Chroniques rebelles
Slogan du site
Descriptif du site
Samedi 18 février 2023
L’Homme le plus heureux du monde de Teona Strugar Mitevska. Chevalier noir (A Tale of Shemroon) de Emad Aleebrahim Dehkordi. Last Dance de Coline Abert. Pulse de Aino Suni. Mes trompes, mon choix. Stérilisation contraceptive : de l’oppression à la libération de Laurène Levy
Article mis en ligne le 19 février 2023

par CP

L’Homme le plus heureux du monde
Film de Teona Strugar Mitevska (22 février 2023)

Entretien avec la réalisatrice

Chevalier noir (A Tale of Shemroon)
Film de Emad Aleebrahim Dehkordi (22 février 2023)

Last Dance
Film de Coline Abert (22 février 2023)

Pulse
Film de Aino Suni (22 février 2023)

Mes trompes, mon choix
Stérilisation contraceptive : de l’oppression à la libération
Laurène Levy (éditions le passager clandestin)

L’Homme le plus heureux du monde
Film de Teona Strugar Mitevska (22 février 2023)

Entretien avec la réalisatrice
Après Dieu existe, son nom est Petrunya, un film à l’humour corrosif et foudroyant contre le patriarcat crasse, Teona Strugar Mitevska réalise L’Homme le plus heureux du monde. Le film met en scène une femme autonome et déterminée, Asya, qui souffre d’un syndrome de stress post-traumatique suite à ce qu’elle vécu adolescente pendant la guerre à Sarajevo. Parallèlement, Zoran est un homme torturé par un passé qui le tourmente depuis trente ans. Le film parle des traces toujours perceptibles de la guerre malgré le déni de certain.es qui préfèrent croire ce passé révolu. Amnésie, oubli volontaire ou absence d’analyse ? Les cicatrices demeurent.

Dès la première scène, en forme de prologue au générique, les mains d’un homme apparaissent en gros plan, nouées sur sa nuque ; du haut d’un immeuble, il observe, le chantier en contrebas. Son regard plonge sur le chantier accompagnant la caméra qui zoome sur une femme qui mange un sandwich, puis elle se lève et marche dans la ville… Générique… L’Homme le plus heureux du monde.
Sarajevo de nos jours. Une journée de speed dating est organisée dans un grand hôtel de la ville pour favoriser de nouvelles rencontres. « Bienvenue à Sarajevo. En quête du bonheur », les deux organisatrices enjouées sur commande, annoncent le programme — succès individuel, réussite et partage — et expliquent les règles à suivre. Celles et ceux qui participent à cette journée représentent toute la diversité des cultures de Sarajevo, de l’ex-Yougoslavie. Les couples s’installent, dont Asya et Zoran, et la mâtinée commence avec des questions anodines, qui peu à peu, révèlent des tensions qui vont crescendo. Du pathétique à l’absurde, de la séduction un peu niaise à la violence, les questions soulèvent des réflexions par exemple sur l’appartenance religieuse ou ethnique. Asya s’écrie alors pendant le repas : « mon père est serbe et ma mère musulmane… Alors je suis quoi ? On est des cobayes, alors santé aux célibataires et aux cobayes ! »

Les syndromes enfouis surgissent à l’improviste… un bruit, une musique, une image, survient alors un souvenir lancinant, flash back, obsession, tandis que la tension monte encore d’un cran jusqu’au paroxysme. C’est une histoire inspirée de faits réels, avec en permanence la ville de Sarajevo…
L’Homme le plus heureux du monde de Teona Strugar Mitevska au cinéma le 22 février.
L’Homme le plus heureux du monde ? Vraiment, alors pourquoi ce titre ?
Les extraits de la bande son du film illustrent cet entretien, notamment Englaborn de Johann Johannsson,

Chevalier noir (A Tale of Shemroon)
Film de Emad Aleebrahim Dehkordi (22 février 2023)

Dès la première image, on sursaute avec l’ouverture bruyante du garage, la moto est immédiatement présente, à la manière d’un destrier, le casque de motard de Iman fait figure de heaume de chevalier. Puis l’on découvre la ville de Téhéran très présente, tentaculaire… Le cadre du récit est en place : une histoire de Shemroon, un quartier du nord de Téhéran qui surplombe la ville et ressemble à une citadelle, une sorte de château-fort où vivent Iman et son jeune frère Payar avec leur père. La mort de la mère a laissé un vide énorme pour les deux fils, et beaucoup de rancœur pour Iman.
Tout est en place pour le drame dès les premières séquences, Iman passant par le toit, l’impression de duel avec la ville et la société, ses tentatives pour échapper à la frustration d’une vie étouffante, en dealant de la drogue auprès d’une jeunesse privilégiée.

Chevalier noir se déroule durant une semaine et raconte l’histoire d’une famille déclassée et d’une revanche ratée, rythmée sans cesse par une violence abrupte choisie par le réalisateur, qui en souligne le « potentiel tragique. Sa résonance avec des histoires narrées dans la mythologie iranienne m’a sauté aux yeux [explique-t-il] : on y trouve beaucoup de récits de revanche et d’héritage. On y explore les liens complexes entre père et fils, entre frères, mais aussi des histoires d’amour qui viennent bouleverser les destins. J’y ai vu la possibilité de raconter une histoire très contemporaine, ultra-réelle, avec les codes narratifs du conte persan. Ces deux frères sont des chevaliers qui doivent défendre un territoire, la moto n’est qu’un destrier maudit. » Iman est un anti-héros rageur en perpétuel mouvement, comme dans cette course en moto impressionnante filmée au ras de la route avant de heurter l’oiseau mythique en plein vol, le Simorgh. L’oiseau meurt dans ses bras, face encore à la ville. L’accident marque une cassure, la mort de l’oiseau, habituellement figure bénéfique, va hanter Iman jusqu’au cauchemar où un Simorgh lui déchire le cœur à l’image de Tantale. Cet accident symbolique en rappelle un autre, celui du cygne dans Zoo de Peter Greenaway, sans doute, comme le raconte Emad Aleebrahim Dehkordi, son regard est-il nourri autant par le cinéma iranien qu’occidental : « Je travaille à partir du réel, mais dans cette matière, il y a souvent des éléments qui portent cette force symbolique, et qu’on peut interpréter comme des figures surnaturelles. Même si j’aime les films naturalistes par-dessus tout, je pense que ces symboles prolongent le naturalisme. Ils lui apportent une autre dimension. »
Face à Iman, qui est dans l’affrontement, Payar est un être simple et candide, il boxe et tente de limiter les problèmes de leur père malade, complètement largué et brisé par la société, qui n’a plus rien à offrir à ses enfants. C’est impossible pour Iman qui, même en voulant aider, se révèle brusque et agressif.

Personnage essentiel dans le film, la ville de Téhéran, où tout peut basculer, depuis les hauteurs ou bien en immersion dans la ville, l’énergie dégagée, notamment lors des plans séquence, impressionne par son impact, tant sur le système que sur les personnes. Chevalier noir se veut aussi « le portrait d’une certaine jeunesse, de cette période de la vie où il faut sortir de chez soi et faire face à la société, sa réalité, sa violence et ses surprises. Il ne s’agit que d’une semaine de la vie des deux frères, mais c’est une semaine à travers laquelle existent toutes les années passées, l’Iran des ruptures, l’écart social, les richesses nouvellement acquises et les abus qu’elles provoquent, mais aussi la décadence de l’ancienne bourgeoisie. Tout cela accentué par l’embargo qui pousse la population à bout, et un système qui ne fonctionne plus. Quand je filme [souligne le réalisateur] un personnage en manque d’argent dans un quartier riche alors que la réalité économique du pays va mal, c’est aussi pour mettre en avant la violence de cet écart, les valeurs qui se sont renversées pour en lâcher certains en route et enrichir les autres. Téhéran est une ville en perpétuelle transition qui demande concession sur concession si l’on veut rester debout. »
Les Chats persans, tourné plus ou moins clandestinement par Bahman Ghobadi, montrait une jeunesse créative, avec les risques de jouer et de produire une musique censurée, donc une jeunesse clairement en opposition au système, dans Chevalier noir, Emad Aleebrahim Dehkordi choisit de montrer une jeunesse qui tente plutôt de contourner les lois du système ou de jongler avec. C’est d’ailleurs ce qu’il fait en ne montrant aucune femme dans les fêtes, ce qui évite de les montrer sans foulard, on ne voit que des hommes ou bien ce sont des ombres lorsque Iman traverse les pièces. Il n’est pas « simple de filmer la jeunesse à Téhéran, de mettre en scène le monde de la nuit en suivant les règles de la censure. Il faut rester en équilibre sur une ligne très fine. C’est pour cette raison qu’on ne voit pas de films sur ce milieu-là, et il faut réussir à trouver une forme à la frontière du réalisme et des règles imposées en Iran. »
Cela n’empêche pas le réalisateur de montrer un personnage de femme volontaire comme Hanna. Elle est représentative de toute une génération de femmes en Iran, elle connaît les règles, mais n’est que de passage et son assurance tient au fait qu’elle peut se réaliser ailleurs. Figure positive et importante de liberté dans Chevalier Noir, qui évoque beaucoup du destin, alors qu’Hanna est un symbole qui s’en dégage, apportant ainsi une vision non schématique et différente dans la vie des deux frères. Leurs personnages, s’ils s’opposent à première vue, se ressemblent ou plutôt se complètent, et l’épilogue du film, loin de résoudre une quelconque situation, laisse entrevoir avec ironie le futur d’Iman et Payar...
Chevalier noir (A Tale of Shemroon) de Emad Aleebrahim Dehkordi en salles le 22 février 2023.

Last Dance
Film de Coline Abert (22 février 2023)

« Mesdames et Messieurs et les entre-deux », le spectacle commence ! Suit une balade et des rencontres dans l’univers drag, subversif, provoquant, drôle, touchant, et fascinant avec Vince / Lady Vinsantos qui, après avoir quitté San Francisco, où il donnait des performances depuis dix ans, s’est installé à la Nouvelle Orléans, lieu alternatif qui attirait toute une population de personnes marginales, de loosers en quête de nouveaux lieux underground et abordables.

Tout était différent de San Francisco, tout était à créer : théâtre, cabaret, atelier… alors pour Vince qui voyait le Drag comme un acte politique et une manière de s’affirmer, Il allait de soi de fonder une école, un atelier sans imaginer qu’ils-elles seraient nombreux et nombreuses à venir s’exprimer, se transformer, jouer… Parce que, dit Vince, « tous les soirs à 18h30, j’arrive à l’atelier en Fucking Man (en foutu bonhomme) et regardez ce que cela donne » : une diva, Lady VInsantos ! Il est vite devenu une vedette de la ville.
Les rencontres filmées à l’atelier sont formidables, chacun.e parle du désir de jouer sur les apparences, l’inspiration, sur la transformation, en laissant de côté les tabous, sous le regard bienveillant des autres, le désir de se produire dans un spectacle après le long passage au maquillage sophistiqué, véritable séance créative pour la scène ou la parade…
Il y a toujours un mélange de création et d’humour dans les spectacles qui sont subversifs, parfois même des brûlots surréalistes, se foutant pas mal des conventions, et se voulant destinés avant tout à bousculer les codes, les normes et à dessiller les regards encombrés de postures obligées. Mais voilà, après trente années de spectacles et de revendications, Vince se lasse de son rôle quelque peu envahissant de Lady Vinsantos. Toutefois, avant les adieux, il songe à réaliser un rêve, celui de monter un show à Paris !

Coline Abert suit le couple de Vince et de son mari dans leur quotidien, leur complicité, les spectacles… une autre manière de questionner le genre, donc la norme, mais aussi la place de l’engagement dans le processus de création reflétant l’énergie propre à la Nouvelle-Orléans, qui fut une ville d’expérimentations, mais la gentrification s’en mêlant, comme partout, elle chasse ce qui ouvre les écoutilles d’une créativité dérangeante. Ce moment de grâce, de liberté, Coline Abert a su le saisir à travers Vince / Lady Vinsantos, son atelier de Drag Queen (et de Drag King comme le dit une participante durant les rencontres), ses amis et tout son environnement.
Une très belle histoire que celle de Last Dance, liée à La Nouvelle-Orléans.
Last Dance de Coline Abert, un film à découvrir à partir du 22 février 2023.

Pulse
Film de Aino Suni (22 février 2023)

Elina, jeune rappeuse en herbe de 17 ans, doit quitter son pays, la Finlande, pour suivre sa mère qui rejoint son ami sur la Côte d’Azur. Un peu repliée sur elle-même, limite misanthrope, Elina est subjuguée par la fille du compagnon de sa mère, Sofia, qui danse merveilleusement, est d’un an son aînée, et tient le rôle de fille blasée et très délurée, s’adonnant avec désinvolture aux drogues et aux garçons. Mais bientôt la relation qui s’établit entre les deux filles prend la forme d’une domination dont s’amuse Sofia au détriment de la rappeuse.

Pulse est le premier long métrage de Aino Suni, qui montre là une ambition réelle vis-à-vis de l’image, du cadre et des sons pour traduire le côté à la fois spectaculaire et toxique de la relation des deux jeunes filles, entre attirance et prise de pouvoir sur l’autre, allant jusqu’à la moquerie et l’humiliation. Sophia se joue d’Elina sans tenir compte des conséquences d’une attitude blessante. Et, peu à peu, le récit prend la forme d’un thriller conduit par le désir et des relents de sadomasochisme, où bientôt les rôles de dominante-dominée s’inversent, mais l’inversion est-elle plausible ?
Les images, les éclairages, les sons façon Sound design font du film une belle enveloppe, mais sur le fond il reste l’attente d’une certaine magie.
Pulse de Aino Suni au cinéma le 22 février 2023.

Mes trompes, mon choix
Stérilisation contraceptive : de l’oppression à la libération
Laurène Levy (éditions le passager clandestin)

Seconde rencontre avec Laurène Levy
« Alors que la majorité des personnes qui souhaitent se faire stériliser sont des femmes, il est grand temps de simplifier son accès. C’est en cours. On grignote chaque jour un peu plus de terrain. À chaque témoignage publié, la stérilisation prend un peu plus de place dans le débat public. Elle existe davantage, elle se fait connaître. Les femmes racontent, expliquent, dédramatisent l’opération. Mais vingt ans après la publication de la loi, combien compte-t-on de parcours abandonnés, de grossesses non désirées, de contraceptions inadaptées, d’IVG parfois traumatisantes, d’accouchements sous X ou d’enfants gardés, mais non désirés, parce que la loi peine à être appliquée ?
Un énorme travail d’information reste à faire, à la fois pour les médecins, mais aussi pour les patient·es. Oui, la stérilisation est légale. Oui, vous y avez droit. Non, ce n’est pas normal d’attendre des années avant de trouver un médecin qui réponde à votre demande ni de devoir vous justifier.
Les femmes s’entendent dire dans les cabinets médicaux qu’elles sont trop jeunes, qu’il faut avoir au moins deux, trois, quatre enfants, et/ou 35, 37, 39, 40 ans... Qui dit plus ? »

Après un premier entretien avec Laurène Levy, qui évoquait ce déni de la société de donner le droit aux femmes de disposer de leur corps, nous avons choisi d’en comprendre les tabous qui freinaient ce droit à la stérilisation contraceptive et volontaire. Il fallait donc cette seconde rencontre pour parler de « la lourde histoire de la stérilisation ». c’est à dire de « l’eugénisme : la traque de la différence ».
« Une des lourdes charges négatives longtemps associée à la stérilisation contraceptive est l’eugénisme, une idéologie qui émerge dans le monde à la fin du XIXe siècle. Le concept peut se résumer de la manière suivante : améliorer l’avenir de l’espèce humaine en sélectionnant les meilleurs individus. Il s’agit de multiplier les caractères les plus désirables, d’éliminer les plus indésirables et de décharger au passage la société du poids des personnes handicapées mentales, asociales et criminelles1. Cela passe notamment par des programmes de stérilisations, pratiquées sous la contrainte. Le principe n’est pas nouveau : en Europe et aux États- Unis, les premières traces de castrations et d’ablations des ovaires chez les personnes défcientes mentales et chez celles considérées comme "déviantes sociales”, par exemple les psychopathes ou les criminel·les sexuel·les, datent du XVIe siècle.
Au début du XXe siècle, les premières lois eugénistes.
C’est aux États-Unis qu’ont lieu les premières stérilisations véritablement eugéniques. D’abord dans l’État de l’Indiana, qui légalise en 1897 la stérilisation des personnes déficientes mentales1. Puis dans une trentaine d’États, à la faveur de l’adoption des premières lois autorisant les stérilisations eugéniques entre 1907 et 1930. À partir de 1927, c’est la jurisprudence dite Carrie Buck qui fait foi outre-Atlantique. Elle se rapporte à une décision de justice qui avait permis, en Virginie, la stérilisation de Carrie Buck, 21 ans, handicapée mentale, fille d’une handicapée mentale, et mère célibataire d’une fille considérée comme arriérée mentale. Le verdict était le suivant : "Il est préférable, pour le bien du monde entier, qu’au lieu d’attendre que les crimes commis par les dégénérés obligent à les exécuter, ou à les laisser mourir de faim du fait de leur imbécillité, que la société puisse empêcher la reproduction de ceux qui sont manifestement inaptes.
[...] Trois générations d’imbéciles suffisent.“ Une jurisprudence appliquée tant et si bien que plusieurs milliers de personnes sont stérilisées à leur insu mais en toute légalité dans les hôpitaux psychiatriques de Virginie entre 1924 et 19723. Même histoire en Californie, où près de 20 000 personnes auraient été stérilisées sans consentement mais légalement dans les hôpitaux psychiatriques entre 1909 et 19604.“ »