Chroniques rebelles
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La nuit au cinéma, la nuit en Méditerranée…
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 26 septembre 2009
dernière modification le 4 juillet 2010

par CP

Una Notte de Toni D’Angelo (Italie, 2007, 1h31mn)

Falafel de Michel Kammoun (Liban/France, 2005, 1h23mn)

La nuit méditerranéenne… Deux films, deux visions cinématographiques qui se croisent. La ville, l’histoire, la nuit… La nuit des rencontres, des retrouvailles, la nuit des fuites et des épreuves…

Dans les deux films, la ville — Naples ou Beyrouth — est un personnage symbolique qui influe sur le parcours de cette nuit qui révèle les protagonistes à eux-mêmes. Personne ne sortira indemne de cette nuit particulière.
La nuit pour thème, la nuit pour sujet, la nuit pour décor pour les deux films — Una Notte et Falafel — qui se déroulent comme une tragédie ordinaire… Unité de temps, unité de lieu et deux villes symboliques sous influence : Naples et Beyrouth.

Dans un bar, la caméra suit un homme ivre qui part en voiture… Un mur, le choc, fondu au blanc. En prologue de Una Notte  [1] de Toni D’Angelo , la mort d’un homme dont finalement on ignore si elle est accidentelle ou volontaire, une mort qui sera le prétexte à des retrouvailles. Salvatore, Annamaria, Alfonso et Riccardo reviennent à Naples pour les funérailles. Le retour à Naples fait remonter le temps et laisse transparaître les mensonges, les frustrations, les faux-semblants, avec un coryphée en la personne du chauffeur de taxi qui les conduit d’un lieu à l’autre et qui devient le fil rouge de l’histoire, des histoires.

Issus de la bourgeoisie napolitaine, ils/elle travaillent ailleurs, à Rome, dans le Nord du pays… Il n’y a pas de travail pour une certaine classe sociale à Naples. Le retour à la ville natale pour les obsèques d’Antonio et le bilan de la quarantaine génèrent des réflexions parfois amères et douloureuses. Les blessures personnelles refont surface, les lâchetés et les frustrations aussi. La nuit avance et, peu à peu, les masques se fissurent, les maquillages s’estompent, laissent transparaître une réalité banalement sordide, et les aveux démentent les belles paroles et les assurances du début de la réunion.
Un musicien qui a abandonné la musique, une femme séparée de l’homme qu’elle désire, un homme marié qui se réfugie dans un quotidien familial, un patron en faillite… Tous ces personnages, confrontés à la disparition d’un ami et à Naples, se retrouvent, se perdent ou s’opposent dans un face à face nocturne.

Naples, que l’on découvre dès le début du film en plan large, fait figure de personnage principal. Naples dont Raffaele, le chauffeur de taxi coryphée, dit : « Cette ville est un foutoir ! ». La nuit, Naples, les destins se bousculent et s’éloignent… La lucidité, la cassure en l’espace d’une nuit.

Dans les deux villes, la ballade nocturne est une métaphore de la quête qui renoue avec un imaginaire méditerranéen. À chacun et chacune son odyssée personnelle. Quête à plusieurs personnages d’un passé sublimé ou trahi dans Una Notte , quête d’un devenir en question dans Falafel . Dans les deux films, le territoire intervient à part entière dans l’univers des personnages, il est l’univers des personnages.

Dans Falafel de Michel Kammoun [2] , Toufic regarde le monde adulte et se cherche dans une société détruite. Beyrouth… les années 1990, fin de la guerre. Le besoin de vivre intensément, d’oublier le conflit, de « reconstruire » un autre horizon et d’effacer les années meurtrières est perceptible dans les regards, les non-dits. Toufic déambule entre sa famille, ses amis et ses amours. Il s’agit de vivre « normalement » pour ce jeune homme, d’oublier la charge de l’histoire conflictuelle de sa ville.

Mais est-ce possible ? Si la soif de vivre pour toute une jeunesse est dominante, elle n’efface pas pour autant les marques d’une violence qui, à tout moment, peut rejaillir. Plusieurs décennies de guerres, de conflits, d’enjeux de pouvoir laissent des traces sur une société qui est tentée par l’amnésie. La population paie le prix fort de cette guerre et de ces tensions. Beyrouth, dans cette nuit de la Méditerranée orientale, ouverte et chaleureuse, peut basculer à chaque instant dans la violence.

Récit initiatique d’un jeune homme, d’un adulescent dirait-on aujourd’hui, Falafel est une parabole sur la situation au Liban où l’expression cinématographique en est féconde. Comment en effet raconter une histoire, un quotidien sans évoquer la situation particulière de la société libanaise ? Falafel, c’est la boulette de pois chiche frite que l’on mange un peu partout dans ce Moyen-orient meurtri. Le falafel est « un plat populaire qui peut réunir toute la population dans sa diversité et ses divergences. C’est le Liban du peuple mais en même temps, c’est le Liban tout entier. J’ai imaginé un monde où le falafel représenterait une manière de pensée, une façon de vivre, une nouvelle vision des choses. Le falafel ne serait plus “la bouffe du pauvre”, mais une philosophie dans la vie. Une douceur aigre et piquante. Une comédie dramatique et décalée dans ce pays excentrique qu’est le Liban.

J’ai voulu également communiquer à travers Falafel un ensemble d’émotions que l’on ressent à Beyrouth. C’est de l’ordre de l’impalpable, de l’insaisissable. Des choses qui flottent dans l’air autour de soi quand on est dans ses ruelles. Ce sont des états d’âme difficiles à traduire par des mots. Des moments de magie qui vous marquent sans que vous ne puissiez les capturer. Des parfums, des sonorités, des perceptions. Seul le cinéma peut traduire cet ensemble de sensations. [3] »

Et Michel Kamoun d’ajouter : « on assiste à un renouveau du cinéma libanais avec des films comme Falafel. Pour la génération précédente, le cinéma était un outil politique et de militantisme, ils étaient pratiquement des combattants. Et la guerre était leur thématique centrale. Les cinéastes actuels se penchent davantage sur la quotidienneté »
Une quotidienneté en effet cernée et filmée au plus près où la peur et la violence, excerbées dans cette région, soulignent la banalité d’une réalité ordinaire. « Je voulais faire un film qui ne soit pas un documentaire, ni une radiographie sur le Liban, mais un film libanais à dimension universelle. En effet, il n’y a pas que le Liban qui danse sur un volcan, toute une jeune génération peut se reconnaître dans cette peur du lendemain. […] Toutes les sociétés sont en rupture, et partout dans le monde les jeunes générations sont inquiètes, elles ont souvent les mêmes peurs. Et tous ont envie de s’étourdir dans le plaisir immédiat. La violence de l’être humain est malheureusement universelle » [4].

Le film oscille entre une réalité crue et la fable orientale avec certains des personnages comme le vendeur de falafels ou même Toufic qui fait apparaître une étoile pour séduire Yasmine, jusqu’à cette pluie de falafels qui met fin à une spirale de la violence. L’irruption du conte dans la trame du récit renoue avec cette tradition méditerranéenne de la narration poétique et la nuit, tout est possible…
À la recherche des images d’un passé révolu, rejet et nostalgie dans Una Notte, abrogation d’un passé en perpétuelle reconstruction dans Falafel. Naples la décadente et Beyrouth la détruite…

Dans ce premier long métrage, Toni D’Angelo suit plusieurs itinéraires de personnages qui ont quitté la ville. Le casting a-t-il précédé l’écriture du film ou en découle-t-il ? Difficile à dire tant l’incarnation des personnages semble juste.
Naples, la nuit… Le déracinement, la lâcheté, le désespoir dans Naples sous influence. Tout est abordé durant cette nuit de la révélation et des rêves anéantis qui laisse un goût amer de la désillusion et de la lassitude.
La musique occupe une place majeure dans le film, par l’association du jazz et de la nuit et par la présence du père du cinéaste, chanteur napolitain très populaire, qui tient le rôle de commentateur, de coryphée dans cette virée nocturne.

Una Notte de Toni D’Angelo (Italie, 2007, 1h31mn)

Toni D’Angelo a réalisé, avec ce premier long métrage, une œuvre intime [5]. Son investissement personnel est d’ailleurs emblématique de la situation du cinéma d’auteur dans la production italienne. Cet entretien [6] avec Toni d’Angelo lors du festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier prouve la détermination des jeunes cinéastes de la nouvelle génération et illustre aussi les prémisses d’un grand retour du cinéma italien que beaucoup regrettaient au souvenir des chefs d’œuvres ayant marqué la production cinématographique italienne.

Toni D’angelo : C’est un film personnel qui n’aurait pas été possible si je n’avais pas, avec mes proches, financé en partie sa production (150 000 euros). L’idée de ce film, de la nuit, je l’avais depuis longtemps. J’ai cherché des fonds pour la production du film et, finalement, j’ai créé ma maison de production. Parallèlement, j’ai travaillé avec les comédiens. Je n’ai rien contre la production italienne, il y a de grands producteurs, mais le problème est d’arriver jusqu’à eux et de se faire produire. Même Abel Ferrara a des difficultés à trouver des producteurs, alors imaginez celles des jeunes réalisateurs !

Pour le cinéma d’auteur, de nombreux et nombreuses cinéastes ont reçu des prix dans des festivals, mais cela n’atténue en rien les difficultés à se faire produire. Matteo Garrone [7] est un auteur important à mes yeux, il a fait tous les festivals du monde, mais ses films ont souvent surpris et l’accueil des critiques a parfois été froid. Et pourtant c’est un grand auteur.
La production cinématographique ne reçoit aucune aide en Italie. Et comme très peu de copies circulent dans les salles, puisque le tirage est limité, les films n’arrivent pas au public, mis à part les grosses productions.

Pour le cinéma d’auteur, c’est finalement le bouche-à-oreille qui fonctionne, les récompenses dans les festivals n’ont pas vraiment d’influence directe sur la distribution. Quant à soutenir le cinéma italien, il en est souvent question, mais cela reste des paroles. Il faudrait l’équivalent de l’aide qui existe en France.

Christiane Passevant : Le problème de la distribution est prégnant, mais en tant que producteur indépendant, produisez-vous d’autres films ? La télévision est-elle partie prenante de la production cinématographique ? Quelles sont les possibilités de diffusion à la télévision ?

Toni D’angelo : J’espère produire d’autres films. J’ai déjà des contacts pour un second film. Mon expérience personnelle m’a appris qu’il fallait être dans la production pour être pris au sérieux, respecté et pouvoir réaliser des films. On ne peut attendre aucune aide de la télévision. La troisième chaîne fait une émission sur le cinéma qui est diffusée dans la nuit. Un film comme le mien, s’il était acheté par la RAI de Berlusconi, passerait en fin de soirée, pas avant 23 heures. La chaîne satellitaire ne diffuse les films qu’à partir d’un certain nombre d’entrées dans les salles. Una notte , qui n’aura pas le nombre de spectateurs d’un film bien distribué, ne sera pas achetée par la chaîne.

CP : Les festivals ne sont-ils pas dans ce cas une opportunité pour des films comme Una notte  ? Ce qui rendrait possible une distribution possible hors d’Italie où le barrage à la jeune production semble important ? Pour donner un exemple, je pense notamment à un film libanais, réalisé par Ghassan Salhab [8], qui a été présenté au Festival de Montpellier en 2006 et choisi ensuite par les circuits de distribution indépendante aux États-Unis.

Toni D’angelo : Les festivals sont un passage obligé, mais je doute que cela aide actuellement la distribution.

CP : Votre film est un film d’auteur, avec un langage cinématographique particulier, mais c’est aussi un film populaire, facile d’accès. Et pourtant, en vous écoutant, j’ai l’impression qu’en Italie une barrière infranchissable existe entre jeunes réalisateurs et public.

Toni D’angelo : La barrière n’est pas infranchissable. Je suis content que vous ayez vu mon film à la fois comme un film d’auteur et populaire. Pour moi, c’est une question de respect du public. Je ne sais pas combien de personnes ont vu mon film, mais la plupart m’ont fait des compliments, m’ont téléphoné pour me le dire, mais cela est resté sans suite.

CP : Quelles sont vos influences pour l’écriture du film ?

Toni D’angelo : Cassavetes, Jim Jarmush, Abel Ferrara [9], les grands réalisateurs états-uniens en général. Pour l’écriture du film, je ne suis pas parti d’un casting, mais de comédiens que je connaissais. L’acteur Ricardo Zina est trompettiste comme Luigi est un chanteur raté. Tous sont des bourgeois, tous vivent à Rome et tous sont ratés. Et j’ai écrit sur eux. Il était donc inévitable que cela soit dans le film. Quant à mon père qui tient le rôle du chauffeur de taxi, il est chanteur [10]. Les acteurs, l’actrice ont participé à leur texte lors de l’écriture du film et pendant le tournage. C’était une écriture permanente comme la pratique de Godard qui écrit le film lors du tournage. Les émotions, les attitudes des personnages pouvaient évoluer. En fait Una notte était beaucoup plus triste à l’origine. Les personnages étaient tristes tout au long du film. Durant le tournage, les rapports entre nous, entre les personnages et nous, ont changé et c’est devenu moins triste. C’était la vie normale, les personnages sont devenus eux-mêmes, des personnes et non des personnages. Et du coup, on a l’impression de connaître les personnes.

CP : Revenons au problème dont nous parlons depuis le début de cet entretien : la distribution ?

Toni D’angelo : Je la cherche ! Vous connaissez un distributeur ?

Entretien, transcription et présentation, Christiane Passevant.