Chroniques rebelles
Slogan du site
Descriptif du site
Entretien avec Béatrice Pignède et Christophe-Emmanuel Del Debbio
Propagande de guerre, propagande de paix
Faire du cinéma autrement
Article mis en ligne le 11 mars 2008
dernière modification le 3 octobre 2010

par CP

Compte tenu de l’ambiguïté du terme même de “populaire”, un documentaire sur l’étude de la propagande à travers les images diffusées entre dans la problématique de ce numéro sur le cinéma populaire.
La manière dont le cinéma reflète ou conditionne les mentalités est le sujet du documentaire de Béatrice Pignède [1] qui, de ce fait, entre dans la catégorie des films populaires. Pour qu’il devienne populaire, faut-il encore qu’un film soit accessible au public. Or pour beaucoup de films au potentiel “populaire”, la distribution fait défaut et, même si le phénomène du “bouche à oreille” fonctionne parfois, certains films pâtissent d’une censure économique informelle ou décidée dans certains cas.
Et Propagande de guerre, propagande de paix fait partie de ces
cas puisqu’après avoir obtenu une aide à la production et un visa de contrôle,
ce documentaire se voit refuser le droit à la diffusion.

Démonstration convaincante liée à une documentation impressionnante, le film documentaire de Béatrice Pignède présente des extraits d’émissions et de journaux télévisés sur les interventions en l’Irak, de 1991 et de 2003, et démonte le traitement médiatique tout en le comparant à d’autres conflits. Extraits croisés qui montrent les contradictions, le “deux poids deux mesures”, le simplisme des arguments et les amalgames grossiers développés dans les médias. “La guerre c’est la paix !” Belle formule pour défendre l’idée de “guerre préventive” et construire une image “diabolisée” de l’ennemi agresseur. Bush peut lancer ses “anges exterminateurs”, “ défenseurs de la démocratie mise en danger par les “États voyous” et les déclarations mensongères font leur effet, même si le coup monté est ensuite découvert.

Les commentaires de deux historiennes, Annie Lacroix-Riz et Anne Morelli, d’une journaliste, Diana Johnstone, d’un écrivain, Jean Bricmont, et d’un expert militaire soulignent encore l’absurdité des arguments et l’énormité de la manipulation. Propagande de guerre, propagande de paix ou comment les mensonges médiatiques influencent l’opinion, font le jeu des pouvoirs et faussent tout débat critique. Un film alternatif dans sa production comme dans sa distribution.

En 2001, Béatrice Pignède réalise avec Daniel Schneidermann Kosovo, des journalistes dans la guerre, film documentaire qui reçoit le prix Europa. En 2003, elle coréalise L’Irak d’une guerre à l’autre, avec Francesco Condemi. Sa dernière réalisation, Propagande de guerre, propagande de paix, poursuit sa recherche sur le traitement médiatique de la guerre lié à l’histoire officielle.



Christiane Passevant : L’image qui a été choisie pour illustrer le film, un militaire tenant dans les bras un bébé, fait penser à la couverture d’un numéro de Newsweek lors de la première guerre du Golfe, en 1991, où l’on voyait une femme militaire avec un enfant avec ce titre, Mom’s War. Les deux images ont-elles un rapport ?

Béatrice Pignède : Cela semble le mieux résumer la propagande de guerre, en tout cas c’est symbolique. Ce n’est pas nouveau car l’historienne Anne Morelli a fait une recherche sur cette iconographie représentant ce qu’elle appelle les soldats baby-sitters, et elle souligne l’idée dominante : ils sont bons et vont à travers le monde sauver la veuve et l’orphelin, se promenant avec un paquet de langes dans une main et un biberon dans l’autre. Elle a trouvé que pendant la Seconde Guerre et la Première Guerre mondiales, la même imagerie était employée, qu’il s’agisse du soldat allemand, du soldat russe, peu importe la nationalité…

Christiane Passevant : Pour finir avec le soldat libérateur états-unienne distribuant du chocolat et des chewing-gums aux enfants.

Béatrice Pignède : L’image est utilisée par toutes les armées, il ne faut y voir un aspect national. Le thème est que nos soldats sont bons et que les autres sont évidemment sanguinaires.

Christiane Passevant : Le film dure 90 minutes.

Béatrice Pignède : C’est un long métrage documentaire que nous n’avons pas produit dans l’esprit d’une commande pour une chaîne. La coproduction s’est faite avec Zaléa TV, télévision associative et engagée, engagée d’ailleurs au point qu’elle n’a plus l’autorisation d’émettre aujourd’hui. Dans cette optique, nous n’avions pas de contrainte et nous nous sommes donnés le temps d’expliquer un sujet qui paraît simple — la télé nous ment, les médias nous mentent — et sur lequel tout le monde est d’accord, mais essayer de comprendre les mécanismes, les ressorts, les ficelles et nourrir une critique qui s’appuie sur des arguments historiques et politiques, c’est une autre affaire. Il faut entrer dans une complexité et cela demande du temps. Nous n’avons retenu que cinq thèmes de propagande, c’est peu comparé à ceux qui existent, mais c’était suffisant pour le rythme et l’intérêt du public.

Christiane Passevant : C’est une enquête sur le processus de propagande à travers des extraits télévisés de notre actualité. La documentation soutient l’argumentaire du film, notamment avec des morceaux d’anthologie qui, mis bout à bout, sont une démonstration remarquable. Comment avez-vous procédé pour la documentation TV ?

Christophe-Emmanuel Del Debbio : Il n’y a pas de secret, il faut beaucoup regarder la télévision. Je la regarde en prenant des notes, ce qui me permet de retrouver certains extraits, par exemple les discours de Bush. Ce film a été fait alors que la guerre n’était pas terminée et, au fur et à mesure que le montage avançait, on rajoutait des séquences, des extraits. Un autre aspect est que nous avons utilisé des extraits télévisés sans passer par les chaînes de TV qui opèrent un contrôle sur ces images. Elles donnent ce qu’elles veulent bien donner. TF1 est très strict sur ce point et c’est aussi très cher. Il y a donc également cette contrainte économique. Nous sommes donc passés par un autre biais, j’enregistre beaucoup de choses et nous avons ainsi réussi à intégrer beaucoup d’images. Par exemple cette déclaration de Bush faite devant des militaires : “ la démocratie est un don de Dieu au monde

Christiane Passevant : Quand on voit ces extraits montés, on se demande évidemment comment le public peut être dupe, comment cela peut fonctionner

Christophe-Emmanuel Del Debbio : Je crois que les discours de Bush s’adressent essentiellement au public états-unien, et que nous avions ici un peu plus de recul par rapport aux événements, ce qui n’est pas toujours le cas concernant les médias français vis-à-vis des États-Unis.

Christiane Passevant : Il y a les extraits et il y a les commentaires de cinq intervenant-e-s.

Béatrice Pignède : Annie Lacroix-Riz [2], historienne à Paris VII et spécialiste des relations entre l’Europe et les États-Unis, Anne Morelli [3], historienne belge à l’Université libre de Bruxelles, qui enseigne l’histoire critique et dont l’ouvrage est un peu la structure du film. Il s’inspire des réflexions d’un lord britannique pendant la Première Guerre mondiale, Sir Arthur Ponsonby, qui avait dégagé des principes de propagande. Anne Morelli enseigne la critique et c’est ce qui transparaît dans ses interventions, avec l’humour en plus. La mise à distance est nécessaire parce que l’on sort d’un flot de pathos, d’émotions qui est un des ressorts de la propagande. Pour la guerre, la propagande va plutôt chercher à apitoyer de manière à justifier une guerre humanitaire, juste, au nom du bien, sans révéler les enjeux économiques ou de pouvoir, sinon il serait impossible d’obtenir l’adhésion des populations. Pour déconstruire cela, notre démarche a été de réintroduire une certaine froideur, en tout cas celle qui permet la réflexion et un peu d’humour par rapport à la manière dont on se fait gruger. C’est cela qu’il faut dire au final, sur le moment la plupart des personnes suivent. Pour la dernière intervention en Irak, c’était un peu différent, mais on a vu aussi les conséquences que cela pouvait avoir.

Jean Bricmont [4] est professeur de physique à l’Université catholique de Louvain et écrivain. Diana Johnstone [5] est une journaliste indépendante états-unienne très critique par rapport à la situation aux États-Unis et vivant depuis longtemps en Europe. C’est une journaliste engagée depuis, et contre, la guerre au Vietnam. Enfin le général Forget, à la retraite, souvent appelé par France Télévision lors de la première guerre du Golfe. À l’époque, des experts militaires intervenaient à la télévision, ce qui n’a pas été le cas pour la deuxième guerre car cela n’a pas eu un impact intéressant de leur point de vue. À force de commenter des images de guerre en direct, les militaires disaient un peu tout et n’importe quoi. On leur demandait de faire du Léon Zitrone sur des bombes qui tombaient. Il a pris du recul sur son intervention, de même qu’il fait partie de ceux qui étaient opposés à la guerre en Irak sur des positions qui n’étaient pas celles de l’extrême gauche, mais néanmoins intéressantes, et qui sont liées à l’indépendance nationale. Sans cette fraction importante de la population, les manifestations n’auraient pas atteint cette ampleur et le poids contre la guerre n’aurait peut-être pas débordé les milieux pacifistes habituels. Je trouve intéressant de comprendre les raisons militaires et sur cette question, on a vu à quel point cet aspect était central pour la deuxième intervention en Irak. Le général Forget a une analyse très précise sur les armes de destruction massive. Pour lui, les armes chimiques n’en font pas partie parce que leur rayonnement n’est pas si important. Il reprend l’exemple d’Ypres pendant la Première Guerre mondiale et l’épisode terrible de l’utilisation du gaz moutarde qui a provoqué de gros dégâts, mais dans un périmètre limité. Les armes de destruction massive sont, d’un point de vue militaire, les armes nucléaires qui, même "mini-nuke", auront des conséquences et des répercussions sans comparaison, dans le temps et dans l’espace.

Christiane Passevant : La clé, c’est en fait le problème du complexe militaro-industriel. Diana Johnstone insiste sur ce point dans le film.

Béatrice Pignède : Cela lui semble être un point oublié dans la contestation des altermondialistes. On ne peut négliger l’aspect militaire ni vouloir changer le nouvel ordre sans s’attaquer à la première puissance militaire qui l’impose. C’est toujours le même scénario : dans le pays qui refuse de suivre la volonté des États-Unis, on va trouver qu’il y a une minorité avec un horrible dictateur qui se comporte comme le nouvel Hitler. Les “anges de la liberté”, les avions états-uniens ou d’une coalition devront alors défendre cette minorité et remettre de l’ordre. L’attitude de refus de soutenir l’intervention sera identifiée à celle des Munichois. L’aspect militaire est très important dans la conduite de la guerre et dans l’analyse de la propagande, y compris lorsqu’on regarde la structure des médias français. Et cela Annie Lacroix-Riz le montre en faisant un parallèle avec l’époque précédant la Seconde Guerre mondiale qui est identique concernant le monopole de la presse en France. Il n’y a pas de pluralisme. Qui détient la presse ? Ce sont les principaux groupes d’armement, Dassault et Lagardère.

Christiane Passevant : Les émissions de télévision aussi ?

Béatrice Pignède : Les grands médias. Ce sont eux qui décident quel type de publicité vont passer et aussi, indirectement, des finances, des subsides. Leur avis est particulièrement important.

Christiane Passevant : En France, l’attitude a été différente lors de la seconde guerre du Golfe et les manifestations ont dépassé de loin les milieux pacifistes parce qu’il n’y a pas eu d’engagement de l’État dans une coalition avec les États-Unis.

Béatrice Pignède : Dans le décryptage des articles et des reportages à la télévision et à la radio, une certaine critique était développée par rapport aux visées des États-Unis sur la guerre puisque cette fois-ci il y avait des divergences, bien que pour le gouvernement français l’alliance avec les États-Unis prime un peu sur tout. Les tensions et les divergences d’intérêts étaient si importantes que l’opposition était presque obligatoire de la part d’un certain nombre d’États européens. Dans l’agression contre l’Irak — on ne devrait pas employer le mot de guerre, c’est déjà un terme de propagande —, l’un des objectifs visés était de contrôler le pétrole, d’empêcher un certain nombre de pays, dont l’Europe, la Chine, la Russie, d’avoir accès à ce pétrole. Concernant l’intervention en Irak, une certaine critique s’est développée, mais cela ne signifie pas que les journalistes ont bien fait leur travail : c’était la critique autorisée, qui suivait les directives de l’État français. En 1991, c’était différent, il n’était question que de frappes chirurgicales, de guerre propre, avec des commentaires dithyrambiques sur l’aspect technologique, le progrès et évidemment pas de morts, en tout cas invisibles.

Christiane Passevant : Je voudrais revenir sur le choix de réalisation, à savoir le cas de figure de l’agression contre l’Irak.

Béatrice Pignède : C’était un exemple sur lequel nous disposions d’un recul et, malheureusement, d’une certaine durée. La guerre contre l’Irak continue, sans interruption, depuis 1991, et cela nous laissait les moyens d’analyser et de comparer les arguments de propagande sur plus de dix ans. C’est, dans les conflits récents, un cas unique et très symptomatique du développement des arguments de propagande. Nous avons rassemblé beaucoup d’éléments durant la période précédant la guerre, car c’est dans la préparation à la guerre qu’on les voit surtout se développer. Nous voulions aussi une unité dans le film avec ces images sur l’Irak. Dans le film, nous essayons aussi de montrer des arguments développés pendant la guerre au Kosovo, en Afghanistan, la Seconde Guerre mondiale, le Vietnam, la Corée, et c’est la partie analyse comparative des intervenant-e-s. Le film est un outil de compréhension que nous avons voulu simple pour ne pas être noyés, comme la propagande nous noie. Nous avons donc rassemblé le discours sur l’Irak pour montrer une cohérence dans le développement des arguments sur plus de dix ans. Entre 1991 et 2003, ce qui est dit sur les armes de destruction massive, c’est affligeant, sur la démonisation de "l’ennemi potentiel", c’est caricatural.

Christiane Passevant : Dans le film, il y a cet extrait avec Fabius déclarant, en 1991, qu’il n’existe pas de guerre propre ou joyeuse.

Christophe-Emmanuel Del Debbio : Il évoque l’utilisation du napalm en février 1991 lors d’une interview avec Anne Sinclair, dans l’émission 7/7. Elle fait allusion à une polémique sur l’emploi du napalm par les marines et Fabius parle de fossés où l’on mettrait le feu, pour se défendre. Et il conclut par la fameuse phrase. Ces archives de 1991 permettent de comparer les discours durant les deux interventions.

Christiane Passevant : Inconscience ou cynisme, c’est une illustration parfaite de la propagande la plus grossière.

Béatrice Pignède : C’est une des perles du film. Fabius soupire que, finalement, c’est un moindre mal. La critique autorisée ne remet pas en cause les bonnes intentions du gouvernement. La situation est toujours compliquée, il y a des sauvages et l’on est obligé d’intervenir. Mais les intentions ne sont pas critiquables sur le fond même si les modalités peuvent être discutées. Une autre archive très forte est la dénonciation par Alain Minc, également dans 7/7, de l’affaire des couveuses dans un hôpital du Koweit, et de la mort des bébés provoquée par l’armée de Saddam Hussein. Sur la liste des exactions de l’armée irakienne, ce détail particulièrement horrible, était développé par une jeune fille en larmes dont on a ensuite appris qu’elle était la fille de l’ambassadeur du Koweit aux États-Unis. Alain Minc rapporte cet épisode en disant qu’il n’existe pas d’images des atrocités commises. Et cela devient la justification d’une idéologie : ce que l’on vous dit, on ne peut le prouver, mais imaginez-vous que c’est bien pire. C’est confondant.

Christiane Passevant : Dans ce cas précis, les journalistes n’ont pas fait leur travail. On pouvait démonter certaines allégations, mais ce n’était pas à l’ordre du jour.

Béatrice Pignède : On le voit très bien quand on fait une recherche dans les archives : les paroles n’ont pas le même poids. Quand le “bon camp” affirme des atrocités, même sans preuve, cela va dans le sens de ce l’on attend. Mais quand une idée n’est pas conforme à l’attente, notamment que “l’ennemi” n’est pas si horrible, ou si l’on laisse parler la population du camp que l’on va écrabouiller au passage — population à qui l’on accorde peu d’existence, c’est une masse derrière un dictateur —, là, cela devient plus difficile de faire accepter que des femmes, des enfants seront touchés. Pourtant, c’est obligatoire dans une guerre, mais tout est fait pour écarter ce contexte, l’idée même qu’il y a des humains de l’autre côté. Les journalistes ne considèrent pas les sources avec égalité, les officielles venant du gouvernement ou des militaires sont crédibles, et les autres, irakiennes, ou encore pire, celles de groupes comme Al-Qaida, sont déconsidérées.

Christiane Passevant : L’exemple du maquillage du portrait de Saddam Hussein en 1991, dénoncé par FAIR aux États-Unis, est connu.

Christophe-Emmanuel Del Debbio : C’était la couverture de The New Republic en 1991. L’image avait été truquée, les moustaches avaient été rétrécies pour ressembler à Hitler.

Christiane Passevant : Trois aspects importants sont abordés dans le film : la référence à la Seconde Guerre mondiale et à la lutte contre “l’axe du mal” : l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste et le Japon impérial ; la description d’armes inouïes et, comme le dit Anne Morelli, cela dure depuis Jules César. Enfin, la notion de guerre coloniale, soulignée par Annie Lacroix-Riz, avec en fond toujours cette opposition entre l’Occident libérateur, démocratique, et l’Orient avec les islamistes.

Béatrice Pignède : C’est un aspect essentiel du décryptage médiatique, mais aussi de l’analyse de la situation. Encore plus que la guerre coloniale, c’est une alliance dans la reprise d’un discours de toute la terminologie coloniale sur les barbares, les non civilisés et en même temps une espèce de fanatisme religieux. Jean Bricmont dit qu’il serait beaucoup plus simple de comprendre s’il n’y avait que des enjeux économiques dans ces affaires de propagande de guerre. Certes, il ne faut pas oublier que le premier but de la guerre est la domination économique et politique, mais il y a des aspects hallucinants avec des effets indéniables dans l’administration Bush, en particulier le fanatisme religieux qui complique aussi les enjeux du conflit.

Christiane Passevant : La même équipe participait à l’administration de Bush père.

Béatrice Pignède : Les néo-conservateurs ont pris de l’importance depuis et, notamment, autour de Richard Pearl, Ronald Rumsfeld, qui développent des choses terrifiantes, une politique qui s’appuie sur l’Apocalypse d’où le bien et le mal vont émerger. Il n’est pas exclu qu’au sein de cette équipe qui dirige la conduite des guerres, ils y croient vraiment.

Christiane Passevant : Sur la distribution du film ?

Béatrice Pignède : La distribution n’est pas classique. Il y a eu une projection lors du Forum social européen, ensuite le film est resté trois mois au cinéma l’Entrepôt et tourne actuellement en province. C’est assez remarquable pour un film documentaire. Pour nous, le cinéma ne doit pas être regardé comme un produit de consommation, nous voulons (l’association CLAP 36) qu’il y ait des projections publiques, avec des personnes qui débattent.

Christiane Passevant : Au-delà de son actualité, le film offre une grille de lecture de la propagande en général. Il fait ainsi référence dans la production cinématographique française, car la démarche critique de fond n’est pas courante sur le sujet. Il est important de diffuser ce film qui analyse le processus de propagande dans ses méthodes et son but initial. Alors, question pratique pour la distribution, sur quel support est le film ?

Béatrice Pignède : Nous entrons là dans le domaine de la censure. L’une des façons de limiter la diffusion des films auto-produits, ayant des moyens modestes, est de ne pas leur accorder les moyens du cinéma, c’est-à-dire d’avoir un support film 35 mm ou 16 mm qui correspond à l’équipement des salles de cinéma à l’heure actuelle. Le film est en format vidéo.

Christiane Passevant : Le film sera-t-il programmé à la télévision ?

Béatrice Pignède : Nous avons tous deux travaillé pour la télévision, notamment pour l’émission Arrêt sur image. C’est une bonne école de formation qui permet de cerner quelles sont les limites de la critique autorisée à la télévision. Le cahier des charges de cette émission résume ce que l’on peut ou ne pas faire. La chaîne permet la critique de la forme, mais pas la critique du fond. Or, pour ce film, nous avons adopté la démarche strictement inverse. Nous ne voulions pas critiquer en détail le travail des journalistes, distribuer les bons et mauvais points, nous voulions nous pencher sur les structures de l’information, sur le phénomène d’autocensure, autant de points qui rejoignent des analyses de la société. Les journalistes sont des employés comme les autres et il fallait évoquer la pression, la hiérarchie qu’ils subissent, et qui s’appliquent aussi à d’autres professions. La critique des journalistes qui s’est dernièrement développée du style “tous pourris” est superficielle, parce qu’une fois qu’on a dit ça, on se débarrasse de notre responsabilité, de notre liberté d’analyse, on délègue notre intelligence aux journalistes. C’est pourquoi nous avons voulu montrer les arguments qui sous-tendent la propagande et les raisons pour lesquelles on nous vend des “guerres humanitaires”. Les ressorts de cette idéologie sont intéressants à comprendre pour y résister. Si la critique s’arrête à celle des journalistes, cela ne sert à rien et on ne s’attaque jamais au fond parce que c’est interdit. Si l’on dit que les gouvernements font la guerre dans un but de pillage, même si cela tombe sous le sens, aucun média ne le laissera passer.

Les intellectuel-le-s qui ont l’antenne ouverte ne tiennent pas le même discours que les intervenant-e-s du film, car un discours différent de l’autorisé est plus complexe et plus radical, et ne passe pas. Actuellement, il suffit de dire certains mots comme “sécurité”, “guerre contre le terrorisme”, “ni voile ni string” et cela fait marcher au pas les populations. De même qu’il faut choisir son camp sinon cela signifie qu’on laisse faire. L’argument moral est utilisé pour soumettre les populations, pour les faire taire. Il faut obtenir l’adhésion des populations ou les réduire au silence.

Entretien paru dans L’Homme et la société, Le Cinéma populaire et ses idéologies, n° 154, 2004/4.


Dans la même rubrique

Même pas peur
le 5 octobre 2015
par CP
Hautes Terres
le 4 octobre 2015
par CP
On a grèvé
le 28 décembre 2014
par CP
Y’a pire ailleurs
le 23 décembre 2014
par CP
Ich Bin Eine Terroristin
le 23 décembre 2014
par CP