Chroniques rebelles
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Samedi 18 novembre 1995
Viêt-nam 1920-1945. Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale
Ngo Van (L’Insomniaque)
Article mis en ligne le 22 septembre 2008

par ps

Né en 1913 près de Saïgon dans une famille paysanne, Ngo Van travaille dès l’âge de 14 ans et, à 19 ans, il s’engage dans le mouvement communiste oppositionnel. D’abord trotzkiste, puis dans la mouvance libertaire, Ngo Van sera de toutes les luttes révolutionnaires jusqu’en 1945. Installé en France depuis 1948, il travaille en usine, suit des cours à l’École pratique des Hautes Études, publie Divination, magie et politique dans la Chine ancienne (PUF), écrit une série d’articles sur le Viêt-nam dans ICO (Informations et correspondance ouvrières) de 1968 à 1972, collabore aux Chroniques vietnamiennes de 1986 à 1991 et au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier du Viêt-nam (collection dirigée par Jean Maitron).
Chronique des luttes dans la période cruciale de 1920 à 1945, ce récit d’un “autochtone du Viêt-nam” est une contribution importante à l’histoire de ce pays. Luttes de libération contre le pouvoir colonial en Indochine, épopée coloniale, mouvements révolutionnaires, occupation japonaise…

Les grandes étapes historiques du Viêt-nam moderne sont abordées d’une perspective nouvelle, celle d’un militant et d’un chercheur qui a vécu les évenements. Dans l’épilogue, Ngo Van analyse également les luttes qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale et ont abouti à l’expulsion des occupants colonialistes dans les années 1970. Constat d’une révolution manquée. Une documentation remarquable, une réflexion politique et un témoignage authentique qui font de cet ouvrage un document essentiel pour comprendre le contexte actuel du Viêt-nam.

C.P.

Ngo Van : Au début du livre, j’ai rappelé que le Viêt-nam était d’abord un pays qui se trouvait dans la partie nord du pays actuel, le Tonkin. Et c’est ensuite au 17ème, 18ème siècle que les Vietnamiens sont descendus vers le sud... Cela s’appelle l’avance vers le sud (Nam tien), ils ont détruit le royaume du Champa, dans le centre Annam actuel, et puis dans le sud, ils ont occupé les territoires des Cambodgiens en Cochinchine. Il y a donc encore beaucoup de communautés cambodgiennes dans les provinces de l’ouest de la Cochinchine actuelle, c’est-à-dire du Sud Viêt-nam...

Christiane Passevant : Oui, combien de langues parle-t-on au Viêt-nam ?

Ngo Van : On parle plus d’une cinquantaine de dialectes dans le pays. La majorité de la population parle vietnamien, on les appelle les Kinh, alors que les gens de la forêt et des montagnes parlent d’autres dialectes. Je rappelle ce passé historique pour dire que quand les nationalistes vietnamiens disent "notre patrie", les autres, ils ont leur patrie aussi... Par exemple ce qu’on appelle la haine héréditaire entre les Vietnamiens et les Cambodgiens, ça vient de là, de l’occupation du Sud Viêt-nam actuel par les Vietnamiens, dans leur descente dans le sud au 17ème siècle. Donc, c’est un pays où il y a des cultures multiples. Le Vietnamien est dominant, bien sûr, mais les autres ont une culture naturelle, les gens de la forêt et les gens des montagnes. Les Viêts occupaient la plaine, toute la plaine dans la cordillère annamitique. Les autres ethnies minoritaires se sont retirées dans les forêts et les montagnes.

Henri Simon : Qu’était l’Indochine française ? Je voudrais rappeler quelques faits qui touchent ma génération, et peut-être les générations d’après... L’Indochine, comme on l’appelait, quand j’étais à l’école, juste avant 1939, quand on apprenait la géographie et l’histoire... L’histoire, c’était Jules Ferry, la mission civilisatrice de la France, etc. Et puis la géographie, c’était l’Indochine, on ne faisait pas de distinction entre les différentes parties du nord, du sud, même si on savait vaguement qu’il y avait le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine. C’était pratiquement des divisions administratives et rien d’autre. Et c’est là que le livre de Van se révèle particulièrement précieux, parce que l’image qu’on avait de l’Indochine était celle d’un pays où il ne se passait rien. L’Indochine s’est réveillée dans les consciences françaises à partir de la reconquête en 1945 et de la première guerre d’Indochine, qui s’est terminée à Dien bien Phu et à la Conférence de Genève. Ensuite, il y a eu un nouvel éveil avec l’intervention américaine et la fin de l’occupation américaine, se situe... il y a à peine 20 ans, en 1975...

Toutes les générations issues de 1945, c’est-à-dire qui avaient 20 ans en 1945, c’était à peu près mon cas, ont été marquées en bonne partie par ce qui s’est passé en Indochine et, à deux reprises, d’une manière très forte. Mais par contre, on ignorait ce qui s’était passé avant... La guerre coloniale a commencé à partir du moment où les premières troupes françaises ont mis le pied en Indochine, et elle n’a pas cessé, de manière souterraine, larvée et complètement ignorée en France. Le livre de Van vient le rappeler opportunément. Il prend l’histoire au moment où la grande révolution russe a soulevé un grand espoir dans le monde entier. Le colonialisme, c’est la guerre... C’est une guerre permanente menée dans le pays par le pouvoir colonial qui s’appuie sur les classes possédantes autochtones contre la population paysanne et ouvrière en révolte latente ou ouverte. Le colonialisme portait ça quotidiennement pendant toute cette période-là, et même avant. L’intervention remonte très très loin.

Christiane Passevant : Au début du livre, Van rappelle l’histoire de la conquête coloniale. Il parle de la justification de l’entreprise coloniale par la "Croisade catholique" lancée par Napoléon III. Et Saigon sera prise en 1859...

Henri Simon : Oui, même avant, car Van raconte qu’avant la Révolution de 1789, le roi de Cochinchine avait demandé l’intervention des Français pour rétablir son pouvoir, détruit par une longue guerre des paysans, les Tay Son. Donc l’intervention des Français remonte très très loin dans le passé vietnamien.

Christiane Passevant : C’est vrai que la colonisation est expliquée depuis le départ, puisque dans les repères historiques, Van cite Jules Ferry, p. 19 : "La colonisation est fille de la politique industrielle... L’exportation est un facteur essentiel de la prospérité publique et le champ d’emploi des capitaux, comme la demande du travail se mesure à l’étendue du marché étranger". Ça y est, tout est là...

Ngo Van : C’est une colonie non de peuplement, mais d’exploitation de matières premières et de main-d’œuvre bon marché. Il faut des coolies-esclaves dans les mines de charbon, dans les plantations de caoutchouc, dans les domaines agricoles, les rizières. Et le pays devient un marché exclusif pour les produits de l’industrie française.

Henri Simon : Qu’est-ce qui t’a donné l’idée d’écrire ce livre ? Cela remonte loin puisque tu m’as dit que tu avais mis 17 ans... ?

Ngo Van : Je dois avouer que ce livre est un travail au-delà de mes forces. Je l’ai fait comme un homme qui se jette dans l’océan, sans savoir nager. Mais "Fais ce que dois, advienne que pourra". J’ai appris cela dans Une Histoire de conspirateurs annamites à Paris ou la Vérité sur l’Indochine de Phan van Truong, un des Cinq Dragons que vous rencontrez au premier chapitre du livre. Je me trouvais chez Guy Prévan, l’auteur de la Confession d’Aragon où j’ai rencontré Raoul (Claude Bernard) qui était un grand ami des coolies et des tirailleurs annamites, importés en France en 1940, pour travailler dans les usines d’armements et de munitions, et aussi être envoyés au front comme en 1914...

À la fin de la guerre, on les a enfermés dans des camps et Raoul s’était beaucoup occupé d’eux. Il m’a dit : "Tu es un des survivants de l’époque, tu dois écrire et raconter cette époque cruciale, ce qui s’est passé, surtout en 1945, sinon la mémoire en serait perdue pour toujours". Une amie, Ded Dinouart a promis de m’aider, et Sophie Moen se chargera de la rédaction. Le français, ce n’est pas ma langue... C’était au moment de ma retraite, car l’usine a mangé ma vie durant plus d’un quart de siècle. Je n’avais de temps à moi qu’en prison où j’ai mieux appris le français, et au sanatorium. Et à partir de 1978, j’ai mis dix ans à faire des recherches dans les archives et les bibliothèques, et pour écrire, j’ai mis 7 ans. Le manuscrit comptait plus de 600 pages, cinq fois remanié, ça fait beaucoup, pour en arriver à publier ce livre de plus de 400 pages.

Christiane Passevant : D’ailleurs je signale qu’il existe un extrait de ce livre qui est sorti en anglais Revolutionaries They Could Not Break [1], mais qui en plus donne des biographies de révolutionnaires, qui ne figurent pas dans le livre, faute de place. En outre cette brochure comporte un index des expressions et noms vietnamiens en quôc ngu.

Ngo Van : Nous avons mis fin à la rédaction en février 1994, et puis ensuite, quelques éditeurs de la place l’ont refusé... L’un a dit que c’est de l’histoire ancienne, cette histoire, un autre, que ce n’est pas dans le vent de la politique d’aujourd’hui... et un autre encore : "Vous êtes un peu trop sévère pour Hô Chi Minh". Voilà, et Jorge Valadas a fait circuler le livre dans les circuits marginaux. C’est ainsi qu’heureusement, un jour, le 18 novembre 1994, Philippe Mortimer et Joël Bénabou sont venus me voir et m’ont proposé de le publier aux Éditions L’Insomniaque sur souscription. L’Insomniaque est une association sans but lucratif, et destinée à favoriser l’expression dissidente...

Toute l’équipe travaille bénévolement, je les ai vus sortir de l’atelier au petit matin... Ils sont des insomniaques, ce qu’ils font, c’est pour le plaisir et non pas pour le fric. Et je tiens à remercier ici de tout mon cœur tous ceux qui ont contribué à faire connaître mon travail, en particulier Maximilien Rubel, Maurice Nadeau et Serge Quadruppani, Anne Sarraute, Henri Simon, Hervé Denès, Pierre Broué, Pierre Rousset, Sylvain Boulouque, Madame Thuy Khuê...

Henri Simon : Je voudrais quand même que tu dises quel intérêt tu voyais, toi personnellement, à rappeler ce qui n’est pas tout à fait autobiographique et qui l’est quand même.

Ngo Van : J’ai écrit cet ouvrage à la mémoire d’un certain nombre de révolutionnaires qui avaient participé à la lutte contre l’impérialisme colonial. Les uns étaient des nationalistes luttant pour l’indépendance nationale, tandis que d’autres, plus radicaux, tendaient vers une révolution sociale, englobant l’indépendance et l’émancipation totale des couches exploitées. Ils succombèrent sous la répression impérialiste qui les a massacrés ou envoyés dans les prisons, les bagnes ou les camps, ceci jusqu’en 1945, ou bien par le pouvoir qui portait l’étiquette "communiste" le pouvoir fondé par Hô Chi Minh et qui les a assassinés de 1945 à 1950. L’histoire officielle de Hanoi a éliminé leurs noms ou dénaturé la vérité lorsqu’elle avait besoin de parler d’eux, car ce sont des révolutionnaires qui critiquaient la bureaucratie dominante. Selon l’anticipation de George Orwell : "Ceux qui sont maîtres du présent, pourquoi ne seraient-ils pas maîtres du passé ?" L’histoire épouse souvent le discours des vainqueurs. Sur le Vietnam, certains "historiens" français obnubilés par les fumées de la propagande de l’époque ont volé au secours de la victoire. Ce qui m’a obligé à écrire ce livre.

Henri Simon : Oui, je disais tout à l’heure, qu’en partie ce livre est autobiographique... D’ailleurs, il y a deux passages dans le livre, je pense que les lecteurs les trouveront, où ce n’est plus le chroniqueur qui parle, mais où, bien qu’on ne connaisse pas exactement le nom de Van, il cite différents noms de militants impliqués dans une action ou dans la répression, et où il emploie le nous au lieu d’employer le langage ils. C’est un peu un clin d’œil au lecteur et d’une certaine façon, on comprend que, tout au long du livre, même s’il n’a pas écrit une autobiographie, en réalité, c’est une autobiographie en pointillés parce que noyée dans un contexte historique. En même temps, il ne se cache pas derrière un travail objectif d’historien, c’est aussi sa vie qui est dans le livre...

Christiane Passevant : À un moment donné, tu parles de l’opposition au stalinisme des Annamites qui étaient en France en 1929-1930 : ils ont déjà dénoncé "l’impérialisme rouge" au moment où Moscou commence à orienter les mouvements coloniaux selon les besoins de la diplomatie de l’Urss.

Ngo Van : Après l’insurrection de Yenbay en 1930, s’était formé le groupe de l’Opposition de gauche indochinoise, qui critiquait la politique de la Troisième Internationale, ainsi que celle du Parti Communiste Indochinois. C’est à partir de là, qu’ont existé en France les deux tendances trotskiste et stalinienne, du mouvement communiste indochinois.
Avant de continuer, je veux dire que je ne suis pas un historien, je ne suis qu’un simple témoin qui a participé à la lutte comme un homme du rang, et non un leader. C’est en tant que tel, que j’ai eu l’occasion d’avoir des relations avec des révolutionnaires, d’être à leurs côtés, de les fréquenter, par exemple Ho huu Tuong, Ta thu Thau, Nguyen an Ninh, Phan van Hum, Tran van Thach, Nguyen van So, Nguyen van Linh... C’est pourquoi je parle de leur vie en tant que chroniqueur. De leur vie qui a été tranchée par la répression, non seulement par l’impérialisme colonial, mais également par le pouvoir dit communiste de Hô Chi Minh.

Je m’étais engagé dans le mouvement en 1932. En fait il y a eu des luttes anticolonialistes permanentes depuis le début de la pénétration française jusqu’en 1900. Pendant la guerre de 1914-1918, des révoltes d’autochtones ont été noyées dans le sang. La période remarquable de 1920-1925 est celle qu’on appelle la période des Cinq Dragons. Ce sont eux, Phan chau Trinh, Phan van Truong, Nguyen ai Quoc (le futur Hô Chi Minh), Nguyen the Truyen et Nguyen an Ninh, dont l’activité à Paris a planté les premiers jalons de ce qu’on a appelé à partir de 1930 la "Révolution indochinoise".

En décembre 1923, Nguyen an Ninh lança à Saigon "La Cloche fêlée", un journal en langue française (la publication d’un journal dans la langue du pays était soumise à autorisation préalable). Il a appelé la jeunesse à s’expatrier en France car, disait-il : "L’oppression nous vient de France, mais les idées de libération aussi". Phan chau Trinh, Phan van Truong vont quitter la France pour le rejoindre à Saigon en 1925-1926 et affronter sur le terrain le pouvoir colonial. Il y a eu d’immenses grèves scolaires et beaucoup de scolarisés se sont expatriés en France, ou à Canton à l’appel de Nguyen ai Quoc, la plupart clandestinement. Phan chau Trinh et Phan van Truong faisaient des causeries pour appeler les jeunes à s’éveiller, à ne pas étudier pour devenir fonctionnaires et des esclaves instruits, mais pour libérer le pays de la domination coloniale, tandis qu’en France Nguyen the Truyen continuait l’agitation nationaliste parmi les émigrés annamites en publiant "Le Viêt-nam Hon" (L’âme du Viêt-nam). Mais cela n’a pas pu aller loin, parce que le mouvement d’opposition légale de l’époque était étouffé rapidement et la tendance révolutionnaire anti-impérialiste a dû plonger dans les souterrains.
Ce qui a amené les explosions de 1930-1933, dont la première fut l’insurrection des tirailleurs de Yênbay en février 1930, déclenchée par le parti nationaliste le Viet nam quoc dan dang (Vnqdd) clandestin dont la politique était de fomenter des complots chez les tirailleurs autochtones pour prendre le pouvoir et immédiatement écrasée sous une répression féroce. Elle fut suivie en mai du mouvement paysan conduit par le Parti Communiste Indochinois.

Henri Simon : Pour bien comprendre la ligne générale du livre, il faut voir quelle était la structure de la société vietnamienne.
Dans leurs grandes lignes, les rapports des classes sociales sont les suivants :
La paysannerie forme l’immense majorité de la population exploitée par les propriétaires terriens ; un prolétariat agricole s’est développé dans les rizières, dans les concessions accordées aux grandes compagnies, plantations de caoutchouc et autres et les domaines de la Mission catholique, formant les 3/4 de la population indochinoise. D’un autre côté, émerge un prolétariat nouveau industriel (mines, grandes sociétés dragages, travaux publics, électricité, ciment, distilleries, transports en somme industries nouvelles) durement exploité, n’ayant pas encore d’expérience politique. Et la bourgeoisie européenne et chinoise remorque la bourgeoisie indigène et domestique une partie de la petite bourgeoisie à l’aide d’un appareil militaire et administratif relativement important. Il y avait donc cette espèce de constance : cette masse de paysans pressurée, d’une part par les propriétaires fonciers, d’autre part par le pouvoir colonial à travers les taxes...

Ngo Van : ...surtout l’impôt personnel la capitation que les pauvres arrivent difficilement à payer.

Henri Simon : ...d’un autre côté coincée entre de bonnes récoltes et de mauvaises récoltes, c’est-à-dire entre le bol de riz quotidien à peine assuré et la famine. Dans les plantations, les conditions étaient effroyables, presque du travail forcé d’esclave... Tu peux dire quelque chose à ce sujet, Van...

Ngo Van : Oui, au sujet de la condition ouvrière et paysanne, j’ai mis en annexe des documents : les résultats d’une enquête officielle aux plantations de caoutchouc de Mimot, des reportages sur les coolies des Charbonnages du Tonkin, sur la misère paysanne...

Christiane Passevant : Oui, à travers le rapport pourtant officiel de mars 1928 de l’inspecteur des affaires politiques Delamarre sur les plantations de Mimot, on voit les véritables conditions de travail : réveil à 3 heures du matin, rassemblement à 4 heures. Les coolies ne reviennent qu’à la nuit tombée. Le coolie est pour trois ans lié par un contrat léonin à la plantation qui lui interdit de travailler pour un autre employeur pendant cette durée. Les coolies engagés à 0,40 piastre par jour (au moment de la signature du contrat) ignoraient qu’avec les retenues pour la fourniture de riz, le remboursement des avances, les jours de repos non payés, et, en plus, les amendes, ils seraient loin de toucher 18 piastres par mois.
Pour la ration alimentaire, je lis :
"Les coolies employés sur les plantations de Mimot reçoivent de la société une ration d’un sac de 100 kg de riz par quinzaine, au moment de la paye, pour huit personnes.
Avant la désertion des 280 coolies, en février, on ne donnait que le même sac pour dix hommes...
Mais le coolie n’est pas une machine agricole qui fonctionne avec du riz, il a besoin d’autres aliments et d’objets de première nécessité. La société de Mimot ne s’était pas préoccupée de cette question et M. d’Ursel que j’avais interrogé sur le pouvoir d’achat du salaire distribué à ses coolies, m’a simplement déclaré qu’ils touchaient suffisamment pour se procurer les "petites cochonneries" qu’ils ajoutaient à leur riz
". [2]

" Eau potable et ablutions
[...] Les coolies, faute d’eau pour les ablutions auxquelles ils ne peuvent procéder qu’en se rendant à la source, en bas du mamelon, sont sales, atteints de gale en grand nombre et couverts de vermine, aussi bien sur la tête que sur le corps...
[...] D’autre part, les cas de dysenterie que j’ai constatés à Mimot permettent de se demander si l’eau de la source située en contrebas du cantonnement et que rien ne protège, n’est pas polluée par les excréments des nombreux coolies du camp qui ne disposent, pour satisfaire leurs besoins naturels, que de trous creusés sur les pentes conduisant à la source.

Sévices, punitions corporelles :
L’ensemble de la main-d’œuvre est dirigé par M. Verhelst, Belge de 23 ans...
Les dépositions recueillies au cours de l’enquête menée sur les plantations de Mimot les 27 et 28 mars, ont permis d’établir les faits suivants...

Punition de 20 coups de rotin chacun, infligée à une douzaine de coolies.
Le 21 mars, après l’appel du matin entre 4 heures et demie et 5 heures, une douzaine de coolies enfuis de la plantation ayant été rattrapés, ont été étendus devant les coolies rassemblés et, sur l’ordre de M. d’Ursel, directeur du Syndicat de Mimot, ont reçu chacun 20 coups de cadouille donnés par des caï et des surveillants. M.Verhelst a déclaré qu’il avait procédé à cette exécution par ordre, que d’ailleurs les coolies avaient été avertis que tout déserteur recevrait 20 coups de rotin...

26 coups de nerf de bœuf donnés à Le van Tao par M. Verhelst.
La nuit même qui suivit cette exécution collective, trois autres coolies tonkinois s’évadaient à nouveau. Seul, un nommé Le van Tao..., qui s’est engagé pour pouvoir envoyer des subsides à sa femme et à ses trois enfants restés au Tonkin, put être repris.
Rattrapé immédiatement, il fut conduit... à M. Verhelst vers 11 heures du soir. Celui-ci... donna l’ordre de l’attacher à une colonne de la véranda en lui faisant passer les deux bras autour de la colonne et en lui réunissant les mains avec des menottes dont la direction possède un certain nombre. Le van Tao passa la nuit dans cette position. Le lendemain matin, 22 mars, M. Verhelst conduisit Le van Tao, toujours menotté, devant les coolies rassemblés pour l’appel sur la place du campement.
Il donna l’ordre au caï de l’équipe de Le van Tao, nommé Le van Toan, de le tenir par les pieds et à un autre Annamite, qui n’a pu être identifié personne n’ayant voulu ou osé le dénoncer de le tenir par les mains. De la déposition de Lê van Tao, ainsi que de nombreux autres
[...] il semble ressortir que Tao était ainsi tenu suspendu en l’air à environ 20 centimètres du sol, son pantalon lui ayant été retiré.
[...] Ainsi maintenu, Le van Tao reçut de M. Verhelst, opérant lui-même, 26 coups de nerf de bœuf qui entamèrent la peau en provoquant des plaies qui suppuraient lorsque j’ai examiné ce coolie le 27 mars... Le van Tao fut alors envoyé au travail et n’a pas été pansé.

Correction à coups de canne donnée par M. Verhelst à trois femmes, dont une enceinte, et à un coolie.
Le 23 mars, vers la fin de la journée, sur un chantier situé à environ 2 kilomètres et demi du village de Dong, l’eau apportée dans les touques par un coolie chargé d’approvisionner les travailleurs en eau potable pendant le travail étant épuisée, quelques-uns d’entre eux, assoiffés, abandonnèrent leur tâche pour aller boire. Ils furent rencontrés en route par M. Verhelst..., qui les arrêta successivement sur son chemin et les ramena... sur le chantier. Après une courte enquête, il relâcha ceux qui avaient reçu l’autorisation d’aller boire et retint 3 femmes [dont l’une enceinte]...
M. Verhelst leur fit signe de se coucher à terre... Avec une canne en rotin grosse comme le pouce et dont la poignée était entourée de fil télégraphique, il frappa lui-même successivement sur les fesses et le haut des cuisses les trois femmes
 [3]...."

Ngo Van : Il y a des prisons et des cachots privés dans les plantations. Les maîtres disposent de la vie et de la mort des coolies...
Mais revenons au mouvement ouvrier et paysan, à partir de 1930. Tous les jeunes avaient la photo de Ninh dans leur chambre à cette époque-là, il avait un charisme vraiment remarquable. Ninh, je l’ai rencontré en prison en 1936, et très naïf, je lui ai demandé quel était le programme de sa société secrète et il n’a pas répondu à ce garçon trop innocent.

À cette époque, les jeunes éveillés à la révolution étaient enthousiasmés par lui et le considéraient comme leur aîné. C’est son charisme et son influence qui firent que les deux tendances communistes (staliniens et trotskistes) firent le front unique au sein du journal "La Lutte" en 1933. Elles firent ainsi cause commune de 1933 à 1937, c’est un phénomène unique dans l’histoire du mouvement communiste, mais ce n’est pas étonnant car sous le régime colonial, l’Indochine était une véritable prison et les prisonniers n’avaient d’autre issue que de s’unir contre leurs gardes-chiourmes. Les deux tendances se sont entendues pour diffuser les idées de Marx, et pour s’abstenir de critiquer mutuellement leurs positions trotskiste ou stalinienne, afin de lutter ensemble contre le pouvoir colonial pour la défense des ouvriers et des paysans...

Henri Simon : Une précision, quelle était la position du journal "La Lutte" à propos du nationalisme ?

Ngo Van : Il était contre, absolument ! Lutte de classe et internationalisme contre le nationalisme. Seulement peu à peu, les staliniens publient des documents de la Troisième Internationale. Et ceci au moment du Front populaire qui était pour le maintien de l’Empire colonial, politique que les staliniens soutiennent et que les trotskistes combattent. La politique du Parti Communiste Indochinois était sous l’influence directe du Parti Communiste Français et ce dernier était l’agent direct de Moscou. Tout cela est contemporain des Procès de Moscou et des Journées de mai à Barcelone en 1936-1937. Ce fut Gitton, responsable du Bureau Colonial du Parti Communiste Français, qui écrivit en mai 1937 une lettre ordonnant au Parti Communiste Indochinois la rupture avec les trotskistes. Le même mois les staliniens de Saigon quittèrent donc le journal "La Lutte" et publièrent le journal "L’Avant-garde", dans lequel ils traitèrent les trotskistes de "frères jumeaux du fascisme".

En 1938-1939, le Parti Communiste Indochinois se mit à l’ombre du drapeau tricolore pour soutenir la politique de défense nationale du gouvernement colonial contre les Japonais. Les staliniens d’Indochine firent le jeu de la propagande pour l’emprunt pour la défense de l’Indochine et le recrutement supplémentaire de tirailleurs annamites. C’est à cause de cette attitude impopulaire qu’ils furent vaincus dans leur coalition avec la bourgeoisie constitutionnaliste aux élections coloniales d’avril 1939, tandis que la liste IVème Internationale de Ta thu Thau obtint trois élus (c’était une élection censitaire, mais les électeurs bourgeois et petit-bourgeois s’opposaient à la politique de défense nationale qui augmente impôts et taxes), alors qu’elle avait proposé une révolution sociale radicale.

À la même époque, Hô Chi Minh, qui était en Chine à Guilin, dénonçait les trotskistes chinois comme des assassins et conseillait à ses camarades de Hanoi d’éliminer "politiquement" tous les trotskistes. (Il fut écouté : ses partisans massacrèrent les trotskistes dès son accession au pouvoir en 1945.)
Mais les trotskistes n’ont pu agir, une fois élus, parce que très vite ce fut la répression à partir du 3 septembre 1939. Elle fait rage, elle est générale. Sont touchés les trotskistes, les staliniens, les nationalistes, les anciens condamnés, tous sont arrêtés et envoyés au bagne ou dans les camps de concentration.

Lors du pacte Hitler-Staline, en août 1939, le Parti Communiste Indochinois fit volte-face, considérant de nouveau l’impérialisme français comme l’ennemi. C’est pourquoi après la déclaration de guerre entre la France et l’Allemagne le 3 septembre 1939, les staliniens préparèrent l’insurrection paysanne qui sera déclenchée en novembre 1940. Cette politique en zigzag conduisit au massacre de milliers de paysans par les forces répressives françaises et indigènes, comme cela s’était déjà produit lors du mouvement des soviets paysans du Nghe Tinh et des insurrections dans le centre Annam de 1930-1931.
Je pense au conseil de Phan chau Trinh à Nguyen ai Quoc (le futur Hô Chi Minh) lorsque celui-ci le quitte pour aller à Moscou en 1923 : "Si nous nous appuyons sur une puissance étrangère pour conquérir notre indépendance, nous nous trouverons dans la situation d’un cheval qui change de cavalier". Cela fut confirmé car, d’une certaine manière, la Russie dite soviétique remplaça la France impérialiste.

Henri Simon : Van parle donc dans son livre d’une période complètement occultée. Vers la fin, il raconte un épisode qui ne manque pas de sel quand on voit le déroulement de l’histoire postérieur, au cours duquel on voit Hô Chi Minh s’allier à l’Office stratégique américain en Chine, c’est-à-dire l’Oss, les services secrets américains, tandis que dans le Sud "le retour de Moscou" Tran van Giàu s’est mis en rapport secret avec la Sûreté française gaulliste à Saigon.

Ngo Van : Les staliniens quand ils n’avaient pas le pouvoir évoluaient déjà vers la contre-révolution (ils ont souscrit à la politique coloniale du Front populaire, puis vont jusqu’à défendre la "race annamite" en 1938-1939). Et par la suite, leur prise du pouvoir fut la contre-révolution en action.
Je pense que le communisme dans son vrai sens n’a jamais été réalisé nulle part sur la terre. Des tentatives en Russie en 1917, en Allemagne en 1919, d’établir le communisme ont échoué, le prolétariat n’étant pas capable de réaliser sa propre émancipation. Et tout ce qui fut réalisé dégénéra en aberration criminelle, aboutit à l’établissement des dictatures de Staline, Mao, Hô Chi Minh, Pol Pot... régimes capitalistes d’État aussi bien en Russie qu’en Chine, au Viêt-nam, au Cambodge où la bureaucratie s’érige en classe exploiteuse et dominante et remplace la bourgeoisie et les propriétaires fonciers dans l’exploitation des ouvriers et des paysans. Les intellectuels ont dit que le communisme était mort, mais il n’a pas pu mourir car il n’a encore jamais existé.

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