Chroniques rebelles
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Samedi 25 février 2023 (4 heures)
Le Dernier des hippies. Une romance hystérique de Penny Rimbaud. Dissonances : Jean-Jacques Gandini. La Conspiration du Caire de Tarik Saleh. Le Pharaon, le Sauvage et la Princesse de Michel Ocelot. Si tu es un homme de Simon Panay. El Agua de Elena Lopez Riera. N’oublie pas les fleurs de Genki Kawamura. Nous étions jeunes de Binka Jeliazkova. Toi non plus tu n’as rien vu de Béatrice Pollet. Comme une actrice de Sébastien Bailly. Music de Angela Shanelec. La Petite ouvrière métisse. Poésies de Sandrine Malika Charlemagne
De 11h30 à 15h30)
Article mis en ligne le 27 février 2023

par CP

Le Dernier des hippies
Une romance hystérique

De Penny Rimbaud (Demain les flammes)

Dissonances, radio de Sainte-Affrique : Jean-Jacques Gandini

La Conspiration du Caire
(Boy From Heaven)
Film de Tarik Saleh (DVD /BR le 7 mars)

Si tu es un homme
Film de Simon Panay (1er mars 2023)

El Agua
Film de Elena Lopez Riera (1er mars 2023)

N’oublie pas les fleurs
Film de Genki Kawamura (1er mars 2023)

Nous étions jeunes
Film de Binka Jeliazkova (8 mars 2023/Malavida)

Le Pharaon, le Sauvage et la Princesse
Film de Michel Ocelot (DVD /BRD)

Toi non plus tu n’as rien vu
Film de Béatrice Pollet (8 mars 2023)

Comme une actrice
Film de Sébastien Bailly (8 mars)

Music
Film de Angela Shanelec (8 mars)

POÉSIE :
La Petite ouvrière métisse
Poésies de Sandrine Malika Charlemagne (éditions la rumeur libre)

Rencontre avec Sandrine Malika Charlemagne

Entretien avec Paulin Dardel des éditions Demain les flammes. Et voilà que les éditions sortent un nouveau bouquin, "mythique" sans exagération…
Le Dernier des hippies
Une romance hystérique

De Penny Rimbaud (Demain les flammes)

Traduction par Manu Gueguen (pour les éditions Demain les flammes)

Wally Hope décède en 1975, il est l’un des pionniers de l’organisation des festivals libres dans les années 1970, notamment le célèbre festival de Stonehenge. Sa mort — suicide ou assassinat —, reste aujourd’hui encore un mystère.
Le dernier des hippies. Une romance hystérique, est publié en 1982. Penny Rimbaud rend hommage à son ami et pointe du doigt la responsabilité de l’État. Tout à la fois manifeste anarchiste, brûlot de la contre-culture, cri de douleur et appel à l’insurrection non violente, Le Dernier des hippies est un classique de la littérature punk enfin disponible en français.
L’auteur, Penny Rimbaud, est un écrivain, poète et musicien britannique, qui a cofondé en 1977 le groupe anarcho-punk Crass, celui-ci s’est autodissout en 1984.

Voici un échange, comme nous en faisons régulièrement avec Dissonances, la radio de Sainte-Affrique, qui nous donne à découvrir des portraits de libertaires comme aujourd’hui, celui de Jean-Jacques Gandini, auteur de nombreux essais sur la Chine, dont, pour ne citer que celui-là, Aux sources de la révolution chinoise, les anarchistes, et bien sûr Le Procès Papon : histoire d’une ignominie ordinaire au service de l’État que Jean-Jacques était venu présenter dans les chroniques rebelles et à Publico. Il est aussi l’auteur de textes dans la revue Réfractions à laquelle il participe. Dans l’entretien, il fait d’ailleurs allusion au n° 49 de la revue Réfractions, où est parue une conversation avec Jorge Valadas à propos des éditions Spartacus… Je rappelle qu’une partie du catalogue Spartacus est reprise pas les éditions Syllepse.
Dissonances est une émission produite et réalisée par Josef Ulla et Dany Joulié : « histoire de voir les choses autrement, sous un autre angle ou dans une autre perspective, [enfin de faire] un pas de côté ».

La Conspiration du Caire
(Boy From Heaven)
Film de Tarik Saleh (DVD /BR le 7 mars)

Un simple fils de pêcheur, Adam, est appuyé par l’imam de son village pour partir étudier dans la prestigieuse université Al-Azhar du Caire, épicentre du pouvoir de l’Islam sunnite. Contrairement à ses craintes, son père l’y autorise. Il est très impressionné par l’université, la ville et souvent est moqué par certains étudiants du fait de son origine sociale. Le début des cours est marqué par la mort soudaine du Grand Imam, la plus haute autorité religieuse, ce qui entraîne la réunion du Conseil des Oulémas pour élire un nouvel Imam. Or, face au pouvoir religieux, le pouvoir politique en la personne du chef de la Sûreté de l’État s’inquiète du futur élu, « nous devons donc nous assurer que celui qui va le remplacer partage nos idées », il désigne alors un officier chargé de trouver quelqu’un à l’intérieur pour savoir ce qui s’y fomente. Dissimulé dans le minaret, Adam est témoin de l’exécution d’un étudiant dans la cour de l’université, celui-ci avait infiltré un groupe d’étudiants proche des Frères musulmans. Contacté par l’officier de la Sûreté de l’État, il est impossible à Adam de refuser d’observer ce qui se passe au sein de l’université, sous peine de mettre sa famille en danger. Adam se retrouve donc bien malgré lui au cœur d’une lutte entre l’État et les élites religieuses. Se met alors en place, au cours de rencontres extérieures où l’officier questionne Adam et lui donne des ordres, une partie d’échecs entre cet homme habile et roué et le jeune étudiant venant du bled, dont personne ne perçoit encore l’intelligence. Adam en effet a vite fait de saisir les enjeux de part et d’autre et tout en feignant le Candide qu’il n’est plus, il se joue avec finesse des pièges et des mensonges.

Véritable thriller politique, le film mêle la politique, l’entrisme des services secrets, la corruption, l’influence des frères musulmans, l’internationalisme puisque les étudiants viennent de nombreux pays arabes, et bien sûr la philosophie et la dévotion, réelle ou factice, au cœur de l’enseignement universitaire. Après Le Caire Confidentiel, Tarik Saleh réalise La Conspiration du Caire, qui se déroule dans la prestigieuse université du Caire, Al-Azhar, et dans ce lieu mythique, il met en scène un récit de trahison, de meurtre, de lutte de pouvoir religieux et d’infiltration du pouvoir politique et militaire. Comme il le rappelle, Al-Azhar a été fondée par les Fatimides au Xème siècle et, dès le début, a représenté « le lieu fondamental des études islamiques. Les Fatimides étaient des musulmans chiites mais, quand Saladin a pris le pouvoir en Égypte au XIIème siècle », il a converti Al-Azhar en institution sunnite. Les périodes d’occupation se sont succédées, celle des Turcs, puis des Britanniques et enfin des Français. Al-Azhar a cependant réussi à coexister avec le pouvoir politique en place, « considérée comme la plus importante source de savoir sur l’islam au monde ».

Se disant inspiré au départ par l’intrigue du roman de Umberto Eco, Le Nom de la Rose, Tarik Saleh situe le récit dans une Égypte peut-être actuelle, de toute les manières nourrie par la réalité politique du pays et l’arrivée du maréchal Sissi au pouvoir. Sissi s’est effectivement directement confronté à l’institution d’Al-Azhar pour obtenir l’aide du Grand Imam afin de trouver dans le Coran de quoi appuyer ses projets de lois, mais la réponse de celui-ci fut qu’il lui était impossible de changer le Coran. Ainsi la réalité renforçait la fiction. Mais la Conspiration du Caire dépasse le cadre de l’Égypte et de l’Islam, c’est avant tout une histoire sur le pouvoir et sur l’autorité régissant tout système politique ou religieux. Le film en fait la magnifique démonstration en montrant le jeu des intérêts, les compromissions, les trahisons, comme un canevas inextricable dont on ne sait plus qui en est le maître et tire les ficelles. Le film est certes un thriller haletant, avec des rebondissements multiples, mais c’est aussi sur le fond une histoire philosophique qui parle de la puissance du savoir et de l’innocence. De quoi se demander pourquoi le réalisateur a choisi de nommer Adam son premier rôle et, dans la foulée, on peut également poser la question du prix à payer pour sortir de sa condition sociale.
La Conspiration du Caire est servi par un casting éblouissant et des acteurs renommés, tous les rôles sont importants et les interprétations sublimes. Tarik Saleh jongle avec brio entre le film politique, social, de réflexion, de genre… Mais n’a-t-il pas déclaré : « le genre est une sorte de contrat passé entre le réalisateur et [le public] : si j’annonce un thriller, [le public aura] certaines attentes. Mais j’aime mettre à mal ces attentes, détruire les clichés du genre par l’irruption de la réalité. »
La Conspiration du Caire de Tarik Saleh en DVD / BR le 7 mars (Memento)

Le Pharaon, le Sauvage et la Princesse
Film d’animation de Michel Ocelot (DVD/BR)

Trois belles histoires à rebondissements où l’art de la conteuse nous entraîne dans trois époques différentes. D’abord en Haute Égypte au temps des pharaons, où une mère abusive use de toute son autorité pour imposer à sa fille ses volontés et conserver le pouvoir. Mais l’amoureux de la jeune fille va changer bien des choses, notamment le cours du destin de l’Égypte… Il part en voyage sur le Nil, accompagné d’un vizir fidèle, et… Qui vivra verra…

Puis c’est un saut dans le temps avec la seconde histoire, Le sauvage, qui se déroule en plein Moyen-Âge, dans un château dirigé par un seigneur avide et tyrannique, qui sévit en Auvergne, maltraite son peuple, emprisonne ses voisins et va jusqu’à condamner à mort son propre fils. Mais voilà le hasard fait bien les choses, cela va se passer autrement… Les gardes forestiers chargés de l’exécution du jeune garçon l’épargnent, en lui conseillant vivement de se fondre dans la forêt pour échapper à la cruauté de son père et pour qu’eux-mêmes n’encourent pas sa colère. En grandissant, il devient le Sauvage, sorte de Robin des bois mythifié, complètement intégré à la forêt, si bien qu’il porte même des rameaux emmêlés en guise de coiffure. Il défend le peuple et met sérieusement à mal la tyrannie du seigneur qui va finir par s’emporter et lancer sur lui, l’insaisissable, ses troupes… Rassurez vous, la fin est jolie…
Dernière partie de ces contes, La Princesse. Le décor : la Perse du XVIIIe siècle, un souk, un château… Après avoir échappé à un guet apens, un jeune homme se balade dans le souk, apprend à faire des beignets avec un grognon et va s’établir à son compte près des ruines d’un château hanté. Sa réputation de marchand aux succulents beignets vient aux oreilles de la princesse à la voix mélodieuse… Il n’en faut pas plus pour une histoire de princesse, de beignets et de château hanté…

Trois histoires à travers les âges qui semblent une continuation des Mille et une nuits grâce aux merveilleux dessins de Michel Ocelot dont les détails des costumes et des décors sont à rêver.
Le Pharaon, le Sauvage et la Princesse de Michel Ocelot dès maintenant en DVD/BR.

Si tu es un homme
Film de Simon Panay (1er mars 2023)

« Je m’appelle Opio, j’ai 13 ans et je travaille dans les mines depuis que je suis enfant. Je veux aller à l’école, mais je n’ai pas le choix. » Burkina-Faso, mine d’or de Perkoa, Opio travaille en surface et aide à remonter les mineurs qui sont dans un « trou », à 250 mètres de profondeur. « Tu manges quoi pour être aussi lourd ? » demande-t-il à l’un des mineurs émergeant des galeries souterraines. L’adolescent gagne très peu, à peine de quoi se nourrir : seulement un sac de cailloux, d’où il espère extraire de la poussière d’or. La famille n’approuve pas son travail dans les mines et souhaite qu’il intègre une formation professionnelle en soudure, mais les frais d’inscription et de scolarité sont importants pour la famille et doivent être à la charge du gamin. Opio doit réunir cette somme dans un délai très court s’il ne veut pas rater les premiers cours. Il obtient de son patron le droit de descendre dans les galeries souterraines, où l’on dit que les hommes peuvent devenir riches. Pourtant, il sait que les galeries sont dangereuses : « à chaque accident, on remonte les corps, on les aligne et on les compte », dit-il en avouant qu’il a peur de ce « trou ». Mais si tu es un homme comme l’indique le titre du long-métrage documentaire… Pas de choix et c’est toute l’histoire de ce gosse qui veut en même temps échapper à la misère et gagner une autonomie par rapport à sa famille.

« Plonger dans cet univers artisanal [raconte le réalisateur], en compagnie des orpailleurs de la mine de Perma, au nord Bénin, m’a permis de comprendre ce qui m’échappait : leurs mentalités, leurs croyances, leurs motivations, pourquoi certains restent et d’autres partent. Mais le tournage a été arrêté au bout de huit jours par les autorités qui nous ont confisqué notre matériel. Il y avait de la corruption autour de cette mine illégale et beaucoup d’accidents mortels. Le projet a donc été écourté mais je voulais continuer à travailler sur ce sujet et particulièrement sur les enfants dont la présence m’avait le plus marqué. En descendant dans les galeries souterraines, j’avais croisé un gamin qui devait avoir 8 ou 10 ans. Je suis rentré en France avec son visage en mémoire »…
La suite du projet est liée à la rencontre avec le jeune Opio, dont il découvre le charisme et « quelque chose de vraiment électrique et d’intense dans son regard. » Simon Panay avait trouvé son personnage, qu’il suit dès la première séquence du film, « Opio pousse le cadre et ouvre le chemin. Il maîtrise son environnement, son espace. Il y est à l’aise et connaît tout le monde. La mine est un endroit hostile mais aussi le lieu où il a ses repères. Cette scène d’ouverture évoque un personnage en pleine maîtrise de son destin. »
La lente descente de la caméra donne la dimension du risque et de la difficulté de cette extraction qui se fait à la main et au burin. Une première descente de l’adolescent qui ressemble à un passage initiatique de l’adolescence à l’âge adulte, avec l’espoir de trouver l’or mythique dans cet univers de cailloux cassés et de poussière. « Le cinéma est un vecteur qui peut amener du changement. C’était donc essentiel de documenter la vie de ces enfants car à travers eux, on raconte le destin de milliers d’autres. Il [était donc évident explique Simon Panay] que si Opio était amené à descendre dans les galeries souterraines, je le suivrai, même si c’était difficile. L’endroit est exigu, il y a plein de boue et pas de lumière. On a continuellement peur qu’il y ait des effondrements. »

Il fallait tourner très proche de l’adolescent, de son entourage et du travail à la mine, Simon Panay réussit un film impressionnant de justesse sur le travail des enfants et des adolescents et pas seulement en Afrique, « Opio est le porte-étendard de ces 80 millions d’enfants dans le monde qui travaillent dans des conditions difficiles ». L’exploitation des enfants est un sujet universel. Opio va donc continuer à creuser dans les galeries souterraines avec les adultes, pour gagner son autonomie et même s’il ne trouve pas grand chose, il s’oppose à la pression familiale : quel intérêt de descendre dans la mine qui finalement
« n’apporte rien à la famille » ? Après un travail épuisant et des transactions multiples, Opio arrive à verser les frais d’inscription à son école de formation pour un trimestre et commence les cours. Même s’il a poursuivi sa scolarité jusqu’en CE1, il a des difficultés à suivre les cours.

L’épilogue du récit est terrible et sonne comme une fatalité en deux cartons sur l’écran : « Pour payer les frais de scolarité restants, Opio a continué son travail dans les galeries souterraines. Faute de moyens et en raison d’absences trop nombreuses, il n’a pas pu poursuivre sa scolarité. » Et l’adolescent retourne à la mine… Pas d’autre choix pour aider financièrement sa famille et être autonome. Et « l’or est un piège, c’est addictif car c’est la seule chose qui offre potentiellement un avenir radieux. »
Si tu es un homme de Simon Panay au cinéma le 1er mars 2023.

El Agua
Film de Elena Lopez Riera (1er mars 2023)

Film de Elena Lopez Riera (1er mars 2023)
Un été sous tension dans un village du sud-est espagnol, une tempête à venir et une bande de jeunes qui dansent, plaisantent et tentent de dépasser une ambiance de catastrophe annoncée. L’inondation, qui représente une menace constante, annonce également, outre la perte des récoltes et des habitations, la disparition d’une jeune fille. En effet, d’après une ancienne croyance populaire, colportée de générations en générations, à chaque nouvelle inondation une femme disparaît emportée par la crue des eaux. Les femmes qui témoignent dans le cours du récit, l’assurent toutes : ces filles ont « l’eau en elles » et la rivière les enlève. Légende, mythe ou métaphore de l’émancipation pour ces jeunes femmes qui échappant ainsi à la fatalité d’une vie sans surprises ?
« Chez nous [rapporte, Elena Lopez Riera], les peurs, les interdits, par rapport à la sexualité sont transmises par la mère. […] Pour éviter les dangers de la vie, on nous transmet des peurs. Pourquoi nous reproduisons ce qui nous opprime ? C’est le côté le plus pervers du machisme. Ce sont les femmes qui intériorisent et reproduisent la loi des hommes. Cela me déchire beaucoup que cela soit nous-mêmes qui transmettions cela. Je ne dis pas pour autant que ma mère m’a transmis toutes ces peurs, y compris la peur de faire du cinéma. » Mais c’est en cela que le film d’Elena Lopez Riera est le plus intéressant, hors le fait du constat en arrière plan de la vie rurale traditionnelle confrontée à la compétition et à la pollution.

Dans ce contexte, le personnage d’Ana est emblématique d’une jeune génération qui n’est peut-être pas prête à accepter les règles édictées en principes. Il est vrai qu’elle a été élevée par des femmes, une famille sans homme qui tient un café, ce qui est vu par beaucoup d’un œil réprobateur. Sa mère est indépendante, mais pas suffisamment pour partir ailleurs, ce dont rêve sa fille. Ana, certes marquée par le récit de la femme emportée à chaque inondation par la rivière, cherche à comprendre, questionne sa grand-mère, et refuse d’accepter la tradition véhiculée depuis des siècles : la soumission à l’ordre patriarcal établi et la peur d’outrepasser les interdits pour prendre sa vie en mains. Sa détermination, Ana la montre dès la première scène avec ses ami.es à la sortie d’une fête, son attirance pour José laisse entrevoir les prémisses d’un premier amour, mais elle tient à ne tomber sous aucune emprise. José, lui, est coincé entre son amour pour Ana et l’autorité de son père. C’est une situation semblable à celle du film de Bigas Luna, Jamon Jamon, où deux jeunes filles refusent d’accepter un futur écrit à l’avance et vont se rebeller, plus frontalement dans le cas d’Ana.

Au récit s’ajoute le contexte de la région, entre risque de sécheresse et inondation brutale. Or si le système d’irrigation date de l’occupation arabe, la transmission des connaissances ancestrales ne semble pas évident pour les jeunes, partagé.es entre leurs racines et une certaine modernité qui les attire.
La singularité du film est de mêler à la réalité quotidienne le surnaturel, qui fascine la réalisatrice : « J’aime tout ce qui touche au surnaturel et aux croyances, comme le mauvais œil, parler avec les morts. Dès lors, comment introduire toutes ces choses qui appartiennent à d’autres forces venues d’ailleurs dans le concret de la vie ? Tout ce qui est mysticisme et religion m’intéressent beaucoup, comme pratique, croyance ou façon de voir le monde. » Cet attrait vient d’abord, confie-t-elle, de la littérature, puis des « films RKO des années 1940 de Jacques Tourneur, comme La Féline (Cat People, 1942) qui joue sur la perception des gens et non sur une réalité extérieure. J’ai construit l’histoire d’Ana de cette manière. »

Pour son premier long-métrage, Elena Lopez Riera réussit merveilleusement à rendre la vision personnelle d’Ana, une adolescente dont la perception de la réalité et du fantastique lui donne une présence et une force impressionnantes. De même, l’emploi de comédien.nes professionnel.les apporte au film une touche de spontanéité et de maladresse qui confère au film une authenticité étonnante. Mais sans doute, Elena Lopez Riera a-t-elle mis beaucoup d’elle-même dans cette première réalisation… Son expérience personnelle est proche de celle que vit Ana : même décor, même envie d’y échapper et même contexte de réalité et de croyances entremêlées.
El Agua d’Elena Lopez Riera au cinéma le 1er mars 2023.

N’oublie pas les fleurs
Film de Genki Kawamura (1er mars 2023)

Lors du réveillon du Nouvel An, Izumi retrouve sa mère Yuriko errant dans un parc par un froid glacial. Quelques mois plus tard, elle est diagnostiquée comme atteinte de la maladie d’Alzheimer. Si la mémoire de Yuriko décline rapidement, celle de son fils semble ravivée par les étapes d’oubli que traverse de sa mère. Élevé par Yuriko seule, il se rappelle l’angoisse éprouvée et même son ressentiment lorsqu’il avait cru qu’elle avait disparu. Ce contexte de perte de la mère, Izumi le retrouve, mais cette fois de manière irréversible alors qu’il attend un enfant avec sa compagne. Il tente de comprendre ce qui l’a éloigné de sa mère et s’interroge sur le lien qui l’attache à celle-ci au moment où, en quelque sorte, elle s’en va.

Inspiré par le cinéma de Kenji Mizoguchi, notamment par Les Contes de la lune vague, Genki Kawamura construit un récit fluide de manière à brouiller la frontière entre le rêve et la réalité. Mais également, il ajoute être influencé par le cinéma d’animation. En partant de ces influences et avec un très grande sensibilité, il réussit à traduire au cinéma l’errance des personnes atteintes d’Alzheimer, leur propre logique déconnectée paraissant faite d’absence et de retour inattendu à notre réalité, produisant ainsi une mouvance entre présent, passé et projections imaginaires. « Le but qu’elles cherchent à atteindre [dit-il] n’arrête pas de se déplacer. L’impression de perte de repères qu’il y a dans ces scènes provient du fait que pour interagir avec notre environnement, on se fie généralement avant tout à ce que l’on perçoit visuellement. Or ces scènes sont davantage guidées et liées par le travail du son. La scène qui me paraissait représenter le plus grand défi était un unique plan-séquence de sept minutes où le personnage devait changer d’âge à plusieurs reprises sans coupure. »
Cela apporte au récit un fractionnement entre retrouvailles et ruptures évoquant à la fois des étapes de la vie de Yuriko et les souvenirs de son fils, entremêlés, dont joue le réalisateur grâce aux couleurs et aux sons. Avec des repères : le lac, le feu d’artifice et les fleurs. Avec N’oublie pas les fleurs, le réalisateur offre une conjugaison de visions poignantes de la maladie en écho aux liens de parenté. Un film à la fois troublant et profondément touchant.
N’oublie pas les fleurs de Genki Kawamura au cinéma le 1er mars 2023

Malavida sort en copies restaurées deux films inédits d’une cinéaste bulgare complètement en avance sur son temps, et qui, à coup sûr, exerça une fonction déstabilisante sur l’emprise du régime soviétique, grâce à son humour acide et par la force de ses images innovantes et sans concessions. Le cinéma de Binka Jeliazkova est « à la fois avant-gardiste et engagé. Il se situe entre recherche formelle, critique politique et réflexion philosophique [dit-on unanimement de son œuvre]. Dans tous ses travaux, elle a cherché à mettre en évidence le décalage entre l’idéal communiste et la réalité, l’usage du pouvoir à des fins personnelles, la compromission et le conformisme. Sanctionnés et censurés dans la Bulgarie socialiste, ses films ont contribué à forger les codes d’une avant-garde au style métaphorique et expressif qui compose l’essence de la “nouvelle vague bulgare”. »

Il faut également souligner que, bien qu’appréciée à l’étranger lorsque ses films bénéficient d’une distribution, quatre de ses neuf films ont été bannis des écrans en Bulgarie jusqu’à la chute du régime.
Deux de ses films, inédits en France, sont présentés à partir du 8 mars, Le Ballon attaché et Nous étions jeunes, deux genres différents, le premier jouant sur le burlesque et l’absurde pour une comédie iconoclaste à propos d’un ballon mystérieux (ça tombe bien avec l’histoire du ballon espion chinois survolant les Etats-Unis), un ballon que tout le monde veut s’approprier, une manière significative pour la cinéaste d’épingler le nationalisme et de s’en moquer. De plus, elle accorde toujours dans ses films une place majeure aux femmes, qui ne sont jamais des personnages subalternes ou des faire valoir, bien au contraire. Nous étions jeunes est, à mon avis, un des films les plus étonnants sur la Résistance au nazisme, pour ce qu’il rappelle de la lutte au quotidien, et sur l’oubli des jeunes qui ont donné leur vie, de même que la suspicion entretenue par les services secrets alliés des nazis, avant que ces derniers ne recyclent leurs méthodes dans le pendant le régime communiste stalinien qui suivit.

Une très belle découverte que ces deux films de Binka Jeliazkova, cinéaste rebelle bulgare, décidément dérangeante pour le système soviétique. Le ballon attaché et Nous étions jeunes reflètent la diversité de ses créations et leur sortie sur les écrans est accompagnée par un film documentaire d’Elka Nikolova. Binka Jeliazkova. Éclat(s) d’une cinéaste révoltée revenant sur la carrière exemplaire de Binka Jeliazkova malgré la censure constante de ses œuvres. Elle a néanmoins continué à filmer.

Nous étions jeunes
Film de Binka Jeliazkova (8 mars/Malavida)

Un jeune homme est abattu le soir… un lent mouvement de caméra balaie le paysage, les lumières d‘un immeuble s’éteignent, sauf une : (en voix off) « ce n’est pas à cause de l’obscurité que nous appelons la mémoire. […] Des gens, des rues et des villes disparaissent ». Des fiches de jeunes gens traversent l’écran : « ceux et celles qui avaient peu et donné tout », rappelle la voix off. Bruit de sirènes et envolées d’oiseaux remplacées par des avions survolant la ville déserte. Un long plan séquence montre une femme — les pas résonnent —, puis un homme marchant à la rencontre l’un de l’autre, avec pour signes de reconnaissance un journal et une fleur. Un avion survole la rencontre de Sveska et de Dimo, elle a broyé la fleur dans sa main et confond le mot de passe, Luciole.
Plus tard, le groupe de résistant.es se retrouve pour fomenter un attentat : faire exploser une bombe artisanale dans un café où se retrouvent des militaires nazis et des collaborateurs. « Avec cette boîte, on va faire exploser Sofia. La bombe est pour les fascistes, le poison est pour nous en cas d’arrestation », mais la mèche de la bombe ne fonctionne pas… « c’était notre première mission. Tant de peur pour rien ! ». Un jeune résistant est à nouveau abattu dans la rue et son corps disparaît dans le sol, comme son souvenir, une phrase en voix off répète : «  Celui qui meurt à l’âge de 20 ans ne laisse même pas son nom ». Mouvement de caméra vers le ciel et les oiseaux.
Dimo et Sveska décident de lancer depuis le balcon du théâtre des tracts sur le public pendant la représentation d’un ballet, puis de s’esquiver dans l’obscurité de la salle. Mais fasciné par le spectacle, il laisse passer le moment opportun et ne donne pas le signal à la jeune fille pour lancer les tracts. Quand les lumières se rallument dans la salle, c’est trop tard et trop risqué. Le responsable de leur section, qui est aussi le beau-frère de Sveska, est recherché et vit dans des planques, notamment celle de Dimo, située en face de la maison d’une amie, Fleur, jeune photographe invalide. Parfois, elle sort avec Dimo qui l’accompagne dans sa chaise roulante pour prendre des photos.

Après deux opérations manquées — la bombe et les tracts —, le doute s’installe dans le groupe à propos de Dimo, est-ce un infiltré ? Les jeunes se sentent surveillés… et qui veut mourir pour rien ? En fait, c’est un ancien collègue de Sveska, à la solde des renseignements, qui surveille le groupe et vient interroger Fleur. Un rendez-vous est organisé entre le responsable, que Fleur appelle le hibou, et sa compagne, mais s’avère être un traquenard. Le hibou échappe de justesse aux agents, mais Dimo est soupçonné de trahison, Sveska n’y croit pas, les traite de paranoïaques et prévient que les doutes font aussi des victimes. Sur ces entrefaites, le jeune homme est arrêté et demande à Fleur d’avertir Sveska, mais celle-ci a un accident en voulant la rejoindre et meurt entourée de curieux qu’elle voit en négatif — véritable trouvaille cinématographique. Au même moment, Sveska est arrêtée, Dimo est torturé en sa présence et elle avale le poison cousu dans ses vêtements. À nouveau, c’est une envolée d’oiseaux comme après chaque disparition… Et la résistance continue… Nous étions jeunes.
On pourrait prendre ce titre comme le constat de l’engagement de la jeunesse dans la Résistance, mais on pourrait aussi se demander si c’est une forme de prémonition de l’illusion des jeunes vis-à-vis du régime communiste… L’œuvre de Binka Jeliazkova est en effet complexe et remplie de métaphores, donc tout est possible. Dans tous les cas, la liberté est laissée au public d’imaginer les conséquences d’une époque dramatique comme de prendre conscience des pratiques des États.
Nous étions jeunes de Binka Jeliazkova en salles le 8 mars.

Toi non plus tu n’as rien vu
Film de Béatrice Pollet (8 mars 2023)

Deux avocates se retrouvent face à la machine judiciaire, l’une en tant qu’accusée, la seconde la défend. Sophie et Claire sont amies, toutes deux ont des enfants et un soir Claire est retrouvée inconsciente et en sang dans la cuisine par Thomas, son compagnon. Transportée d’urgence à l’hôpital, le personnel médical découvre qu’elle a accouché seule et son bébé est retrouvé abandonné sur un container dans la rue. Très affaiblie et dans un état de sidération, elle est dans un premier temps mutique :
— « elle t’a dit quelque chose ? » demande Thomas à Claire qui va assurer sa défense,
— elle n’a rien dit. Il faut savoir qui est la Claire qui a fait ça pour nous répondre » le rassure Sophie.
Les études décrivent qu’en cas de déni, le ventre ne s’arrondit pas, le bébé se développe le long de la colonne vertébrale, il n’y a parfois pas d’arrêt des règles, et souvent aucun des symptômes habituels de la grossesse qui ne peut se déceler qu’avec une échographie. Claire prenait la pilule et même pour des soignant.es, c’est stupéfiant. On a besoin de comprendre, à commencer par Sophie pour défendre son amie, qui lui rétorque : « comprendre quoi ? Tu ferais quoi à ma place ? »
La reconstitution des faits, avec le juge d’instruction et une procureure hostile, est une épreuve insupportable, la procureure n’envisageant ni le déni, ni l’inconscience et encore moins la sidération de Claire, accusée de tentative d’homicide sur un enfant de moins de 15 ans. Comment Claire, déjà mère de deux enfants n’a-t-elle ni vu, ni senti qu’elle était à nouveau enceinte ?
« J’ai choisi [explique Béatrice Pollet] de raconter l’histoire d’une femme atteinte d’un déni total, issue d’un milieu aisé, éduquée, et surtout déjà mère : cela rend la situation encore plus incompréhensible. Contrairement à une idée reçue, les femmes qui vivent le déni sont de toutes conditions sociales, souvent déjà mères et aimantes. Rien ne les prédispose à devenir d’éventuelles mères infanticides. […] Je ne comprends toujours pas pourquoi on inflige de la prison à ces femmes. C’est monstrueux de les enfermer et de les séparer de leur famille à un moment où elles sont très fragiles. Quand il y a procès aux assises, les magistrats doivent décider s’il y a eu manquement, intention de donner la mort ou meurtre, avec ou sans altération de la conscience. Le soupçon est automatiquement projeté sur ces femmes qui doivent tenter de démontrer pourquoi et dans quelle mesure elles n’ont vraiment rien vu de leur grossesse. En 1990, certains psychiatres ont milité pour que le déni de grossesse soit inscrit dans le DSM (classification des troubles mentaux) mais ils ont été confrontés à une très forte résistance. Encore aujourd’hui le verdict des procès dépend beaucoup des jurés, du juge et de ses assesseurs. C’est la loterie. Le déni de grossesse parle de l’intime et peut finir en justice. Ce grand écart m’interpelle et me questionne vraiment ! »
C’est justement la question centrale que pose le film : quelles sont les raisons, les motivations d’un déni de grossesse ? Il faut interroger donc la maternité, de même que l’injonction faite aux femmes d’être mère, de cette programmation induite dans la société, toutes les sociétés. Est-ce un refus inconscient de cette injonction ? Comme le confie la réalisatrice, «  Le déni de grossesse pose problème à notre société parce qu’il touche par essence au corps de la femme. J’ai choisi de ne pas avoir d’enfant, et j’ai dû affronter le regard des autres, un regard d’incompréhension mêlé de suspicion qui a peut-être quelque chose à voir avec celui que l’on pose sur ces femmes après leur déni de grossesse. Ces femmes, dont j’aurais pu être aussi, m’ont bouleversée par leurs histoires, l’absurdité et souvent l’injustice de leurs situations. » Cela rejoint encore une fois la problématique de l’autonomie des femmes par rapport à leur corps. Et finalement si « Personne n’a rien vu : qui est coupable ? »
Toi non plus tu n’as rien vu de Béatrice Pollet au cinéma le 8 mars 2023.

Comme une actrice
Film de Sébastien Bailly (8 mars)

Le film commence par une séquence de maquillage, entre tout d’abord par une lucarne, qui s’ouvre ensuite sur tout l’écran. Anna, comédienne près de la cinquantaine, s’apprête à jouer une scène de rupture, après une transformation qui annonce en quelque sorte la suite du récit. Anna est à la croisée de chemins, tant dans sa carrière que dans sa vie personnelle, elle se sent menacée d’être écartée sur les deux tableaux en raison de son âge.
Construit comme une fable, le film fait penser à Woody Allen et à son film, Alice, où la femme trompée usait d’une boisson qui la faisait disparaître.
Ce qui est intéressant dans Comme une actrice, c’est de montrer que le problème de l’âge marque toujours la différence homme/femme et institue une hiérarchie devant la vieillesse. En effet, vieillir est un tournant difficile à accepter pour une comédienne, alors que c’est bien différent pour un comédien. Son compagnon, Antoine, est metteur en scène et Anna ne perçoit plus cette relation fusionnelle qui les unissait auparavant. Plus son couple se délite, plus elle agit en plein désarroi, se fragilise et devient maladroite. Jusqu’au moment où la crise est à son comble et le constat se fait amer et soudain inéluctable :
— « On se voit de moins en moins, et quand on se voit, c’est pour s’engueuler, la réponse d’Antoine tombe, tranchante,
— Je pense qu’on doit se séparer. Ça ressemble plus à rien tout ça. »

Incapable d’accepter cet échec et l’éloignement d’Antoine, elle décide de tenter l’impossible et de faire appel à un filtre que lui donne une femme asiatique, mais attention, elle ne doit utiliser que quelques gouttes, avec parcimonie, et seulement en cas stress ou de mal être. Premier essai, elle rajeunit de 25 ans et bientôt Anna est en totale addiction de ce filtre qui lui permet la transformation en une autre femme, en Delphine par exemple qui attire Antoine. Cette substitution de personne n’inclut pas la personnalité, Anna reste elle-même, mais dans la peau d’une autre. Ce qui séduit totalement Antoine, se sentant lui-même rajeunir et se réinventant une jeunesse. Là est aussi un détail marquant : pour se sentir séduisante, Anna doit changer de corps, pour Antoine c’est juste un état d’esprit. Bonjour la société patriarcale !
Anna entame alors une relation passionnelle avec son compagnon sous l’aspect de Delphine, mais avec ce qu’elle connaît du désir d’Antoine et en usant du lien intellectuel commun. Ce dernier est sous le charme, tombe amoureux d’une jeune femme qui est proche intellectuellement d’Anna. Bientôt cependant l’addiction devient dangereuse, la solitude lui pèse, le corps et le visage d’Anna se couvrent de plaques au retour de ses métamorphoses et la maison devient un tombeau. Sauvée de justesse, elle se retrouve à l’hôpital. Dans cette séquence et la fin du film, Sébastien Bailly s’amuse de références cinématographiques : les Yeux sans visage de Franju, le Voyage en Italie de Rossellini et Vertigo d’Hitchcok.
C’est le premier long métrage de Sébastien Bailly où il retranscrit un fantastique au naturel et réussit des métamorphoses surprenantes, notamment en superposant les voix et le jeu des comédiennes. Celle dans le taxi est étonnante. Quant à la fin, elle révèle l’essence du film : rêve ou réalité ?
Comme une actrice de Sébastien Bailly au cinéma le 8 mars 2023.

Music
Film de Angela Shanelec (8 mars)

Inspirée du mythe d’Œdipe, la narration du film se présente comme une suite d’événements, qui s’enchaînent par ellipses et suit la construction de la tragédie antique de Sophocle, tout en étant transposé dans une époque contemporaine.
Il y a le lieu, les montagnes grecques, puis un homme qui marche portant le corps d’une femme en se lamentant, les nuées envahissent l’écran. L’impression dominante est que quoique l’on fasse on ne peut échapper à son destin écrit par avance. Comme cet enfant abandonné dans une bergerie et recueilli par un couple, qui l’appelle Jon, cet enfant grandit sans avoir connu ses parents et va tuer accidentellement un homme dont il ne sait rien. Cet homme, Lucian, est pour la réalisatrice, « le personnage tragique par excellence, il n’a aucune chance d’échapper à son destin.
Il est innocent et pourtant il va périr. Pour sauver la mère de son enfant après l’accouchement, il abandonne
le nouveau-né sur place. Cet événement le brise, il ne s’en remettra
pas et ne reconnaît plus les règles auxquelles se conformer, il ne sait plus comment se mouvoir en tant que membre de la société. C’est de cela qu’il va finalement mourir, par la main de son fils qui ignore qui il tue. En apercevant le jeune Jon, Lucian s’est senti attiré par lui et a cherché à l’embrasser. » Et les événements s’enchaînent sans que les personnages puissent y changer quelque chose.
Au cours de son emprisonnement, Jon rencontre Iro, une surveillante de la prison, qui prend soin de lui, car sa vue décline. Œdipe, Jocaste, toute la tragédie est en place, Jocaste/Iro se suicide. Comme l’explique la réalisatrice,
« la cécité gagne Jon progressivement. Et la mort de Jocaste ne le conduit pas à vivre dans la forêt, mais avec sa fille, parmi les humains. Le mythe d’Œdipe m’intéresse moins pour sa singularité que pour ce que le récit peut nous dire aujourd’hui. J’en retire ce que je peux partager avec tout le monde, la normalité, ce qui est à la portée de tous. Tout le reste est le fruit de l’inconscient du personnage. C’est à cet endroit que jaillit la musique de Jon. »
Music est en fait la transcription actuelle de la pièce antique dans son décor d’origine, la dramaturgie est accentuée par le choix des plans fixes et les silences, comme si les personnages étaient également le public et le chœur. Le rythme du théâtre est également présent par le cadre et la musique qui s’impose dans la dernière partie. Le très long travelling de fin, le long de la rivière, est peut-être le seul moment où les personnages échappent à leur destin. Le film donne une vision très originale de la tragédie antique : entre écho et rêve.
Music d’Angela Shanelec est en salles le 8 mars.

POÉSIE :
La Petite ouvrière métisse
Poésies de Sandrine Malika Charlemagne (éditions la rumeur libre)

Rencontre avec Sandrine Malika
Difficile de ne pas tous les choisir pour les présenter, les poèmes de Sandrine Malika Charlemagne, alors en guise de prélude, j’ai choisi l’un d’eux qui fait à mes yeux référence à un film, Kindil de Damien Ounouri, qu’il est possible de voir durant le Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen Orient, du 10 au 21 mars.
Haram la connivence des amoureux
Les mains de la femme dans les cheveux de l’homme
Ensemble sur le banc d’une place à l’écart
Tranquille au soleil
Chacun le tourbillon dans les yeux
Ils se regardent se parlent sans les mots
Haram le repos sur les cuisses de sa douce aimée
La trouble rêverie de l’amant d’instants adorés
Dans la moiteur d’une allée plongeant sur la mer
Haram les caresses discrètes en public
C’est soudain le rappel à l’ordre
Outrage – outrage aux mœurs – s’écrie un policier
Remballez fissa ces mains dans les cheveux
Et vous, redressez la tête de ces genoux

Obéissez les amoureux, fissa obéissez

Sandrine Malika Charlemagne, on la connaissait comme auteure, notamment pour son roman, la Voix du Moloch qu’elle était venue nous présenter il y a peu, et comme comédienne pour ses lectures de textes… Cette nouvelle rencontre nous donne à entendre toute la diversité des sujets qu’elle aborde sous une forme poétique, rythmée, insoumise… La Petite ouvrière métisse

Frères militants ouvriers

Ils réclamaient justice, celle d’en bas

Celle de l’honneur des sans-voix

Ceux dont on méprisait le métier

Ceux dont on profitait jusqu’à l’usure

Dans l’Amérique des années vingt

Les pauvres travailleurs payés trois fois rien

Du Capital déjà bâtissaient le mur

Frères militants à l’œuvre pour qu’advienne la dignité
Dans les rues, ils manifestaient, frères libertaires

À corps et à cri, d’une volonté de fer

Dont personne ne pouvait chez eux rien marchander
Fallait alors en finir avec ces durs à cuirs

Ces meneurs trop dangereux

Ces meneurs insoumis ces révoltés d’immigrants

Le juge Tayer serait de la partie

Falsifier les preuves, accuser à tort

Concocter le grand banquet de la mise à mort

Nicola Sacco – Bartolomeo Vanzetti, frères amis

Honnis par le juge, écraser à jamais les rebelles

Chaise électrique pour deux loyaux fidèles

La chaise, sans regret pour le juge : à mort les innocents

Travail

Pris en tenaille

Dans le tunnel des grenailles

Vaille que vaille

Au poteau d’exécution

Celles et ceux réfractaires aux missions

Faire tourner la machine

Malgré les stigmates, l’oppression des poitrines
Produire encore et encore et toujours produire
Jusqu’au trou final, pour y mourir

Pauvres mains à la longue – à la longue usées
Par la cadence sur la caisse enregistreuse

À taper des chiffres durant tant de journées
Elles frappent les mains besogneuses
Pour gagner tout juste si peu de quoi

Maillons de la chaîne productrice

La chaîne imbattable qui sans n vous broie

Aux mains de ceux qui champions de tous les vices

Se croient sortis de la cuisse de Jupiter

Sauveurs suprêmes – sans eux ça ne tournerait pas
Croient-ils si bien penser, de leurs grands mots

Ils se gargarisent

Et ces milliers de mains à leur service, enchaînées à leurs lois
Rompues lessivées à la tâche si peu honorée

Un jour ces mains sur toutes les caisses cesseront de frapper
Et brûleront pour elles-mêmes le plus beau feu de joie

La Petite ouvrière métisse
Poésies de Sandrine Malika Charlemagne (éditions la rumeur libre)

Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen Orient
Du 10 au 21 mars
Depuis 2006, le Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient propose la découverte sur grand écran des créations cinématographiques du Maroc, d’Algérie, de Tunisie, d’Egypte, de Palestine, du Liban, de Syrie, d’Irak, d’Iran... et des diasporas dans le monde, de même que des rencontres et des débats.
Cette année, La dernière Reine de Adila Bendimerad et Damien Ounouri fait l’ouverture le 10 mars à 20h.
C’est un grand film historique sur la cour raffinée de la reine arabo-berbère Zaphira, figure algérienne mythique et méconnue.

La Fête du court métrage est un événement annuel qui a pour vocation de faire découvrir et mieux connaître le format court au plus grand nombre.
La manifestation, gratuite et ouverte à toutes et tous, permet pendant une semaine de faire vivre la magie du court métrage à tous les publics, notamment les publics éloignés de la culture, pour favoriser l’accès à la culture, par le biais de projections, d’animations et de rencontres.
Forte de 15 000 projections dans plus de 4 000 communes de métropole et d’outre-mer mais aussi dans 50 pays à l’étranger en 2022, La Fête du court métrage revient du 15 au 21 Mars.