe siècle à l’expérience du Contadour dans les années 1930, où Giono, écrivain et citoyen pacifiste, rayonna.
Amoureux de la langue de Giono, saturée d’inventions, Jean-Luc Sahagian nous restitue un moment de création littéraire intense de l’écrivain de Manosque.
« “C’est une civilisation de paisible solitude ; elle existe en fonction de la beauté de l’individu.” En affirmant sa croyance en cette adaptation immémoriale de l’homme au monde qui l’entoure, Giono ne peut que se heurter à la modernité, incarnée dans les années 1930 par le fascisme, le communisme soviétique et plus généralement la civilisation industrielle dont les deux idéologies précitées sont les pointes les plus avancées. Et ceux qui subissent de plein fouet ce monde industriel sont l’ouvrier et l’habitant de la ville, tous deux décrits comme des hommes amoindris, abîmés par cette civilisation antinaturelle. “L’ouvrier est l’état le plus malheureux de l’homme ; il est plus bas que l’état de misère physiologique ; c’est l’homme devenu matière première. Il est incapable d’agir, on le fait agir.” »