Chroniques rebelles
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Christiane Passevant
La sociologie de l’image : Entretiens avec Jean-Michel CARRÉ (3)
Propos recueillis le 18 novembre 1997, au Grain de sable.
Article mis en ligne le 25 mai 2008
dernière modification le 3 octobre 2010

par CP

Christiane Passevant : Penses-tu que ces films sur l’enfermement, l’incarcération, la drogue, la prostitution, peuvent provoquer dans le public
des prises de conscience ? Surtout si ces films sont programmés à une heure de grande audience. La condamnation quasi générale des prostituées ou des délinquantes peut-elle se muer en regard critique du système ?
Quelles ont été les réactions après les projections et qu’en as-tu pensé ?

Jean-Michel Carré : Il y a eu dix millions de spectateurs un soir. Et,
après quinze ans d’interdiction de télé, cela m’a fait quelque chose. La télévision est devenue importante pour l’information du public, et j’ai
pensé qu’il était important de faire un film pour une chaîne comme TF1 où l’on m’a laissé travailler sans contrainte ni censure. J’ai traité le sujet de la prostitution différemment et l’audimat a atteint des records. J’ai alors pris conscience de la force de la télévision qui pénètre toutes les classes de la société. Nous avons reçu des milliers de lettres. Pour beaucoup, cela a été comme une décharge électrique, une prise de conscience. Le même phénomène s’était passé à propos des prisons. De nombreuses personnes avaient voulu aider les femmes, en envoyant de l’argent, en devenant visiteurs de prisons, en les aidant dans la recherche d’un travail.

Pour les prostituées, cela a recommencé. Même au niveau des flics, cela
a changé. Les filles avaient des amendes tous les soirs, 2 500F, qu’elles ne payaient jamais, mais qui les rattrapaient parfois avec les impôts. Et du jour au lendemain, grâce au film, les amendes sont tombées à 30F, amende piétons. Les flics sur le cours de Vincennes, qui avaient des rapports très
durs et méprisants avec ces femmes, sont venus les voir et plusieurs
ont dit : « nous n’avons pas compris ce que vous viviez et comment vous
en étiez arrivées là.
 » Du coup, les PV ont été interdits contre les prostituées, les rapports ont changé. Ils s’en sont pris aux dealers de came, mais les filles font partie aussi du système de la drogue, car comment tenir sans la came à trois heures du matin, en hiver, en minijupe ? Le regard des autres a changé. La police s’est servi des films pour la formation, comme les films sur les prisons. Qu’il s’agisse du film sur les clients, ou du film sur les matonnes, il est important pour moi de passer de l’autre côté. J’ai rencontré un client qui a accepté de tourner à visage découvert, ça n’est pas simple non plus, parce qu’il avait vu Les trottoirs de Paris et qu’il est contre la drogue. En voyant ce film, il avait réalisé que l’argent qu’il donnait aux prostituées servait à en acheter et, depuis, il essayait d’aider une prostituée, de la sortir de la came et de lui trouver du travail.

CP : Le quatrième film sur la prostitution, Un couple peu ordinaire,
est une longue observation d’un échec, du naufrage d’un couple. C’est un film très amer. L’homme refuse de voir l’échec, mais la femme semble totalement désabusée, désemparée et désespérée. Ses regards tristes et l’amertume
des silences sont très lourds.

Jean-Michel Carré : Elle a perdu toute confiance et se dit, comme Bénédicte, «  la seule chose qui ne m’ait pas trahie, c’est la came. »

CP : Le cinquième et dernier film de la série des Trottoirs de Paris, La nouvelle vie de Bénédicte, est une porte qui s’ouvre dans cet univers
très noir ?

Jean-Michel Carré : Je voulais finir sur un film d’espoir. Je travaille sur des cycles pendant plusieurs années — l’éducation, la prison, la
prostitution —, et chaque fois j’essaye d’aller au bout et de finir sur une touche positive. Pour la prison, c’est Visiblement je vous aime.

CP : Visiblement je vous aime et La nouvelle vie de Bénédicte sont deux films très liés dans la pratique ?

Jean-Michel Carré : Dans la pratique oui, mais Visiblement je vous aime est lié par le thème à Galères de femmes parce que le lieu du film
a un rapport direct avec la réinsertion.

Montrer le parcours de ce délinquant que joue Denis Lavant, c’est aussi dire qu’il existe des endroits où la réinsertion est possible, dans un vrai lieu de vie, totalement différent de
ceux qui sont proposés par les institutions, où il y a une vraie réflexion. Des femmes que j’ai filmé, toutes veulent s’en sortir. Mais pour certaines, cela semble très difficile et Bénédicte était de celles-là. Elle avait été politisée, avait fait des études. Blessée depuis son enfance, elle était devenue prostituée parce que toxicomane, toxicomane parce que dépressive, dépressive parce qu’infirmière psychiatrique, car elle n’a pas supporté l’enfermement psychiatrique.
Quand je l’ai rencontrée, elle ne se projetait jamais dans le futur. Ça n’allait jamais au-delà d’une journée et à la fin du film, elle commence à envisager son futur. Je me bats sur le terrain du film pour dire qu’on peut toujours changer les choses. On peut se battre et avancer. Rien n’est définitivement fermé.

CP : Comment faire la part entre une certaine participation, voire même intervention, dans la vie de tes sujets et le recul de l’observation ? Comment se situer ? Quelle est ton implication sur la durée d’un tournage ? Grâce à ton engagement ?

Jean-Michel Carré : C’est mon engagement qui me fait tenir. Il y a
le rapport personnel avec les personnes comme avec les détenues, les prostituées, avec les autistes et les psychotiques, les comédiens, les
rapports de travail, d’amitié. Mais ce qui me tient, c’est le combat politique.
Je construis, je regarde le film, je le vis avec tout le hors champ,
c’est apprendre, donner et recevoir. La volonté politique de le faire découvrir est parallèle.
Dans le cinéma politique, il y a la politique et le cinéma, c’est-à-dire un art. Et cela je le revendique : je fais une œuvre d’art en même temps qu’un combat politique. « L’art doit être révolutionnaire ou ne doit pas être », il faut travailler sur la forme et le fond pour que des films puissent jouer un rôle dans la transformation de la société.
C’est pour cela que la production s’appelle le Grain de sable. Chaque film est un petit grain de sable important, même si cela ne va pas au delà de ça.

CP : Tu es un cinéaste à part, mais quand le tournage s’arrête, quand le montage est terminé, la relation avec tes personnages continue ?

Jean-Michel Carré : Évidemment sinon cela serait insupportable. Quand on vit quelque chose de fort avec des personnes, cela ne peut s’interrompre. On peut se voir moins, mais on garde des contacts, chacun progresse et on conserve des relations d’amitié. Ce sont des histoires d’amour et d’amitié. C’est fondamental pour qu’une société devienne plus humaine.

CP : Le succès des derniers films a-t-il levé désormais l’interdiction d’antenne qu’ont connu beaucoup de tes films et cela te permet-il de faire plus de productions et d’avoir plus de moyens ?

Jean-Michel Carré : Je suis plus libre à présent, mais on m’interdit toujours. Certains films encore sont bloqués, par exemple le film sur Hong Kong où j’ai suivi le rapatriement des Boat People avant le premier juillet.
Les Chinois n’en voulaient pas, donc il ont dit aux Vietnamiens
« Reprenez vos deux cent mille Boat People ».
Aucune chaîne n’en a voulu pour le premier juillet.
Au moment où tout le monde faisait des émissions sur Hong Kong,
personne n’a voulu de ce film. TF1 a dit qu’il montrait le départ du
gouverneur anglais à bord du Britania, l’émission de France 2, Envoyé spécial, a prétendu que c’était trop pointu et trop triste, Arte a parlé d’économie et du changement, mais personne n’a voulu passer ce film, sauf Planète. Heureusement, mais une chaîne câblée touche moins de monde. Et pourtant cela était d’actualité et montrait bien les problèmes dans la région, entre le Vietnam et la Chine, la réalité asiatique.

Autre forme de censure. Je viens de faire une série de trois films avec France 2 qui donnent la parole aux jeunes de 15-25 ans. Plusieurs films de 52 minutes, Travail, famille, etc., sur les valeurs pour montrer aujourd’hui
ce qui se passe dans la tête de ces jeunes, pourquoi ils ne refont pas 68, comment ils vivent les choses. Ils me bloquent actuellement ce projet et je pense qu’ils ne vont jamais le coproduire. Je suis censuré et je serais obligé
de foutre un bordel.
Et cela sous le prétexte de « Ça intéresse qui les jeunes ? » Alors qu’à Nantes, on a fait une projection-test, deux cent jeunes sont venus avec leur famille et qu’il y a eu un débat formidable. Au montage, on pourrait montrer un peu ce qu’est cette génération, la diversité des jeunes, comment ils vivent la violence, cette société, leur espoir d’avenir, les rapports familiaux, les familles disloquées, les séparations. Hé bien non, la chaîne de service public censure. Et si je refuse de passer les deux premiers films, ils iront au placard, c’est-à-dire interdiction totale. Ils font une croix dessus pendant trois ans, c’est dans le contrat. Je suis interdit de diffusion et ils peuvent me faire un procès si je les diffuse quand même. Je peux les vendre à l’étranger, mais en France, là où a eu lieu le tournage, c’est interdit. Rien n’est simple et il faut sans cesse se battre.

CP : Quels sont tes projets ?

Jean-Michel Carré : Une soirée théma sur l’école. Une soirée entière sur Arte cela n’a jamais été fait sur ce sujet. Je vais pouvoir reparler de l’impasse dans laquelle est l’école car cela n’a malheureusement pas progressé, mais plutôt aggravé avec la violence.

Vingt cinq ans après la création du Grain de sable, on se retrouve à travailler sur les luttes ouvrières, sur deux films. Un premier dans une mine de charbon du pays de Galles [1] où les luttes ont été très fortes quand Thatcher a cassé tout le bassin minier pour casser les mineurs qui étaient parmi les plus militants dans la classe ouvrière. Cette mine où le premier drapeau rouge a été planté en 1931, donc un lieu de militance important, a été la plus combative et a été rachetée par les mineurs avec leurs indemnités de licenciements. Ils sont devenus propriétaires de leur mine. Depuis trois ans, ça n’a jamais aussi bien marché alors que tout le monde avait dit que c’était voué à l’échec. Ils ont de meilleurs salaires bien qu’ils ne cherchent pas la productivité. Peu à peu, ils réinventent les conditions de travail, la division du travail, la sécurité, le collectif. Ils engagent des managers, car ils estiment qu’ils ne sont ni des financiers ni des ingénieurs, et les virent s’ils ne font pas un boulot satisfaisant. Tous les rapports sont changés et je vais faire un film sur ce qu’ils sont encore en train d’inventer, sur la perspective après, sur comment ils investissent au niveau de la ville, de la région, comment ils sponsorisent la lutte des dockers, comment ils ont payé des ambulances pour Tchernobyl, des soutiens aux mineurs cubains et vietnamiens, sur la culture des jeunes, ils essaient de créer des emplois. C’est LIP réussi. Ils se sont pris en charge. Ils revendent à la France, au Japon, en Angleterre. Cela marche, mais ils vont au delà. C’est la mine où il y a le moins d’accidents du travail, ils consacrent une journée par semaine à la maintenance pour la sécurité. Et une partie de leurs bénéfices est mis de côté pour les autres luttes, pour faire avancer les choses, dans la pratique.

Ce sera un long métrage pour Arte, mais j’aimerai le sortir aussi en salles après. Je tourne en béta numérique et le film sera transféré en 35 mm par la suite. Ce sera un film très travaillé au niveau de l’image. Nous travaillerons plusieurs mois sur ce film. C’est encore une fois pour montrer la vie quotidienne, après la lutte. L’important, c’est ce qu’ils réinventent aujourd’hui, des choses que malheureusement les syndicats, les partis politiques et notamment de gauche n’ont jamais été capables de mettre en place ici en France. Cela me plaît d’autant plus de faire ce film pour montrer à un gouvernement de gauche ce qu’il était possible de faire en Lorraine, pour la sidérurgie. C’est une lutte exemplaire et ancrée dans la vie quotidienne, dans la réalité, le concret. C’est un film d’espoir sur les luttes ouvrières.


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