Chroniques rebelles
Slogan du site
Descriptif du site
Christiane Passevant
Ville à vif de Imane Humaydane Younes
Imane Humaydane Younes (Verticales)

Regards de femmes sur la guerre civile

Article mis en ligne le 12 décembre 2007
dernière modification le 25 mai 2008

par CP

Beyrouth Ouest, un immeuble sur la ligne de démarcation… Quatre femmes, piégées dans un conflit dont elles ne comprennent ni l’origine ni les enjeux, disent leur angoisse, leur espoir de fuir pour certaines, leur refus d’une violence absurde.

Ville à vif est un roman où se mêlent scènes intimistes, regards sur une société en déliquescence, mélancolie du passé, abandon des utopies et des rêves d’émancipation et de changement social dans un quotidien cauchemardesque. À la destruction de Beyrouth — et de celle du pays — fait écho la déstructuration des êtres : “ Était-ce la folie qui est venue à nous ce jour-là ou nous qui étions venus à elle ? Avait-elle vraiment fait irruption dans notre vie et dans nos cœurs ? Chacun de nous ne l’aurait-il pas plutôt nourrie et laissé croître en lui ? Est-ce ainsi que s’édifie une nation ? Je ne savais que faire face à ces bruits qui se rapprochaient toujours, jusqu’à engloutir toute certitude. ” (Maha)

Avec ce questionnement, Maha, l’observatrice et la femme engagée, nous transmet la dimension et la complexité de cette guerre. Que deviennent les idéaux, les convictions dans un quotidien dominé par la violence et l’humiliation ? Les valeurs, les principes sont brouillés par la peur, la lassitude “ de ces discordes qui tournent la vie en mort et l’amour en violence. ” Elle seule vivra presque toute la guerre civile à Beyrouth à part un intermède chez sa sœur aux États-Unis lors de l’invasion israélienne en 1982. Elle découvre alors la manipulation par les médias d’un conflit qui, certainement, a bénéficié de la plus large couverture médiatique.

Vivre un quotidien rythmé par les bombardements et les combats rend la rupture avec les exilé(e)s inéluctable. La société libanaise n’est pas indemne après plus de quinze années de guerre civile : flashback sur l’enfance, l’adolescence, l’avant-guerre civile ; réflexion sur les liens familiaux, les rapports de pouvoir, les amours, l’engagement et le contexte social libanais. Liliane, Warda, Camillia et Maha s’interrogent sur les raisons de cette violence et sur la responsabilité collective. Pourquoi la haine a-t-elle brutalement resurgi pour servir de code aux échanges ? Quelle est l’origine du déchaînement des violences ? Comment la guerre a-t-elle transformé les perceptions de l’autre ? “ Je découvrais soudain que mon nom était la marque d’une différence. Chaque nom prenait désormais la forme d’un individu qui se transformait en assassin ou en victime. ” (Camillia)

Imane Humaydane Younes a écrit ce texte en plusieurs phases. D’abord des notes durant la guerre civile pour lutter contre le repli, l’enfermement imposé. L’idée du cadre s’est imposée ensuite, cet immeuble emblématique de la séparation est devenu l’espace des rencontres, des drames, des échanges, des antagonismes et des tensions. Sa transformation joue un rôle dans l’évolution de l’histoire des habitantes et des personnages, pris en otage.

Pour l’auteure, bouger dans la ville, passer d’un quartier à l’autre malgré les frontières intérieures, les barrages gardés par les miliciens, représentait une lutte, un refus de la force brutale. Le roman témoigne de cette soif de mouvement dont chaque personnage féminin semble différemment imprégné. Chacune vit cette page tragique avec révolte pour Camillia, doute et détermination pour Liliane, désespoir pour Warda, avec acuité et mémoire pour Maha, mais sans résignation.

La violence dans la rue, dans les rapports humains, semble une finalité et la seule réalité : la violence est normalité. Dans le récit, les rapports de genre tiennent une place fondamentale car les hommes — qu’ils soient dans le combat ou dans le renoncement — sont dépassés, dépossédés de leur statut par l’ampleur d’un conflit qu’aucun des personnages masculins n’est en mesure d’analyser. Les femmes, elles seules, esquivent la fatalité d’un enfermement oppressant. Elles résistent, à l’image d’ailleurs de la ville, de Beyrouth dont Camillia dit “ La guerre n’est pas venue à bout de la ville.

Et pourtant tout a changé entre 1975 et 1991. La ville ne se ressemble plus avec les ruines — quelle est la couleur des ruines ? —, les barrages — qui sont ces miliciens enivrés d’un pouvoir qu’ils s’octroient ? — et tous ces réfugié-e-s… “ La guerre a détruit leurs maisons et leur a volé des années de leur vie. Les gens fuient, abandonnant derrière eux les décombres de leurs habitations et pendant ce temps, la guerre continue. Les hommes gardent le doigt sur la gâchette, quand leurs femmes partent à la recherche d’un endroit sûr pour y mettre au monde de nouveaux enfants. ” (Maha).

Dans cet univers de violence et de désespérance de voir la fin du cauchemar, les femmes résistent et, comme l’affirme Oum Mansour “ cette folie ne nous a pas encore engloutis et de toute façon, elle n’y parviendra pas.