Chroniques rebelles
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Un autre futur de Richard Prost et les films de la CNT (DVD) (3)
Entretien des Chroniques rebelles publié en ligne dans Divergences de février 2009
Article mis en ligne le 22 septembre 2009
dernière modification le 23 septembre 2009

par CP

Christiane Passevant : Quelles ont été les réactions du public à la sortie des films ? As-tu retrouvé des articles, des critiques ?

Richard Prost : J’en ai parlé avec de vieux militants qui n’ont pas la même lecture que nous en faisons à présent. Ils l’ont vu au premier degré, comme tous les films de cette époque d’ailleurs, parce que ces sujets et discussions font partie de ce qu’ils et elles ont vécu. Par exemple lorsque le docker de Barrios Bajos est contrôlé par la police et qu’il montre pour tout document d’identité son instrument de travail, son crochet (fedula). « Quel meilleur papier d’identité que son instrument de travail peut présenter un ouvrier ? » dit-il.

Les révolutionnaires sont tellement dans ces revendications qu’ils/elles ne se rendent pas compte de la qualité des films et de leur force symbolique et cinématographique. À l’époque, les films étaient surtout vus pour se distraire et je crois que la portée politique et symbolique, la qualité cinématographique n’ont pas été perçues comme telles. Tomas Marcellan a vu Barrios bajos à Barcelone, à sa sortie, mais le film ne l’a pas marqué sauf pour la scène du crochet dont il se souvenait très bien. Quand nous sommes allés à la cinémathèque de Madrid, nous avons demandé à visionner Barrios Bajos parce qu’Aimé se souvenait de ce que son père lui en avait dit. La scène, tant de fois imaginée par Aimé selon le récit de son père, a été un moment très émouvant.

C P : Il faut dire que le comédien, avec un côté Raimu, a une grande présence à l’écran. C’est une scène d’anthologie qui est montée dans Un autre futur. Aurora de esperanza est tourné fin 1936 et met en scène une famille ordinaire, un ouvrier avec sa femme et son fils. L’ouvrier est d’ailleurs assez macho, car lorsque la famille rentre de promenade, il lit son journal et la femme se met à la cuisine. C’est un détail qui va de pair avec le fait qu’il est aussi assez docile dans son travail… Bref un homme ordinaire qui est brusquement licencié et tout bascule. C’est une prise de conscience qui lui fait remettre toute la société et le système en question, la consommation, le profit des riches jusqu’à cette marche des chômeurs, des pauvres.

Richard Prost : C’est un film qui ressemble dans le récit aux Raisins de la colère [1], la crise de 1929, les soupes populaires, les réactions… C’est un film militant, classique. Il faut préciser un point sur la cinéphilie de ces films. Il y avait des batailles verbales entre Madrid et Barcelone à propos des films. Ces deux villes avaient les deux plus grands studios de cinéma et tous deux collectivisés de la même façon. Barrios bajos est réalisé à Madrid, avant Aurora de Esperanza, et les critiques de Barcelone fustigent le film comme un mélo en annonçant une bien meilleure production.

Aurora de Esperanza est un peu la réponse, la suite de cette polémique entre les studios des deux grandes villes. À la CNT, tout le monde n’est pas forcément sur la même ligne et les critiques étaient variées. Il est vrai que Aurora de Esperanza colle plus à la réalité sociale, aux luttes ouvrières. La marche de la faim a bien des échos aujourd’hui avec les marches de chômeurs organisées en Europe. Les mêmes actions se retrouvent. Dans le film, curieusement, il y a le portrait d’un homme et la fin est intéressante. C’est un peu un héros, il mobilise des gens, mais l’astuce de la fin du film fait qu’il est rattrapé par l’histoire. Ce n’est pas lui qui initie la Révolution avec cette marche vers la capitale, qui n’est d’ailleurs pas citée et qui pourrait se situer n’importe où. Il n’est donc pas le héros, à la manière états-unienne, qui va sauver la terre, l’homme providentiel qui mène le peuple vers la révolution. Il a mené son action locale en regroupant des personnes et, pendant ce temps, d’autres faisaient la même chose.

C P : On part d’un individu et l’on rejoint le tout : pas de héros ni de sauveur. Ce que j’ai aimé dans le film, c’est la prise de conscience du personnage, ce qui induit que n’importe qui peut avoir cette prise de conscience. Deux scènes sont assez remarquables de ce point de vue, celle de la boutique de lingerie féminine et celle du restaurant. Sa compagne, à son insu et pour subvenir aux besoins de la famille, fait le mannequin vivant dans la vitrine d’une boutique de luxe.

Richard Prost : C’est une scène qui s’est reproduite à Paris il y a quelques années dans un grand magasin, aux Galeries Lafayettes. [2]

C P : Le personnage entre donc dans la boutique en découvrant son épouse ainsi exposée en vitrine et fait un long discours contre cette exploitation des corps et de la pauvreté. Personne ne réagit, ni les vendeuses, ni les clientes qui paraissent très embarrassées. La scène du restaurant est aussi marquante à mes yeux, c’est un peu une réappropriation puisqu’il se fait servir un très bon repas, le savoure jusqu’au bout et annonce au garçon qu’il n’a pas un sou pour régler l’addition. Scandale, le patron appelle la police. Un flic arrive, arrête notre homme et, une fois dehors, le relâche en lui demandant de ne plus venir dans son quartier, pour éviter les problèmes. Le flic connaît ce genre de situation et il n’a pas envie de grossir le rang des miséreux déjà en taule.

Richard Prost : C’est d’abord un hommage à Chaplin et c’est une bonne idée de scénario. Tu disais qu’il est machiste, c’est encore un choix de scénario. Si tu réfléchis comment mettre en scène cette famille, tu fais en sorte qu’elle ressemble à la majorité des familles, même si tu es à la CNT. En faisant le choix de mettre en scène une famille exemplaire, cénétiste, libertaire, qui respecte les femmes, l’homme faisant la vaisselle en 1936, est-ce que cela aurait touché le public ? Le public ne se serait pas identifié à cette famille. Le but du scénariste n’est pas de dire que l’homme est machiste, mais il fait son boulot et décrit une situation banale pour amener le spectateur à ses idées.

C P : Barrios bajos de Pedro Puche est adapté d’une nouvelle Gorki, Les Bas fonds.

Richard Prost : C’est un scénario plus intellectuel, plus littéraire et c’est une jolie adaptation.

C P : Le quatrième film, qui est une perle — Nuestro culpable —, est réalisé par Mignoni qui est décorateur et non réalisateur.

Richard Prost : Mignoni a été décorateur sur plusieurs films des années 1930.

C P : Je dois dire que c’est mon film préféré avec la verve, l’humour qui inverse toutes les valeurs morales et habituelles de la société.

Richard Prost : Dans la scène entre le voleur et le banquier, lorsque le banquier parle de vol, le voleur lui fait cette remarque : « parce que vous vous y connaissez bien sûr ! » Il y a aussi les allusions surréalistes, lors du cambriolage El Randa rencontre la maîtresse du banquier à qui il explique qu’il prend juste quelques objets pour faire des cadeaux à ses amis. Il montre son larcin, des chandeliers… et un joli cadre. Gros plan et c’est le portrait d’un cochon. Et la femme lui dit, « vous ne pouvez pas le prendre, c’est un portrait de famille ! » Le film est parsemé de ce type d’allusions.

C P : Il y a un cinquième film important, c’est celui d’Armand Guerra, Carne de Fieras. Un film dont on connaît au moins une image, c’est celle de la femme nue avec le fauve.

Richard Prost : Carne de Fieras est un film particulier qui n’existe pas en fait avant 1992. Armand Guerra commence à tourner ce film pour un producteur privé juste avant juillet 1936. La Révolution éclate et il veut partir au front pour faire des documentaires, mais le syndicat du spectacle lui dit qu’il doit terminer le film d’abord. C’est pour cette raison que, pour moi, on peut le considérer aussi comme un film de la CNT. L’équipe termine le tournage et, dans les scènes d’extérieur, on voit des miliciens dans Barcelone. Mais le tournage terminé, le film reste à l’état de rushes. Et c’est la cinémathèque de Saragosse qui les rachète dans un lot de bobines, sur un marché. Heureusement pour le film, comme les moyens étaient réduits, il n’y a quasiment qu’une seule prise par plan et les plans sont bien numérotés. Ferran Alberich, qui est un grand cinéaste et un restaurateur de films à la cinémathèque de Madrid, monte et termine le film en 1992.

C P : Et le film existe ?

Richard Prost : Il existe et je crois pouvoir en avoir les droits. Il faut pour cela que je recontacte la cinémathèque de Saragosse. Nous avons pu le diffuser en 2002 sur Ciné Classic et je l’avais bénévolement sous-titré en français. La diffusion a eu lieu à l’occasion de la sortie de Un cinéma sous influence qui raconte ce qu’était le cinéma pendant la guerre d’Espagne, qu’il s’agisse de la production franquiste, républicaine ou celle de la CNT.

Dans le premier montage de Un Cinéma sous influence, j’avais fait un premier montage avec une séquence d’un très beau film, Rojo y negro, réalisé par un phalangiste [3] . Cinématographiquement et d’un point de vue historique, c’est un film remarquable. Il ressemble aux films de Bergman dans la composition des images, les premières scènes font penser au noir et blanc du Septième sceau [4].. Rojo y negro est une version espagnole de Roméo et Juliette puisque la famille de la fillette est phalangiste et la celle du garçon est à la CNT. Au début du film, les deux enfants se jurent un amour éternel et échangent leur sang. Les cinq premières minutes sont fantastiques. Vingt ans plus tard, la jeune fille est phalangiste et lui à la CNT. Il est arrêté. Comment leur amour va-t-il résister à la guerre civile ?

Les péripéties du film sont hélas classiques, le producteur fait faillite et une banque, la banque Pastor dont le siège est à la Corogne, récupère le film. Les responsables de la banque ont les droits du film et, par souci de discrétion, ne veulent pas nous en céder l’exploitation. Le film est à la cinémathèque, on peut le voir en tant que chercheur, mais il est impossible de le diffuser. Rojo y negro n’a pas eu d’existence — comme Carne de Fieras —, car il est sorti en 1942 et a été immédiatement censuré par le franquisme. Les phalangistes ont été persécutés dès 1940 par Franco. Et un film qui parle des amours entre une jeune phalangiste et un garçon d’extrême gauche, ça ne passait pas. Le film est resté dans les salles deux semaines et a disparu définitivement.

C P : À cette même époque se situe le fameux film, Raza, écrit par Franco sous un pseudonyme, dont les séquences choisies pour Un Cinéma sous inflluence sont très explicites de l’idéologie du régime.

Richard Prost : Raza [5]est l’exemple parfait du film de propagande. Quelques années après la sortie du film, il est remonté en partie parce que la politique de l’Espagne change. La critique des États-Unis, de Cuba n’est plus possible en l’état. On retourne des scènes et le film est modifié. Ferran Alberich a magistralement expliqué les deux montages et m’a permis de raconter cette histoire.

C P : Cette scène où la mère dit à son fils, pour commenter un défilé militaire, « tu vois, mon fils, ça c’est la race ! » La fierté de la race ! Beau slogan. Il y a aussi cette scène entre les deux frères opposés, le politicien opportuniste et le militaire loyal avec, au milieu la mère modèle.

Richard Prost : Les séquences sont d’autant plus fortes qu’elles sont tournées par des cinéastes. C’est un plaisir d’analyser le cadre et le choix de la position des personnages, qu’ils soient assis ou qu’ils se relèvent, les mouvements de caméra… En fait, le cinéaste suggère cinématographiquement que la situation bascule, que celui qui avait le pouvoir, le perd. C’est comme lorsqu’on analyse un film de Renoir ou d’Orson Welles. Rien n’est innocent. Aujourd’hui, cela devient difficile de faire des analyses de films car tous les codes mis en place auparavant se perdent et beaucoup de cinéastes n’ont plus cette culture. Il semble qu’ils choisissent le champ contre champ ou un mouvement de caméra sans savoir pourquoi, sans intention. Les films peuvent être passionnants par la narration, les dialogues, les personnages, mais dans la façon de filmer, dans la forme, on doute qu’il y ait une intention.

C P : Les mouvements de caméra remplacent souvent les idées de mise en scène et que le choix d’un cadre ou d’un axe soit le fait du hasard, sans grand rapport avec la narration elle-même. Le mouvement, le spectaculaire priment et l’on se demande parfois si cela a un lien avec l’histoire ou les personnages. Alors que dans les quatre films de la CNT, on peut effectivement faire l’analyse dont tu parles et lier l’intention du film à la technique. D’où le plaisir de les découvrir ou de les revoir.

Richard Prost : Il suffit d’aller sur mon site et de voir certains extraits des films de la CNT et de Un autre futur . [6]

C P : Dans la troisième partie de Un autre futur, le témoignage de l’un des militants de la CNT a une résonance à la fois forte et bouleversante. Il résume ainsi la situation, non sans humour : « Je suis antimilitariste et j’ai vécu dans un état de guerre pendant neuf ans ! » Il a en effet vécu la guerre d’Espagne, l’exil et les camps, puis la Résistance, de 1936 à 1945.

Richard Prost : Cela résume bien la pensée de ces militants de la CNT : quand il faut y aller, on y va. Être antimilitariste, certainement, mais vouloir changer la société implique de se battre.

C P : Un autre témoignage très fort est celui de ce militant qui a été enfermé dans le camp de Mauthausen et montre, au début du quatrième film de Un autre futur — Contre vents et marées —, les textes qu’il écrivait dans le camp pour lutter contre l’horreur et la mort.

Richard Prost : Des poèmes écrits sur du papier d’emballage de sacs de ciment qu’il échangeait contre du pain. Il dit que cela lui a permis d’échapper du camp par la pensée. Pour survivre, il fallait être ailleurs. Tous les témoignages du film sont très forts. Et d’ailleurs le titre, Un autre futur , nous a été suggéré par un paysan andalou, dans un village proche de Séville, El Arahal. « Je me réunis avec les copains, on passe des films et on réfléchit à un autre futur », nous a-t-il dit. Et c’est devenu le titre du film. C’est plus beau et plus juste qu’un autre monde, puisqu’il n’y a qu’une terre. En revanche, le futur que nous ont écrit les oppresseurs, on le connaît, il est programmé, et un autre futur, c’est peut-être celui que nous nous donnerons. Et c’est pour cela que je trouve très beau ce titre, Un autre futur .

L’entretien avec Richard Prost [7] a eu lieu dans l’émission des Chroniques rebelles de Radio libertaire, le samedi 10 janvier 2009. Transcription, notes et présentation de Christiane Passevant.