Chroniques rebelles
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Dévoration de Louis Mandler. Homeless Story et Conquête du désastre de FP Mény
Samedi 25 avril 2009
Article mis en ligne le 25 avril 2009
dernière modification le 2 juillet 2009

par CP

Avec Louis Mandler.

Dévoration. Introspection de l’imaginaire dans un monde décalé ou plutôt détourné. Un long dialogue avec soi-même et l’autre — l’être ordinaire. Le héros ? L’auteur ? On ne sait plus, car l’autre, c’est aussi nous… Peut-être… Cet autre, victime rebelle et consentante d’une société du spectacle et de la consommation à tout prix ! Dévoration. Un long dialogue dans l’intime d’une vision fragmentée.

Difficile de dire en peu de mots, de présenter en quelques mots le texte de Louis Mandler. Texte critique d’une société en dégénérescence « où l’illusion du vide et de l’épanouissement est un levier puissant, lorsque la lâcheté est aux portes comme une horde de pillards avides. »

Recherche de réponses à des questions universelles et réflexion critique en roue libre :
« Et près des cyniques vieillissants croissent les jeunes envieux, hier encore révoltés, agonisant la grosse poire blette qu’ils s’apprêtent à sucer aujourd’hui comme une pyrale posant au papillon qu’ils ne deviendront jamais, sinon aux yeux des mâles et des femelles très nombreux qu’impressionnent ces décolletés de diplômes, ces CV en moule-bites, ces titres élevés en perruques in-folio, ces testicules de colloques gros comme des cerveaux, ces cœurs dégorgés comme des escargots de vernissage. »

L’être humain « aura été si souvent modifié, modelé, étiré, alourdi, retourné, pétri, qu’à la fin nul ne peut se prévaloir d’une quelconque sagesse, aucun propos ne sera davantage que l’éclairage d’un passé aux formes […] complexes ».

Dévoration de Louis Mandler. On entre dans un labyrinthe dont on ne sort pas indemne. « Il n’y a pas d’espoir, il n’y a que l’erreur » dans une pérégrination aux tréfonds de l’être et une approche lucide du monde d’hier et aujourd’hui.

C’est le sujet des Chroniques rebelles où nous parlerons aussi de deux autres textes, Homeless Story et Conquête du désastre, d’un auteur de la galère, FP Mény. Autre forme de critique d’une société qui n’est plus à l’échelle humaine. C’est la galère à la fois créative et glauque… La rébellion… La route… La mort…

CP

Dévoration (extrait) :

Frapper au cœur. Il est impossible qu’il ne se passe rien, que les êtres humains du monde entier continuent à souffrir, à mourir sans avoir — véritablement — vécu. Mon désir d’enfant n’a pas été dissout par la
« maturité » de l’administré, du salarié, du paternel gestionnaire de famille, du mutilé que sont visiblement devenus, tordus atrocement, les enfants ayant atteint l’âge adulte.

Je me souviens des montagnes où je marchais seul à mi-pente, entre des mamelons crevés de projectiles enterrés et couverts de verdure, les écueils nus dressant leurs hautes fissures comme des menaces au-dessus des rocs fendus, éclatés, dépareillés, énormes ; de l’autre côté d’une vallée rocailleuse, un repli profond à l’herbe rase, lumineuse, au fond duquel un ruisseau glougloutait dans son lit courbe de cailloux, provenant de sommets gris hérissés d’aiguilles vierges. Une cabane était greffée à la paroi lisse et blanche d’une falaise. Des vivres et de l’eau accumulés pour un hiver qu’aucune fonte ne dévasterait, je vivrais seul dans un silence fendu par les craquements des avalanches, surprenant sans lever les yeux les larges spectres blancs des éclairs dont les décharges aveuglent et détruisent comme une amie étrangère à toute vie sociale, crépitant de lames et de pitons, vous embrasse, sauvagement émue. Le vallon de la Saume apparaît, large, rassurant, strié d’éboulis fulgurants drainés la nuit par les tempêtes accrochées aux cimes qui enveloppent le col des Esbéliousses, arène d’éclairs où personne ne songerait à passer une nuit d’orage. Sur la pente de la Pierre éclatée, je vivrais comme un ours sans besoin, solitaire, en tête à tête permanent avec le ciel, le regard jamais borné, chaque aurore m’éveillant sur les crêtes immuables du Cimet et du Trou de l’aigle, participant par ma seule présence au déchaînement de la foudre dans le cirque de la Grande Cayolle.

Homeless Story (extraits)

Le fait de vieillir sans avoir jamais rien fait pourrait s’apparenter à une sorte d’exploit personnel, mais pour notre génération vissée au No Futur et sustentée au RMI, ce n’est que la pierre angulaire, une marque de fabrique qu’on est pas près de revoir. […]

Au bout du compte, pas de quoi crier venez voir. Le problème de vivre au jour le jour, c’est que quand tu regardes derrière, y’a rien, et un jour ou l’autre, tu finis bien par te retourner, alors là, c’est la claque et de deux choses l’une, ou bien tu réagis en espérant qu’il soit pas trop tard ou bien tu te défiles avec plein de connards qui t’amènent l’addition alors que t’as rien demandé et que t’es plutôt habitué à te barrer sans payer. […]

Dire qu’on peut se fier à notre entourage pour en quelque sorte savoir où on habite, et je te dis pas le travail. La marginalité, c’est possible jusqu’au bout, mais moi, je suis trop animé de forces contradictoires, ou bien comme fait Damien, mieux vaut tard que jamais, tracer la route dix ans plus tard en camion, de toute façon il y aura toujours de la place à travers le monde quand chez nous on n’y verra plus clair, ça changera pas mais moi je refuse maintenant de faire les choses à perte.
Le truc, c’est qu’à force de se la jouer ultra-individualiste, on y a laissé des plumes, on fait rien sans personne et aujourd’hui le problème, c’est que les amitiés qui te portent vers d’autres horizons, elles viennent de loin.
Demain, je mets le réveille-matin et je remonte le temps.

Dévoration de Louis Mandler.
C’est l’histoire d’un regard effaré. Ce pourrait être une nouvelle Histoire de l’œil, une nouvelle Bataille de la rétine avec le réel. C’est l’histoire d’un regard promené le long de tous les chemins. Il est omniscient, omnivisionnaire et dévore sur son passage, engloutit, un monde toujours déjà épuisé. C’est un regard qui ne s’arrête ni dans l’espace, ni dans le temps, refuse la sédentarité, l’autochtonie. Il est de tous les lieux ouverts, surtout les plus détraqués. Les ronces et le lierre côtoient la taule et les déchets : la nature reprend ses droits avec le langage qui, si pauvre de mots soit-il composé, nous semble assez affûté, aiguisé pour procéder à la dévoration de ce qui l’entoure : une viande taillée pour un monde de rats.

Dévoration , récit poétique de Louis Mandler, où la poésie s’invite dans le récit, où le récit accueille la poésie, où leurs vestons et leurs noms enchaînés l’un dans l’autre nourris dans le sérail en connaissent les détours. C’est le récit, le récit de Louis Mandler, le récit d’une déconstruction patiente, d’une décomposition brique après brique, liquéfaction après liquéfaction, qui ne laisse aucune strate de signification dans un quelconque répit.

Dévoration , c’est le récit d’une reptation, d’un long et patient serpent qui tranquillement touche à tout ce que l’on croyait unique, certain, circulaire, symbolique. De Noël en anniversaire, le réel est las comme la chair et nous avons certainement lu tous les livres en lisant celui de Louis Mandler. Il m’aura tué dix fois. Les valeurs n’y sont plus une évidence, le lecteur même se surprend à refuser d’y croire. Comme si les souvenirs, l’enfance, ça t’a une de ces gueules, la prose elle-même s’était noyée dans son propre jus, surprise par l’immensité de sa fiction, en miroir.

Quel est le sens qu’emprunte Louis Mandler ? Aucun, je vous le dis aucun, sinon tous, je vous le répète, tous. Le temps s’y déploie à travers ce même et éternel regard : la mort de l’homme est dite dans le prisme de cette vue paisible et transparente qui ne laisse, je vous le redis, qui ne laisse, je vous le redis, rien au hasard, rien au désir, tout à la peur, et au laisser faire poétique. La totalité du système est détraquée dans la conscience de celui qui écrit : tout est douleur, capitale. L’Histoire a fini d’avoir un sens, nous le savions, mais de là à ce que les événements, les mots et les choses deviennent un musée coupé de toute quiétude et pourtant ouvert À tout, avec cette différAnce, cette diff-errance, cet écart, cette co-errance, errance en commun.

« Il n’y a plus rien », braillait Léo Ferré, Louis Mandler va vous le redire encore. Si si, approchez vous un peu, ne prenez pas cet air « matter of fact » de carte postale, de celui qui fait mine d’être surpris, laissez vous agrippé, dévoré, avec du sel de port industriel. Il faut regarder, outrepasser sa propre vision si l’on veut absolument que la vérité soit dans un livre. Ca avance, je sens que ça vient, ce qui vient en moi, c’est ce qui vient à la vue du narrateur de Dévoration , le rapace qui bouffe le sens, le carnage du réel, c’est bien l’Emile Zola du XXIIIème siècle, non ? Quand la Tour Eiffel n’aura plus les quatre fers plantés dans l’exposition universelle. Louis Mandler voit tout ça.
Tu veux, mon enfant, ma sœur, songer à la stupeur, à ce qui te dissemble, dévorer et mourir, dévorer à loisir. Là tout n’est que viande grillée, os, larmes et pneux crevés. Tu veux voir ça avec lui, tu veux, ou tu veux pas ?

Louis Mandler c’est fantastique, on ne peut pas l’expliquer par les mots. Parce qu’il y a 36 milliards de trucs qui sont organisés selon une certaine illogique informelle et destructurée de poétique insensée. Et bien, c’est une sorte d’engluement de la vision dans le logos, dans les plantes, dans les listes, les Grands Hommes de mon cul et viens là que je t’arrache ton mythe d’Œdipe à docteur Freud histoire de te séparer de tes certitudes.

Tu as peur, hein ? Ne rigole pas de froid, tu as peur et c’est tout. Toi, tu voulais reconstituer tranquillement dans tes universités le fonctionnement de l’objet poétique et Louis Mandler, mais mon petit gars, avec un prénom pareil on peut bien se permettre d’être le Roi Soleil noir de la littérature, Louis, The « black dark king of litterature ». Oui, Louis Mandler est noir, si tu veux, ou albinos si ça te fait plaisir, mais là, quand tu découpes au cutter les pages de Dévoration , ce récit-là mon vieux, ça te fait comme si le cutter on te le passait sur l’échine. Il n’y a pas d’innocence des choses chez Louis le Soleil noir, c’est un peu, « je veux tout tout de suite », mais « doucement pas trop vite, sachez me dévorer er er hen hen, mon carnassier, me cadavériser » mais pas dans la candeur d’un spleen qui secoue sa levrette dans le gazon. C’est bien plus cachotier que ça, c’est le cachot Louis Mandler, ouvert sur un désert de mélancolie. Bien sûr que ça avait déjà commencé avec Mallarmé et qui tu voudras, mais il faut bien encore et toujours accepter que les auteurs se mettent à mort, à nu, à hue et à dia pour la puissance linguistique des signes, sinon ça sert à quoi ? À enculer des mouches ? Elle est où la signification à la fin ?! C’est la disparition, l’absence de tout, l’écriture qui s’excèderait elle-même et sortirait de l’écriture, elle, où ?

À la fin tu survis, dévoré par un agent, Monsieur l’agent, un agent subversif, corrosif, qui opère un travail de déplacement avec son regard et sa langue sur ton corps parfait, une narratologie révolutionnaire, une remise à niveau minutieuse des compteurs sémantiques, un refroidissement soudain de la température écrite, une critique sociale au-delà de ta tronche, qui devient révolutionnaire justement je me répète parce qu’elle se fait contre le langage lui-même et en l’utilisant, espèce de profiteur ! Il faut encore se contenter du maximum poétique autorisé par personne. Oui, Monsieur l’agent acide, basique, protéiforme, de toute façon avec Louis Mandler tu traverses en dehors des clous et c’est comme ça que tu sais que t’es anarchiste. Pas vrai, Monsieur Brassens ?

À la fin, quand tu lis, « Louis Black King of a beautiful nightmare », tu es dans une utopie de la littérature qui a perdu la boussole du rêve, une nostalgie mortelle qui s’est séparé – à Venise oui, à Venise peut-être si tu veux, la ville de toutes les séparations – qui s’est séparée de la notion même de passé, un désespoir profondément oublieux, un continuum dans la jungle abyssale d’une zone de droit ultimemement hantée par la folie de sa propre disparition.
A la fin, tu te souviens juste de ton être. C’eût pu être bon, mais cuit, très cuit, genre semelle de godasse, tu vois ? Indévorable langue de bœuf qui roule sur mon corps littérairement vu. La langue se rue sur la carne, la barbaque. Barback Obama se dévore la tronche sur fauteuil doré.
Aux alentours de ce livre, je ne vois rien qui vaille, qui veille, qui vive ou qui me plaise encore que cette poésie-là. Longtemps j’ai imaginé le regard de Louis Mandler, comme si j’allais être effrayé, moi aussi, par ce qu’il a de dévorant.

Je me demande si moi aussi, un jour, je pourrais devenir un monstre et dévorer ; me transformer en ce que j’exécrais lorsque j’étais enfant. Quand je revois passer dans ma tête les bibelots, la surprise de voir le corps nu de ma mère sous la douche, la collection de santons de grand-père, des nuits à crapoter des royale menthol légères avec un copain, mon premier téléphone portable, les bornes kilométriques qui défilent loin loin vite vite sur la route, des soirées d’hôtel à ne rien faire, je me dis que je ne pouvais pas devenir ce monstre-là, que je l’ignorais de toutes façons.

À mon insu peut-être je suis un peu comme vous, le buste légèrement penché en avant, le sourire de circonstance, l’amour des beaux paysages quand il faut le dire. Mais au fond, j’en aurai quand même bien profité, je m’en serai mis plein la glotte, comme tout le monde, j’aurai bien éjaculé dans ma soupe. Est-ce que j’aurai honte d’être devenu ce que je deviendrai, regard perdu dans le rétroviseur et pied à fond sur la pédale du profit. Allez, ne faites pas les timides, ne coincez pas votre bouche dans les fossettes, vous aussi vous avez pensé à vous en foutre jusque là, ne dites pas que vous n’êtes que d’art et de beauté épris, vous buvez, vous fumez, vous puez et vous avez les ongles noirs, ça ce n’est rien, ça fait rien, ce n’est pas grave. Mais surtout vous avez mordu, vous avez haï au moins une fois, vous avez croqué, avalé à gorge pleine. Je ne parle pas de vice, de vertu, je parle de cette sainte horreur de l’autre que nous avons à un moment tous en nous, dont nous repentir serait mièvre. Je parle de cette métamorphose toujours accomplie, le petit Kafka au fond du ventre, qui gargouille : rien de méchant, simplement immonde, hors du monde et pourtant se servant de lui.

Je vous dirai, je vous promets que je vous dirai, au creux d’une herbe folle, à côté des serpents, des Rois, des Noirs, et des Albinos, je vous dirai oui dans la folie du jour, le mot qui me restera lorsque le verbe malin aura tiré sa révérence : Dévoration .

Nicolas Mourer