Chroniques rebelles
Slogan du site
Descriptif du site
Christiane Passevant
La sociologie de l’image : Entretiens avec Jean-Michel CARRÉ (1)
Propos recueillis le 18 novembre 1997, au Grain de sable.
Article mis en ligne le 25 mai 2008
dernière modification le 3 octobre 2010

par CP

« Quand une société pousse ses individus, ses propres citoyens à souhaiter,
consciemment ou non, l’incarcération, la prison, la mise à l’écart,
l’exil pour certains, je crois qu’il y a quelque chose qui ne va pas…
Forcément la société est bancale.
Je ne suis pas sûre de réussir ce qu’on me demande, une insertion,
parce que je ne suis pas sûre d’être très bien dans cette société là.
Alors, qu’est-ce qu’il faut que je choisisse ?
 » [1]

« Quelle vie on a, on n’a rien, on a plus d’avenir.
On n’a pas de solution. Je ne vois pas comment on va s’en sortir.
 » [2]

Depuis presque trente ans, Jean-Michel Carré tourne des documentaires sur les victimes de notre société, en particulier sur les plus vulnérables, les enfants, les jeunes, les femmes. Cinéaste engagé, ancien étudiant en médecine, diplômé de l’IDHEC pour la réalisation et la prise de vue, il créé en 1975 les Films Grain De Sable, une maison de production pas comme les autres qui a produit plus de cent films de longs et courts métrages documentaires et fiction. Lauréat en 1968 de la bourse "Feu vert pour l’aventure", il réalise son premier documentaire sur Cuba qui est interdit d’antenne en octobre de la même année.

Ainsi commence la carrière d’un cinéaste dont les premiers documentaires, sur les problèmes de l’éducation et de l’échec scolaire, [3] sont récompensés par de nombreux prix, mais bousculent le système et dérangent les institutions. Sa réflexion sur les fonctionnements de cet échec scolaire prend en compte tant la situation des enfants que la « perspective historique englobant les familles et les classes sociales ». Puis c’est l’univers carcéral [4] qu’il explore car la prison lui apparaît comme « le lieu privilégié du regard sur notre société. Lieu de convergence de multiples problèmes auxquels les pouvoirs politiques s’avéraient incapables de fournir des réponses : violences familiales, petite délinquance, toxicomanie, sida, et naturellement le multirécidivisme et ses multiples enfermements. » Faire un film dans une prison est une sorte de « voyage au fin fond de la démocratie, […] une réflexion sur la barbarie de notre fin de siècle dans les pays riches. »

Autre enfermement, la prostitution et la drogue, [5] qu’il filme avec des femmes qui disent face à la caméra leur amertume, leur colère, leur désarroi ou leur désespoir. Jean-Michel Carré mène en parallèle une lutte contre les préjugés, les injustices et le dysfonctionnement social, de même qu’il poursuit une observation sociologique de la marginalité, des laissés pour compte, de la délinquance.

Christiane Passevant : Premier film en 1968 sur Cuba, interdit d’antenne la même année, pourquoi cette interdiction et est-ce à cette date que ton expérience commence ?

Jean-Michel Carré : Depuis déjà deux ou trois ans, j’avais le virus du cinéma, notamment depuis Pierrot le fou [6] qui m’avait permis de comprendre que le cinéma était autre chose que de raconter une histoire. Toutes les ouvertures étaient possibles au niveau de l’écriture, de l’image, du son. J’ai cependant commencé la médecine pour devenir chirurgien, tout en essayant de faire des films. J’avais fait un premier petit film au lycée, un film d’adolescent, après avoir monté un caméra club, au moment des manifestations contre la guerre du Vietnam. [7]

J’ai ensuite tenté un concours organisé par Séguéla, "Feu vert pour l’aventure", qui faisait une émission de jeunes pour les jeunes. Mille candidats se sont présentés. On nous demandait des projets de films dans différents pays du monde, et j’étais parmi les quinze candidats retenus. Nous étions dans l’après 68, c’est-à-dire Che Guevara, le Vietnam, Cuba, la Chine et j’ai proposé un film sur le rapport de Fidel Castro avec le peuple cubain à travers les grandes manifestations, notamment celle du 26 juillet, l’anniversaire de la révolution cubaine. Mon anniversaire aussi et je me suis retrouvé, à côté de Fidel, devant un million de personnes venues écouter son discours. Comme il faisait des discours fleuves de sept-huit heures, on ne savait jamais quand cela se terminait. Malgré la foule, les gens intervenaient, discutaient et j’ai trouvé cela étonnant. Avec la bourse qui payait le voyage, on nous avait donné une Paillard qui permettait de filmer trente secondes pour chaque plan, le son était à part, et, pour le reste, il fallait se débrouiller. Pour moi, c’était la continuation de ce qui me passionnait. Le film, monté à mon retour, plaisait à tout le monde et on a voulu le diffuser. Trois fois il a été en programmation, trois fois il a été interdit d’antenne, puis il a disparu. Et comme il n’a jamais été diffusé, le retrouver est impossible.

Mon premier film pour la télévision interdit. Cela aurait du me faire réfléchir sur l’avenir de mes films. Je continuais parallèlement mes études de médecine. Je me sentais différent des autres étudiants en médecine qui voulaient faire ce métier pour le fric alors que moi, c’était par passion. Je suis issu d’un milieu populaire et j’ignorais qu’il existait une école du cinéma. Lorsque j’ai découvert l’IDHEC en 1969, j’ai tenté le concours et je l’ai réussi, mais j’ai continué les cours de dissection en médecine car cela me passionnait. Je décortiquais déjà le corps et décortiquer l’âme m’a semblé passionnant, c’est-à-dire travailler sur l’esprit, l’intellect, les rapports humains. Je suis alors entré complètement dans le cinéma. L’IDHEC, dans l’après 68, bouillonnait et j’ai des souvenirs merveilleux de cette école. Tout de suite, on a fait grève parce qu’on avait pas assez de moyens et qu’on voulait tourner. Plus question d’accepter l’idée de professeurs à l’année nous racontant l’histoire du cinéma et son esthétique. On voulait que les gens de la profession viennent à l’IDHEC pour parler, travailler avec eux. Le directeur de l’époque était totalement dépassé. Pour donner une idée de son ignorance, il ouvrait les boîtes de pellicule pour voir si la pellicule était imprimée. À la première assemblée générale, il a pris une chaise dans la figure et on ne l’a plus jamais revu.

Louis Daquin [8] l’a remplacé et, malgré son passé de vieux cinéaste au parti communiste — nous étions tous d’extrême gauche, de bords différents —, il était ouvert. Il nous a dit dès le début « il faut faire des films, c’est comme ça qu’on apprend. » Et j’ai tourné mon premier long métrage, Le ghetto expérimental. [9]

En tant qu’étudiant, j’ai voulu analyser mon statut, c’est pourquoi, je suis allé à l’université de Vincennes qui était peut-être le modèle de l’université révolutionnaire. Personne n’avait pu tourner dans cette université, même Godard avait été mis dehors. Avec un copain danois, nous avons pris le temps et nous sommes entrés pour faire un film. C’était une expérience extraordinaire, encouragée par Daquin. À deux, nous avons fait le film, c’est-à-dire l’image, le son, la réalisation, le montage, le montage négatif, le mixage. Nous avons appris sur le tas. Avec l’aspect théorique et pratique acquis à l’IDHEC, nous étions immédiatement dans le concret de faire un film et, de plus, dans l’endroit où il se passait des choses au plan politique.

CP : Le ghetto expérimental est projeté ?

Jean-Michel Carré : Il est immédiatement interdit de télévision comme à peu près cinquante pour cent de mes films, Alertez les bébés aussi. 1998 est peut-être la première année où cela changera. Je réalise une soirée théma sur l’école avec Arte, et j’ai réalisé une série de portraits de jeunes avec la Cinquième, je vais pouvoir reparler de ces films interdits ou utiliser des extraits, enfin les faire exister dans le cadre d’une réflexion déjà menée.
Le ghetto expérimental est sorti en salles et a reçu des prix. Le film posait des questions et a plu aux critiques.

À 22 ans, faire son premier documentaire long métrage, le voir en salles et lire la critique dans la presse, c’était bien. Malheureusement, il est resté interdit sur les antennes de télévision. Le sous-titre était : « L’université, pourquoi faire ? Vincennes est-elle un modèle d’université révolutionnaire ? » J’ai travaillé ensuite avec Duras, Costa Gravas, Tavernier, mais très vite je me suis demandé si je voulais travailler sur les films des autres ou sur mes propres projets. Je voulais faire du cinéma pour mener un combat politique, alors il fallait monter une structure de production.

CP : En 1975, c’est la création du collectif de production-distribution Films Grain De Sable dans l’optique de faire films indépendants.

Jean-Michel Carré : On est encore dans une période militante, l’âge d’or pour le documentaire. La génération de l’après 68 de l’IDHEC a réagi contre la nouvelle vague qui avait cassé le cinéma traditionnel classique, elle voulait aller au-delà, sortir dans la rue. Nous voulions tourner en décor naturel, filmer le réel, pas seulement de la fiction : rencontrer la réalité et filmer les luttes. En 1968, j’étais dans la tendance Gauche prolétarienne. Je pensais que c’était le seul courant d’extrême-gauche où il existait des textes sur l’art et la culture. Notamment dans un petit livre de Mao où il y avait une réflexion qui s’adaptait au cinéma sur les luttes. Je n’ai pas trouvé cela dans les textes anarchistes, trotskistes et encore moins dans ceux du parti communiste. Je ne voulais pas entrer dans un parti parce que je sentais que dans n’importe quel groupe ou groupuscule, il faudrait suivre la ligne. Je pense qu’un artiste ne peut pas avoir des frontières, ou suivre une ligne, sinon il fait de la propagande. Il faut enquêter et si les choses ne marchent pas, il faut pouvoir dénoncer les contradictions.

La Gauche prolétarienne travaillait beaucoup sur la vie quotidienne. Plusieurs groupes se sont montés, Iskra avant le Grain De Sable, Slon, Ciné luttes après. [10] À l’époque, soit on donnait la caméra aux ouvriers, soit on allait sur place dans les usines pour filmer les luttes. Comme ces productions faisaient déjà un travail militant au niveau de la classe ouvrière, j’ai pensé poser le problème de la vie quotidienne, la libération des femmes, l’immigration, les transports, etc. Les luttes ne se déroulent pas seulement dans les usines. Une chose est fondamentale au plan politique : la société ne changera pas tant qu’on ne changera pas le système éducatif et l’école.

CP : Et c’est la base d’un autre sujet ?

Jean-Michel Carré : J’avais fait Le ghetto expérimental et j’ai voulu approfondir la question. Pendant six ans, j’ai travaillé sur le problème de l’école avec plusieurs films, graduellement, parce que je sentais une importante chape de plomb. Je devais procéder par stades pour amener peu à peu les gens à la réflexion. J’ai commencé avec L’enfant prisonnier, petit court métrage de fiction ou plutôt qui s’est transformé en fiction par la situation de tournage. C’était une vision de l’école traditionnelle, de la vie en raccourci ; la journée d’un gosse de huit ans, de son lever à son coucher. L’école était donc un décor très présent dans le film, mais quand j’ai montré le scénario dans les écoles pour une autorisation de tournage, tout le monde m’a mis dehors. Pas question que je tourne un brûlot pareil à l’intérieur de leur école. Et je me suis retrouvé à l’école de Vitruve, dans le XXe arrondissement, dont j’ignorais encore l’existence. Vitruve était une école publique, de quartier, mais avec une sorte de statut expérimental. Là, j’ai eu l’autorisation de tourner à l’intérieur de l’école.

Le film était de la fiction puisqu’ils ne faisaient pas de l’enseignement traditionnel, mais ils l’ont pris comme un projet dans l’année avec les gosses. C’était une réflexion avec les enfants sur ce qu’était l’école traditionnelle, que certains avaient connu. Dans cette situation d’échange, j’ai découvert les enseignants de l’école Vitruve et qu’à Paris il y avait une école extraordinaire, vraiment révolutionnaire, qui correspondait à ma vision de l’école. J’ai voulu par la suite continuer la réflexion sur l’école, et tous m’ont dit que le problème principal était celui de l’échec scolaire. Comment celui-ci fonctionne-t-il ? La raison n’est pas la soi-disant bêtise des fils d’ouvriers. C’est tout un système qui fabrique l’échec scolaire, programmé, et c’est ce qu’il est essentiel de démontrer. J’ai donc tourné avec eux Alertez les bébés !, [11] un long métrage qui démonte complètement comment fonctionne l’échec scolaire. Ce n’est pas un hasard si tout est fabriqué au niveau de l’école bourgeoise ; depuis Jules Ferry, tout a été bien huilé pour mettre en échec un enfant sur deux.

J’ai bénéficié d’un coup de chance, le film est sorti en pleine période de réflexion pédagogique, avec ce qui restait du mouvement Fresnet. Après 68, beaucoup d’enseignants se sont posés des questions pour changer l’école et ce film a eu une carrière incroyable. Deux cents copies du film ont été tirées pour un million de spectateurs. Pendant deux ans, il a été programmé sans arrêt. De nombreux débats ont été organisés, devant des salles comble, où des personnes s’engueulaient parfois jusqu’à trois heures du matin. Ce film a été très mobilisateur et, pour cette raison, j’ai réalisé un autre film, Votre enfant m’intéresse, [12] qui retrace l’évolution du statut de l’enfant depuis le XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui. Il n’était pas question de filmer de l’iconographie, mais de mettre en scène un documentaire, sous forme de fiction. J’ai tourné, caméra sur l’épaule, avec soixante comédiens, mille figurants, deux mille costumes et sans un rond.

On tournait le week-end, les comédiens me donnaient une journée, les copains faisaient la figuration, et selon les scènes on habillait les personnages et on y mêlait peu à peu la pratique de Vitruve. Votre enfant m’intéresse est un film assez complexe qui retourne aux origines de l’école, depuis l’ancien régime, et de la création de la famille nucléaire. Ce film a été pour moi une expérience formidable où nous avons travaillé sur des textes d’historiens. L’histoire est la plupart du temps découpée en tranches, sans jamais de vision globale. Partant de l’éducation, c’est devenu un film sur la lutte de classes, sur deux siècles de lutte de classes. Ensuite, j’ai tourné On est pas des minus sur Vitruve et la pratique en classes vertes. Cinq ans de réflexion politique à partir de l’éducation. Travailler et réfléchir sur l’éducation, c’est aussi faire une psychanalyse de masse de la fondation de nos sociétés. C’est un point de départ essentiel pour une remise en question du système.


Dans la même rubrique

Tom le cancre.
le 6 octobre 2015
par CP
Festival de Bologne 2012
le 23 décembre 2014
par CP
Holy motors
le 22 décembre 2014
par CP
Un morceau de chiffon rouge
le 27 mars 2013
par CP
La Désintégration. Film de Philippe Faucon
le 19 janvier 2012
par CP