Chroniques rebelles
Slogan du site
Descriptif du site
Norman G. Finkelstein
Réflexions sur la responsabilité collective dans le conflit arabo-israélien (1)
Article mis en ligne le 1er avril 2008
dernière modification le 17 juillet 2008

par CP

Pourquoi pas ?” répondit Kai’d, plus perplexe qu’étonné par ma question. Les quelques Palestiniens que j’avais rencontré depuis mon retour dans les territoires occupés comprenaient que se réjouir de l’envoi des scuds était sujet à controverse. Dès mon arrivée à Beit Sahour, Abu Issa (le grand-père) m’avait interpellé de son balcon pour m’inviter à le rejoindre. Après les formules de politesse usuelles, il avait décrit un grand arc de cercle dans l’air dans le même temps qu’il émettait un sifflement imitant le son du missile pour terminer par un grand bruit. Tout le monde riait. Cela avait été un des rares moments de mon séjour où les gens montrèrent leur joie, même éphémère.

Assis dans la maison de Kai’d, ingénieur agricole demeurant à Fawwar (camp de réfugiés près d’Hébron), je lui renouvelai ma question : “Pourquoi t’es-tu réjoui à propos des scuds ?”. Au même moment, une Jeep conduite par des soldats israéliens passa près la maison en tirant indistinctement des gaz lacrymogènes et des sound bombs pour annoncer le couvre-feu. Tout le monde se tint contre le mur. Tous, sauf le petit garçon de trois ans qui, debout devant la fenêtre, cria “Jettez des pierres !”. Après avoir saisi l’enfant pour l’éloigner de la fenêtre, Kai’d m’expliqua que, durant les attaques des scuds, il avait lu pour la première fois la panique dans les yeux des Israéliens. “Je voulais qu’ils ressentent la même panique qu’ils provoquent en moi.” La fillette de Moussa, Marwa (6 ans), intervint en se disant “heureuse que Saddam ait envoyé des missiles sur Israël parce qu’Israël tue beaucoup de Palestiniens, a envoyé papa en prison et frappe les enfants.
Moussa habite aussi le camp de Fawwar et est professeur d’Anglais. Il a déjà été arrêté trois fois et est resté chaque fois six mois en détention administrative (une fois, apparemment, pour m’avoir hébergé) où il a subi humiliations, coups et tortures.

Le “goût de miel de la revanche” ne fait pas appel à un sentiment élevé et n’est pas un phénomène uniquement palestinien. Qui ne se souvient de la réaction nord-américaine après le bombardement de Pearl Harbour. John Dower rapporte dans War Without Mercy que “l’attaque surprise japonaise provoqua chez les Américains une rage à la limite du génocide.” L’amiral William Halsey qui, après Pearl Harbour, devint commandant des forces armées dans le Sud Pacifique, déclara que la fin de la guerre serait un enfer pour les Japonais et, pour rallier ses hommes, utilisait des slogans tels que “Tuez des Japs, tuez des Japs, tuez davantage de Japs !

Les sondages d’opinion ont indiqué que plus d’un Américain sur dix se déclarait en faveur “d’anéantir” ou “d’exterminer” le peuple japonais et qu’un pourcentage comparable réclamait une rétribution sévère après la défaite du Japon, “œil pour œil”, “punition, torture,” etc. L’incendie de Tokyo en mars 1945 qui détruira une grande partie de la capitale en faisant quelque cent mille victimes civiles et laissera plus d’un million de sans-abri “écorchés, bouillis et cuits à mort,” ne souleva pas de protestation selon le général Curtis LeMay, maître de la nouvelle stratégie. Il sera question d’un “vague murmure de protestation sur le front” des alliés, contre “les massacres de civils parmi les plus cruels et les plus barbares de toute l’histoire”, mais “généralement acceptés comme un juste retour des choses”, selon Douglas MacArthur. En 1945, Elliott Roosevelt, fils et confident du président, se déclara en faveur d’une poursuite des bombardements sur le Japon “jusqu’à l’anéantissement d’environ la moitié de la population civile japonaise.” En décembre 1945, avant la capitulation du Japon, un sondage du magazine Fortune montre qu’environ un quart des personnes sondées se prononcèrent en faveur d’une utilisation plus large de l’arme atomique par les États-Unis. [1]

Peut-on nous blâmer de nous réjouir de l’envoi de scuds quand la botte des Israéliens est sur notre dos”, protesta Nasser. Dans le centre de rééducation qu’il dirige, de jeunes Palestiniens sont handicapés à vie à la suite des coups ou des balles des soldats israéliens. “Ce n’est pas notre faute si nous haïssons les Israéliens, c’est leur faute.” Il serait toutefois “politiquement correct” de dire que les citoyens israéliens ne peuvent être tenus pour coupables des crimes de l’État israélien. Mais est-ce politiquement valable ?
La responsabilité collective est certes un concept imprécis, mais il est cependant possible d’illustrer celui-ci en prenant trois cas de figure non controversés. À l’extrême du choix se trouve la dictature où le citoyen ne peut se prononcer ou agir sur la politique de l’État sinon en s’exposant à la répression. Au milieu, la démocratie typique où le citoyen peut influencer la politique de l’État, même si cette possibilité est rarement exploitée. Et à l’autre extrême, une démocratie où le citoyen responsable infléchit la politique de l’État dans son application. Par exemple, dans la mobilisation d’une armée populaire. La responsabilité collective augmente évidemment d’un extrême à l’autre. Si l’on considère le cas d’Israël, je pense qu’il se situe à l’extrême point démocratique de cet éventail.

Premier point à souligner, le citoyen israélien accepte la politique de répression contre les Palestiniens contrairement à ce qui est généralement admis. Les exemples qui suivent sont révélateurs. En juin 1982, au cours du premier mois de l’invasion du Liban par Israël, qui fera 20 000 morts parmi les Palestiniens et les Libanais, le résultat d’un sondage montre que la popularité d’Ariel Sharon avait augmenté, de même que celle de Menahem Begin. 55% des personnes interrogées se prononcèrent pour Sharon comme étant “le mieux placé pour être ministre de la Défense” (augmentation de14% en un mois), et 51% ont vu en Begin l’homme politique “le mieux placé pour être Premier ministre" (augmentation de 11% depuis les préparatifs de la guerre). Plus de 80% ont pensé que l’intervention de l’armée au Liban était justifiée. En août 1982, alors que la bataille de Beirut “atteignait de nouveaux sommets de sauvagerie”, un sondage donne les intentions de vote de plus de la moitié des personnes interrogées en faveur d’une réélection du gouvernement Begin-Sharon, et plus de 80% pour l’invasion du Liban. Le soutien de l’opinion publique israélienne ne s’atténuera pas avec l’accélération de la sauvagerie du conflit. Le retournement de l’opinion ne s’est opéré qu’avec l’alourdissement en pertes humaines israéliennes et les protestations internationales, après les massacres de Sabra et Shatila, qui menacèrent d’isoler Israël au plan international.

Un sondage d’opinion réalisé en avril 1989, alors que la répression devient féroce dans les territoires occupés, montre que plus de 70% des personnes interrogées ne voyaient aucune contradiction entre les méthodes de répression employées par l’armée et les ”valeurs d’une nation démocratique”. Plus de la moitié des opinions exprimées était en faveur de “mesures plus sévères” afin de juguler la révolte palestinienne, remarquable par sa non-violence. Seulement une personne sur quatre se déclara pour une réduction de la violence militaire dans les territoires occupés.

L’opposition, minoritaire, à la politique de violence de l’État israélien est inopérante et symbolique. En faisant référence au mouvement La Paix Maintenant, le général de réserve Mattityahu Peled, membre fondateur de la liste progressiste pour la Paix et professeur de littérature arabe à l’université de Tel-Aviv, a, dans une interview accordée au magazine Progressive, fait cette remarque :
C’est la pire chose qui soit arrivée. […] En Israël, il y a des gens très bien que cette situation met mal à l’aise, mais ils ne sont pas préparés pour s’y opposer. Ils se rassemblent deux ou trois fois par an et, comme l’on dit ici, ils donnent leur conscience à nettoyer. Ils la récupèrent propre et retournent chez eux, satisfaits. Rien de plus. Ils manifestent, crient quelques slogans et retournent chez eux, avec le sentiment d’avoir fait leur devoir. Ils ne sont pas prêts à secouer le système. C’est le substitut à une action véritable. [2]

Non seulement les Israéliens partagent la responsabilité qui incombe aux citoyens d’un État démocratique poursuivant une politique criminelle, mais aussi celle qui incombe aux citoyens directement impliqués dans la politique criminelle d’un État démocratique. Dans un essai publié dans la New York Review of Books, Ari Shavit, journaliste israélien devenu gardien de “l’un des meilleurs camps d’internement” de Gaza pendant sa période de réserve, [3] livre ses réflexions sur la vie dans le camp et souligne la responsabilité collective des citoyens :

La plupart [des Palestiniens] attendent leur procès ; la plupart ont été arrêtés parce qu’ils ont lancé des pierres ou bien sont reconnus comme faisant partie d’une organisation illégale. Beaucoup sont encore des adolescents. Parmi eux, certains paraissent très jeunes… La prison comporte douze miradors. Certains soldats israéliens sont choqués — profondément frappés — par la similitude entre ces miradors et d’autres miradors de triste mémoire dont ils ont entendu parler à l’école… L’analogie exagérée avec ces autres camps, cinquante ans auparavant, ne s’efface pas … Moi aussi, j’ai toujours détesté cette analogie qui revient dans les discussions amères qui nous opposent, mais je ne peux plus l’écarter. Les associations s’imposent… Comme pour celui qui croit et dont la foi est mise en doute, je tourne et je retourne dans mon esprit la longue liste des arguments, la liste des différences… Puis, je réalise que ce n’est pas un problème de similitude - personne ne peut y penser sérieusement -, mais de manque de similitude. Le problème est que le manque de similitude n’est pas assez fort pour imposer silence à l’écho de telles images.

Peut-être le Shin Beth est-il à blâmer pour cela, pour les arrestations et la manière dont ses agents traitent les détenus. Presque toutes les nuits, après le début des interrogatoires, afin de « casser » un certain nombre de jeunes, le Shin Beth remet [aux soldats] une liste avec les noms d’amis des jeunes détenus… [J’assiste] au départ des soldats presque chaque nuit vers la ville et… à leur retour avec des gosses de 15 ou 16 ans. Les gosses serrent les dents, les yeux exorbités. Dans beaucoup de cas, ils ont déjà été battus… Les soldats assemblés les regardent se dévêtir dans la « salle d’arrivée ». Les regardent, vêtus seulement de leurs sous-vêtements, les regardent quand ils tremblent de peur. Et parfois des soldats les bousculent à plusieurs reprises avant qu’ils enfilent leurs uniformes de détenus… Ou peut-être, c’est le médecin qui est à blâmer. Il est réveillé au milieu de la nuit pour soigner un de ceux qui viennent d’être arrêtés — un jeune, pieds nus, blessé, qui semble en pleine crise d’épilepsie et qui lui raconte qu’ils viennent de le frapper dans le dos, à l’estomac et au niveau du cœur. Ils ont d’horribles marques rouges sur tout le corps. Le médecin s’adresse au jeune en lui criant dessus. Avec une voix lourde et rageuse, il répète : puissent-ils tous crever ! Et alors, il se tourne vers moi en riant : puissent-ils tous crever ! Ou alors il faut blâmer les cris. À la fin de la garde… On entend parfois d’horribles cris… De l’autre côté de la barrière, venant de la section des interrogatoires, des cris à vous faire dresser les cheveux sur la tête. C’est littéralement ça… À Gaza, le service général de sécurité dépend de la police secrète, les facilités d’internement font penser aux goulags. Nos soldats sont des gardiens de prison, nos enquêteurs sont des tortionnaires. À Gaza, tout est clair. Impossible de se dissimuler la vérité.

Qui sont ces “gardiens de prison” et ces “tortionnaires” ? Shavit s’explique :

Je suis là pour faire mon service annuel de réserve, comme tous les autres Israéliens. Ce qui se passe ici peut se résumer ainsi : une population entière constituée de réservistes — des employés de banques, des agents d’assurances, des ingénieurs en électronique, des techniciens, des étudiants, etc. — a pour tâche d’emprisonner une autre population — des juristes, des employés de laboratoires, des journalistes, des gens du clergé, des étudiants. De nos jours, cela n’existe nulle part ailleurs dans un monde qui se dit civilisé. Et nous sommes complices. Protester… seulement un sur soixante d’entre nous refuse d’être gardien dans la section des interrogatoires. Seulement cinq ou six paraissent mal à l’aise. La plupart s’accoutument rapidement… Et ces gens, vos amis, des Israéliens ordinaires… Ces gens gentils qui sont de bons citoyens supportent sans la moindre difficulté la métamorphose silencieuse qui leur est demandée…

J’ai fait un rapide calcul. Plusieurs centaines d’hommes doivent faire leur temps de réserve dans ce camp d’internement tous les ans. Dans tous les camps de ce type, le nombre des réservistes doit chaque année atteindre plusieurs milliers. Ainsi en 40 mois d’Intifada, plus de dix mille citoyens israéliens ont vécu cette expérience, ont entendu les cris, ont vu les jeunes traînés à l’extérieur et à l’intérieur. Un Israélien sur cent est passé par là ou peut-être un sur soixante, ou un sur cinquante. Et le pays est resté tranquille. Dix mille Israéliens (quinze mille, vingt mille) ont fait leur travail, leur devoir — ont ouvert les lourdes portes de fer des cellules d’isolation et les ont fermées. Ont porté des hommes de la pièce des interrogatoires à la clinique, puis de la clinique à l’interrogatoire. Ils ont vu de près des gens chier de terreur et pisser de peur. Et pas un d’entre eux n’a commencé une grève de la faim devant la maison du Premier ministre. Pas un de ceux que je connais n’a dit, cela ne doit pas se produire. Pas dans un État juif. Ari Shavit, “On Gaza Beach”, The New York Review of Books, 18 juillet 1991.

(Traduction Alice Depret et Christiane Passevant)