Chroniques rebelles
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Samedi 22 février 1997
Entretien avec Hélène Chatelain pour son film documentaire Nestor Makhno, paysan d’Ukraine
Nestor Makhno, paysan d’Ukraine, documentaire d’Hélène Chatelain (1996 — 52mn). Diffusion sur Arte le 26 février 1997 dans les mercredis de l’histoire.
Article mis en ligne le 22 juin 2008
dernière modification le 3 octobre 2010

par ps

Révolutionnaire et paysan, Nestor Makhno est à l’origine du mouvement émancipateur libertaire en Ukraine de 1917 à 1921. Né à Goulaï-Polié, il prend part très jeune à la révolution de 1905 et est arrêté en 1908. D’abord condamné à mort, sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité en raison de son âge. Libéré en 1917, il retourne dans sa ville où il organise les paysans et les ouvriers : les terres des grands propriétaires sont distribuées aux paysans pauvres, les ouvriers gèrent les usines. Après l’abandon de l’Ukraine en 1918 par les soviétiques, le mouvement makhnoviste prend les armes pour défendre cette société libertaire.

« La liberté ne peut passer par la soumission du peuple » , des paroles qui dérangent, une révolte inacceptable qui échappe au contrôle de l’État…

Makhno, le paysan dUkraine, est une légende, une légende controversée par les historiens officiels, par les autorités soviétiques qui en ont fait une perversion, et parfois même par les libertaires [1]. Le film d’Hélène Chatelain [2], Makhno, paysan d’Ukraine , est une véritable enquête sur la mémoire, un travail d’investigation sur la manipulation de l’image et ses conséquences. Une heure dense d’informations, d’émotions, de témoignages, d’analyses comparatives des images positives et négatives, une heure qui passe trop vite…

Makhno est-il la mémoire inconnue et méconnue de l’Ukraine ? Pourquoi cette manipulation de l’histoire ? Quels les moyens qui ont imposé la remise en forme de l’histoire par les autorités soviétiques et cette occultation du mouvement anarchiste d’Ukraine ? Sa mémoire dest-elle vivante aujourd’hui en Ukraine après des années d’occultation totale soviétique ? Ce film est-il une manière de restituer la mémoire de Nestor Makhno et de sa lutte, si longtemps éradiquée ? Une réhabilitation de l’auteur de «  Prolétaires de tous les pays, regardez au fond de votre âme, c’est là qu’est la vérité  » ?

Christiane Passevant : Dès les premières images, tu parles de son journal qu’il a commencé en 1923 à Berlin.

Hélène Chatelain : Son journal [3] est tout à fait passionnant car on trouve des choses qui n’existent dans aucun écrit. par exemple, le début de son récit n’est pas le même que celui que l’on retrouve dans les trois tomes — un seul est traduit jusqu’à maintenant. Il y a le chapitre sur la question juive que je n’ai vu nulle part. C’est le journal des anarchistes russes de Berlin, en russe, qu’ils ont fait paraître dès qu’ils ont mis les pieds là-bas. Ça, c’est la merveille des libertaires. Ce sont les premières archives que j’ai trouvé ici, qui commencent à dérouler son histoire : « Avant la révolution, mon père était un ancien serf du propriétaire Chabilsky qui vivait à Goulaï-Polié… » [4] Et il a continué son récit dont je suis partie jusqu’à la fin, treize ans après. Et on enchaîne sur cet homme qui a écrit cela, qui est arrivé là-bas et qui est l’image du film des années 1950. L’image classique du psychopathe.

CP : L’image d’un monstre qui s’amuse à tirer dans la foule.

Hélène Chatelain : C’est l’image qui a été propagée partout [5]. C’était un sanguinaire, un monstre pire que l’image du bolchevik avec son couteau entre les dents, un fou. Cela a été projeté partout parce que c’est le film sur la guerre civile. Tout est codé dans cette histoire. On peut parler de ces codes, mais il faut aussi se donner les moyens de parler de la question de fond. C’est vrai que la Makhnochina pose par rapport à maintenant une question que seul ce mouvement a posé. Il ne s’agit pas une question de stratégie. Le mouvement libertaire s’est toujours battu le dos au mur puisque tout le monde l’attaquait. Et donc il s’est toujours défendu [6]. Or la position de défense n’est toujours la meilleure pour réfléchir. En gros, il y a deux natures de libertaires, les errants — Malatesta, Durruti, Berneri — qui allaient d’un endroit à l’autre, et puis il y a Makhno qui s’enracinait comme un arbre. Il s’est nourri de ça, pas d’une pensée qui était chargée de fertiliser un sol. Il l’a pris en lui et s’est planté dans son sol. Ce qui produit une démarche infiniment plus lisible dans le fond, comme en Aragon par la suite. Mais là c’est plus fort et plus explicité en ce qui concerne la notion de récit de l’histoire. Ce n’est pas seulement le refus prendre le pouvoir.

Les anarchistes russes ont fait paraître plus de soixante-dix ou quatre-vingt numéros avec de très beaux articles, quand Voline était là, que je n’ai pas pu tous lire. Le journal paraissait au moment de la guerre civile, en ukrainien et en russe. Il y a là une réflexion fondamentale sur le mouvement, sur l’importance de la pensée libertaire qui était la plus forte au début du siècle, porteuse de la pensée révolutionnaire. cette réflexion, il faut aller la chercher car il est vrai que le langage de l’époque est un peu langue de bois. La pensée bolchevik n’existait pas sinon dans les congrès. Il ne faut pas oublier que la CGT était anarchiste. Et là-bas, Makhno n’a lu que cela. Les Archinov et les autres, ceux qui ont créé le groupe Zaratoustra, allaient à Vienne où cela bougeait. La police les pourchassait. C’était la génération qui l’avait précédé, qui avait 25-30 ans en 1905. Tous les livres d’alors étaient des livres libertaires. On lisait Marx, mais peu. On lisait surtout la confrontation entre les deux. Pourquoi l’un ou l’autre. On lisait ce qui est le suc de la pensée libertaire, c’est-à-dire une réflexion sur ce qu’est réellement un fait culturel, ce qu’est une pensée.

J’ai été bouleversée de découvrir qu’ils avaient commencé par créer un groupe d’étude sur ce qui les passionnait le plus : l’histoire de la culture et de l’apparition de l’homme sur la terre, l’astronomie et les étoiles. C’est avec ça qu’ils ont fait la révolution aussi. Après, ils ont réfléchi aux moyens de faire la révolution. C’est là leur force incroyable. Et pourquoi ce mouvement qui menait cette réflexion, au moment où la révolution s’est faite, ou du moins un mouvement social qui a fait qu’il a eu abolition des privilèges, pourquoi ce mouvement libertaire a-t-il disparu ?

CP : C’est encore revenir sur la question de la falsification de la mémoire ?

Hélène Chatelain : Non, c’est presque mécaniste de dire qu’une mémoire est falsifiée, qu’il existe une vraie mémoire quelque part. Il n’y a pas de vraie mémoire quelque part. C’est comme les socialistes qui disent qu’il existe une vraie culture et qu’il suffit de donner les clés au peuple et qu’il ouvre la valise. L’intelligence est un travail de pensée. Donc il n’existe pas de vraie et fausse mémoire. la mémoire est une chose organique, un tissu d’interrelations, comme les molécules qui font la matière. C’est rien d’autre et tout cela aussi. Tout ce qui tend à vouloir chercher un récit évangélique ou angélique qui serait enfin la vraie mémoire, est voué à l’impasse totale. Cela ne peut que redonner une version déterministe, modélisable. Et c’est la question que pose la Makhnochina, sans le formuler ainsi tout en le pressentant.

Makhno est un homme parmi d’autres, mais il se trouve qu’il avait une énergie démesurée et qu’il a eu cette confiance donnée parce que maquisard et résistant. Une résistance menée seuls qui a signifié presqu’un an de prise de parole continuelle et de réflexion continuelle entre eux. Et cela peu ont eu la chance d’avoir cette expérience. Cette réflexion sur pourquoi le mouvement libertaire a disparu au profit du modèle bolchevique. Était-il plus adapté aux questions posées à l’époque par presque tout le monde ? Le mouvement libertaire qui ne posait effectivement pas le problème du pouvoir s’était dégagé de cette question. Makhno ne parle pas de bonheur, mais dit : « Créer une société qui ne soit pas d’humiliation, une société de responsabilités, [Cela est fondamental.] où la liberté de chacun serait la responsabilité de tous. » Ce n’est donc pas quelque chose à conquérir, c’est un tissu de relations sociales où ensuite le politique se mettra. Et cela, je l’ai rarement vu dans le feu de l’action. Cette réflexion prenait place en pleine action, pendant la guerre civile, pendant quatre années hallucinantes.

Quand il parle de la troisième révolution basée sur la prise de conscience, il s’agit d’une démarche longue, difficile, avec des retombées sur laquelle il revient à maintes reprises. Par rapport à tous les modèles qui nous viennent de Newton, il ne s’agit de criminels, d’un petit chauve tordu, ou d’un criminel taré qui a fait le bolchevisme, ou le modèle socialiste ou communiste tel qu’il a pris le pouvoir. Dire qu’il y a une modélisation de l’histoire. Dire que l’histoire, à un moment, n’était plus un récit comme jusqu’à Voltaire et est devenue une science, soumise à des lois de cette époque, du XVIIIe ou du XIXe siècle, liées à des classifications et à des modèles. Cela, la Makhnochina le rend lisible pour des personnes pour lesquelles c’est essentiel : pour les humiliés.

La grande utopie de Makhno tient au fait qu’il est profondément rousseauiste, l’homme est à la base généreux. Les siens, les humbles, les pauvres, c’est ainsi qu’il les vit. Et je ne peux pas être contre. C’est un pari incroyable sur l’humain. Et à partir de là, comment on établit des relations, d’où le côté fédératif que l’on retrouve chez les jurassiens par exemple. Le pourquoi on le sait est infiniment plus puissant que le comment. Certains textes disent qu’il a toujours été question de prendre d’abord le pouvoir et que l’on verrait après, mais on peut penser la chose autrement. Et c’est vraiment actuel quand on constate la débâcle des partis. Et se remettre à l’écoute de cette émergence de pensée, profondément possibiliste, qui n’est pas une pensée déterministe. La guerre civile, c’est une guerre civile de mots passée et qui continue.

CP : Le film que tu as réalisé dure une heure, mais il existe en fait cinq heures d’images. Ces cinq heures de film, aura-t-on la chance de les voir prochainement ?

Hélène Chatelain : Finir un film, c’est un énorme de travail. Il a des maquettes, parfois interrompues, des bouts, des séquences inachevées, mais je rêve de faire ce que nous appelons avec Gatti une exposition de lieux, qui serait une promenade physique dans une pensée où je pourrais à ce moment-là mettre tous mes rushes, comme ça. Ne pas faire un immense objet linéaire de quatre heures puisque j’ai fini ce premier film, qui est une préface, un prétexte. [7]

CP : Dans ton film, il y a des moments où l’on se sent frustré, où l’on voudrait aller plus profondément, où l’on voudrait en savoir plus, notamment sur les témoins qui s’expriment. Quand tu donnes à lire les textes de Makhno aux ouvriers, dans l’usine, qu’ils commencent à lire et que certains disent « mais je ne savais pas que c’était de lui », c’est bouleversant et on sent que c’est complètement spontané. [8]

Hélène Chatelain : Je ne savais pas ce que cela pouvait donner et je n’avais pas prévu leurs réactions quand ils ont découvert ces textes. Il m’a manqué du temps aussi sur place. Après les interviews, il y a beaucoup de choses jolies qui passent. Il me faudrait un an sur place, prendre le temps de formuler les questions, de saisir tous les moments de grâce comme celui où Tollié dit « je ne savais pas que c’était lui qui pouvait écrire cela ». La préparation de la banderole, nous y avons travaillé ensemble, cette banderole pour le premier mai.

Les premiers mai de Goulaï-Polié n’étaient plus que folkloriques et puisque j’étais là pour le film, nous avons pensé à autre chose. mais cela n’était pas évident car on ne savait pas quelles seraient les réactions des autorités, même si cela est une période assez particulière. Finalement, la police m’aidait aussi pour ce tournage, le kolkhoze m’avait prêté trois chevaux. La réunion pour la préparation de la banderole est très jolie. Il fallait du tissu et l’Ukraine est très pauvre. Où trouver le tissu ? Les costumes ? L’un des participants dit qu’on peut utiliser n’importe quel vêtement, un autre pense qu’il faut des costumes, et le premier rétorque « T’as vu ce qu’ils ont sur les photos ! On n’a pas besoin d’uniforme. » C’était le travail de plusieurs petits groupes. Peut-être cela aurait-il été plus été plus efficace de réunir tout le monde et de préparer le tournage. Mais j’ai voulu être prudente au départ, je ne savais pas trop comment les gens pouvaient réagir. Le musée était vide. Mais ils ont fait cette banderole et l’ont portée.

Chaque personnage est une histoire, souvent drôle. L’arbitre et entraîneur des poids et haltères, son histoire est géniale. C’est un passionné de bouquins, un liseur. Un jour d’entraînement, quelqu’un lui a apporté un cahier et c’était le deuxième volume des mémoires de Makhno. Ce qui à l’époque n’intéressait personne, surtout qu’avec quelques lignes de Soljenitsine, on risquait six ans de prison. Il a commencé à lire et cela l’a secoué. Il s’est retrouvé dans un train pour aller arbitrer une compétition à Leningrad avec, dans son wagon, un responsable de toutes les archives militaires. Et les seuls qui ont continué à écrire sur Makhno, ce sont les généraux qui ont combattu contre lui parce qu’ils ont eu un tel respect stratégique, ils n’ont pas compris comment cela a été possible. Les militaires connaissaient parfaitement la Makhnochina parce qu’ils ont bien étudié ce cas de figure. Makhno a fait des coups incroyables, parce qu’il avait une telle confiance dans le siens et grâce à son énergie. Et dans ce train, l’entraîneur et le militaire ont sympathisé. Quand le militaire a su d’où il venait, il lui a demandé s’il était makhnoviste et s’il connaissait Makhno, et il lui a raconté la Makhnochina pendant tout le trajet. Il n’a pas osé noté, mais a tenté de tout garder en mémoire et, à son retour, intrigué,
il a fait tous les villages. En 1991, on l’a avertit d’une perquisition et il a tout brûlé. Et en fait, il n’était pas visé. Il savait plein de choses. Il n’est pas libertaire, avec une manière de penser plutôt bolchevique, mais ukrainienne, et en même temps très curieux.

L’acteur, son histoire est merveilleuse. La télévision avait projeté un remake, une série de huit épisodes, et l’avait contacté pour jouer Makhno dans les années 1970. C’était déjà une autre époque et on lui a ouvert les fonds secrets de la bibliothèque Lénine pour avoir de la documentation pour jouer son personnage. Il a commencé à lire et a découvert non seulement l’histoire de la Makhnochina, mais l’histoire de la guerre civile et surtout l’histoire officielle renversée. Il s’est donc battu sur le plateau pour faire un personnage qui soit plus proche de la réalité, qui ne corresponde pas à l’image d’Alexis Toltoï. « J’ai reçu ensuite une lettre de Goulaï-Polié. Je n’ai jamais reçu une lettre comme ça. » Pour la première fois, Makhno était un être humain. Une correspondance s’est établie et le petit neveu de Makhno est venu à Moscou. Ils ont des photos où ils sont sur la place rouge, mais ce comédien n’était jamais venu à Goulaï-Polié. Je l’ai fait venir à Goulaï-Polié pour le tournage, et son arrivée dans la famille a été passionnante.

CP : Un des témoins du film dit : « En regardant en arrière, les anarchistes avaient raison. » [9]

Hélène Chatelain : C’est un instituteur. Or, on ne pouvait être instituteur comme dans tous les systèmes d’État que si l’on était au parti. Il a 70 ans et à la retraite. Il était passionné par l’histoire de sa région qui a été mis a feu et à sang par les austro-hongrois, qui a subi une répression énorme, et où le maquis s’est formé et où Makhno est devenu Batko. Quand il enseignait, toute l’histoire officielle occultait cette période, mais les enfants entendaient
la véritable histoire chez eux. Il était donc obligé d’en parler sans le faire.
Pour lui, cela a été une véritable découverte. Et comme c’était un type honnête, quand il a lu le programme anarchiste, il dit : « ils avaient raison. »
Ils avaient effectivement raison dans la méthode. Et pourtant c’est un passionné de Napoléon. Ce sont des personnages contradictoires et c’est cela qui est formidable. Cela a remis brusquement des choses ensemble des choses qu’il savait, mais qu’il n’osait pas formuler. Il ne pouvait évidemment pas, sans risquer de perdre sa place, parler de cela quand il enseignait. Et il aimait enseigner et les mômes, il a éduqué trois générations.

CP : Comment as-tu trouvé ces archives où l’on voit Makhno et ses compagnons sur un quai de gare ?

Hélène Chatelain : C’est un coup de chance. J’avais entendu qu’on avait tourné Makhno vivant, mais j’ignorais où. Je suis tombé sur un film fait par un réalisateur de Saint Petersbourg, qui montrait une bobine qui venait de Roumanie, un scoop, et brusquement j’ai vu cette scène. Et grâce à des amis de Moscou qui connaissent bien les archives, j’ai pu retrouver la séquence qui avait été rapatrié de Roumanie. Il s’agit de la première alliance entre bolcheviques et paysans insurgés et la caméra du front était là. Il y a là une typologie à faire sur les images des paysans, mais je n’ai pas pu le traiter dans cette version. Il a les paysans d’avant la révolution soit pour dire que c’était l’horreur, soit pour dire que c’était bien. Puis, il y a les paysans qui écoutent, c’est le décret sur la terre. Tous les paysans sont attentifs et un mec lit. Et enfin les paysans discutent, c’est la NEP.

Il y a aussi les plans de marchés parce que les cameramen aiment bien faire des images. C’est aussi intéressant de voir comment on cadre et ce qui se fait. Et cette pellicule avec Makhno, la première fois qu’on l’a vue, on a été boire un café parce que cela a été bouleversant. Et on se rend compte que de nombreuses photos sont en fait des tirages de cette pellicule. Il existe des archives partout. Des notes qui sont des mines.

Il y a aussi l’histoire de sa femme, Galina, dont on a raconté pis que pendre parce que l’immigration est ce qu’elle est. Je suis fille d’immigrés. Que ce soit compliqué et qu’une cause commune devienne des rapports personnels invivables, je sais ce que c’est. Il y a eu le problème de Galina. Makhno est mort. On a perdu la trace de Galina, de sa fille qui était d’abord chez les libertaires de Lyon. Skirda ne l’appelle pas par son véritable nom. Et il y a une quinzaine d’années, une lettre arrive à Goulaï-Polié où à l’époque on pensait que Makhno était mort en Turquie — on ne savait rien — une lettre signée Galina Gousminko qui demandait un certificat comme quoi elle avait été institutrice pendant trois ans à Goulaï-Polié pour obtenir sa retraite.
Et cette lettre venait du Kazatskan, de Tchimkent. Et le petit neveu de Makhno, ouvrier à l’usine, qui est honnête par rapport à son histoire et refuse les mensonges par rapport à son oncle, est parti au Kazatskan et a enregistré Galina. La cassette est techniquement mauvaise, mais on entend Galina. Je n’en croyais pas mes oreilles. La femme de Makhno racontant la prise de Goulaï-Polié par les rouges. Elle raconte la fuite, son problème avec ses bottes, qu’elle avait un pistolet et que la dernière balle était pour elle. Tout un récit.

Ensuite, elle venue à Goulaï-Polié alors que sa fille, Hélène, n’a jamais voulu venir. Elle est restée presque deux mois chez lui. Les autorités ne sont pas venues. Il y avait encore d’anciens élèves qui la connaissaient. Elle a donc fait un salut aux anciens compagnons de la Makhnochina dont elle fait totalement partie et c’est cela qu’elle a choisi de dire avant de mourir. Elle est ensuite repartie. C’est des histoires sans fin. Je pensais au début que la mémoire se serait estompée, mais penses-tu ! Le cerveau humain fonctionne très bien et d’une manière passionnante. Au début je ne parlais pas suffisamment ukrainien pour tout décrypter, j’avais l’impression qu’ils ne savaient pas. Mais les gens savent malgré l’effacement systématique. Le modèle de société révolutionnaire était incapable de supporter ce regard là alors que les serfs et les libertaires qui se sont retrouvés parmi les politiques ou les bolcheviks arrêtés, c’était des partenaires difficiles, compliqués, des Iroquois.

Relisez maintenant les nouveaux textes de Marcos, du Chiapas, c’est d’une proximité qui donne des frissons dans le dos. Marcos sait ce que c’est que la responsabilité du mot, et pourquoi le mot est important, et pourquoi il y a une guerre civile de mots ; c’est vraiment un langage contre un autre. C’est une bagarre que l’on commence seulement à formuler de manière disons possible pour savoir sur quel front on est. Quand on lit comment il s’est débarrassé de ses oripeaux déterministes et à quel point il a compris que le langage indien était porteur de quelque chose qu’il fallait vraiment écouter, pas pour se mettre à l’écoute mais parce que la formulation de type analogique qui n’est pas une formulation de type explicative ou de commentaire dans quoi nous nous sommes coincés, c’est une formulation fertilisante de la pensée. Quand Makhno dit — il a été dans tous les meetings ouvriers — « je les voyais, les ouvriers, fascinés et crédules, penser que le fait de se créer son pouvoir et sa dictature, pouvait aider à vous créer votre destin. » Je n’ai pas lu de grands politiques disant des choses aussi fortes, croire que soutenir un programme, ça vous fera penser. Ça ne fait pas penser. De plus, comme il le dit, quand vous soutenez quelque chose, vous n’avez plus de mains pour labourer.

CP : C’est du bon sens.

Hélène Chatelain : C’est d’un bon sens et d’une justesse profonde de vie. Et c’est cela qui a sauvé la Makhnochina. Ils savent que c’est un mouvement complètement enracinés du côté de la vie et non pas du côté de la mort. Les autres étaient souvent enracinés du côté de la mort. C’est toute la réflexion qu’il fait sur les communes libertaires qu’il a trouvé à Moscou qui l’ont un peu consterné. Il n’y voit pas la faute du mouvement libertaire et il a commencé à élaborer une critique. Mais ce n’était pas un penseur, c’était un homme d’action.

Quand les libertaires de Moscou sont venus lui demander de l’argent à Goulaï-Polié pour faire une université à Kiev et qu’il les a regardé, halluciné, en disant mais c’est ici qu’il faut la faire l’université. Il a toujours voulu que les gens de savoir viennent pour apprendre eux-mêmes, pour échanger un vrai savoir. l’origine du mot savoir, c’est sapor, ce qui n’a pas de goût n’est pas un savoir et ça il le savait quand il disait que les grandes bibliothèques étaient des vergers qui poussaient bien et que cela devait être ouvert comme les bibliothèques pour que les gens viennent voir comment cela pousse et les bouquins. quand la grand-mère raconte qu’à son retour de prison, il vide son sac qui ne contenait que des livres et des journaux. Ça revient sans cesse, mais je n’ai pas voulu le répéter pour qu’on ne pense pas que je faisais un film à la gloire de Makhno. Pourtant il est vrai qu’il lisait tout le temps. Et c’est le fait qu’il faut apprendre à savoir. C’est une vraie démarche. Et encore une fois, Marcos est le frère de Makhno.


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