Chroniques rebelles
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Sous les bombes. Film de Philippe Aractingi (2007)
Non à la guerre !
Article mis en ligne le 27 septembre 2009

par CP

2006 [1]. « Ce film, réalisé là-bas, sous les bombes, était ma seule arme pour affronter mes propres démons et tenter d’exorciser ma peur », déclare Philippe Aractingi.

Le scénario est simple : une jeune femme cherche son fils dans un Liban détruit par la guerre de 2006. Zeina est libanaise et vit à Dubaï. Pour éviter à l’enfant les déchirements de son divorce, elle le confie à sa sœur, Maha, qui vit à Kherbet Selem, un village du sud du Liban. La guerre éclate, les bombardements se succèdent, le blocus empêche Zeina de rejoindre Maha et son fils Karim, âgé de 6 ans. Quand finalement elle atteint le port de Beyrouth, le jour du cessez-le-feu, elle tente de rejoindre le Sud en taxi, mais se heurte aux refus des chauffeurs : « La guerre peut reprendre à tout instant, elle continue là-bas. C’est trop dangereux ! » Un seul accepte le risque, pour 300 dollars, c’est Tony… Commence alors un voyage dont personne ne sortira indemne, ni Zeina, ni Tony, ni le public dans la salle… Un voyage au bout de l’horreur quand Zeina hurle de révolte et de douleur : « Ce n’est pas ma guerre ! Ce n’est pas ta guerre, Maha ! »

Quatre producteurs ont soutenu ce projet de film, deux Français, un Belge et un Anglais. La production s’est faite en moins d’un an, « comme s’il y avait urgence de témoigner pour ces victimes, pour ces morts inutiles ».
Tourné en numérique, les images du film sont renforcées par un étalonnage subtil qui crée un lien, une cohérence entre les images d’archives du début et les différentes périodes du tournage. Les situations qui mêlent réalité — la guerre — et récit fictionnel — la recherche de Zeina — sont encore soulignées par une bande-son très travaillée : mixage entre sons réels, musique, luth oriental et dissonances. Toute la technique sert le film et ajoute à l’émotion qu’il provoque : le public est « sous les bombes » et vit le cauchemar des civils. La guerre n’est plus virtuelle. Le film la restitue dans toute son absurdité et sa barbarie.

Sous les bombes de Philippe Aractingi rappelle Allemagne, année zéro de Rossellini, tourné dans les mêmes conditions en 1947, dans un pays détruit. C’est un nouveau regard sur les conflits d’une région hypermédiatisée. Est-ce un nouveau réalisme [2] ? C’est un film bouleversant sur une réalité brutale et les méfaits de la guerre sur la population. Un message poignant contre la guerre, contre toutes les guerres : « Ce qui est essentiel, c’est d’avoir fait ce film qui dit non à la guerre. »

Christiane Passevant

Philippe Aractingi : Le but était de faire un film cru et vrai. Il fallait installer le film dans un vrai décor, dire au public que les images étaient vraies. Il y a deux acteurs dans le film, mais tous les autres sont des personnages réels. Et, dans une certaine mesure, les deux acteurs ne jouaient plus les séquences dures, mais les vivaient. Nous-mêmes subissions la guerre et les bombes. En tant que Libanais et Libanaises, nos émotions étaient fortes par rapport à la situation.
Sur les conditions de tournage, Sous les bombes est un film totalement atypique, construit au fur et à mesure du tournage. Le film a été écrit et tourné à chaud, au moment des événements. Nous avons écrit sur place et improvisé dans les décors réels. Ensuite, nous avons pris un temps de réflexion pour écrire un scénario et revenir au Liban tourner le corps de la fiction. La crainte était de rater le coche et de ne pas raconter une véritable histoire.

Au début de ce projet, nous avons cherché un thème universel et simple parce que nous tournions sur un territoire complexe : faire un film sans scénario, dans des décors réels et avec seulement deux acteurs, tenait de la gageure. Nous avons donc choisi une histoire simple, basique, qui puisse toucher tout le monde : l’histoire d’une femme qui cherche son enfant. Georges Khabbaz (Tony, le chauffeur de taxi) est un excellent comédien, mais il vient d’un univers où le scénario est bouclé et il était constamment paniqué par nos pratiques. Si j’avais une certaine crédibilité à cause de Bosta , au bout de dix jours, elle était au point zéro. Il a donc fallu revenir avec un scénario bien écrit, bien ficelé, pour que mon comédien reprenne confiance. Nada Abou Farhat (Zeina, la jeune mère) était plus détendue et ne se posait pas de questions. Tourner avec elle est merveilleux, elle est naturelle, créative dans les scènes et se laisse diriger.

Christiane Passevant : En présentant le film, vous avez dit que la guerre s’était imposée à vous. De quelle manière et quelle était la nature de cette obligation de faire ce film : est-ce pour témoigner ? Ou bien est-ce une raison plus profonde en vous-même, liée à la situation politique de la région ?

Philippe Aractingi : Cela a été viscéral. J’ai eu une réaction, à chaud, de colère et de haine réelle. J’ai suffisamment travaillé comme documentariste pour comprendre que l’autre n’est pas haïssable, que l’autre est aussi mauvais que moi. J’ai grandi pendant la guerre, en 1975, 1977 et l’on me disait : “L’autre, c’est le méchant, le Palestinien, le musulman.” Quand j’ai pris ma caméra, j’ai fait un film sur la douleur des mères et, à cette occasion, j’ai rencontré l’autre et je me suis rendu compte que l’autre est aussi bon ou mauvais que les miens. Et, pour moi, cette notion d’identité s’est diluée ; c’est celle des personnes qui font la guerre. Cependant, mes premiers sentiments en 2006 ont été la haine et la colère contre ceux qui avaient commencé la guerre. J’ai dû me défende contre ces sentiments, les dépasser pour ne pas entrer involontairement dans cette spirale. J’ai appelé à l’aide un ami. Cet ami est juif et nous avons écrit le scénario ensemble. Mais je ne veux pas mettre cela en avant parce que ça n’est pas essentiel. L’essentiel est que l’on ait pu dire ensemble non à la guerre et que cela soit créatif et constructif.

Nous avons vécu la destruction à haut débit : plus de 100 000 bombes sont tombées sur le Liban et, si l’on divise ce nombre par 33 jours, le chiffre est impressionnant : 50 morts par jour (1 189 morts et un million de déplacés). En vivant cette mort en direct et à haut débit, il fallait absolument dire non à un niveau purement personnel et être dans un acte créatif. Avec le temps, et parce que les portes se sont très vite ouvertes pour faire ce film, j’ai eu l’impression que cela répondait à un appel des victimes, celles qui disaient : « Je pars pour rien. Dites quelque chose, faites quelque chose, sonnez le glas ! »
Je l’ai ressenti ainsi même si cela paraît un peu trop ésotérique.

Laure Méravilles : Les thèmes de l’exil et de la fuite se retrouvent dans le film ?

Philippe Aractingi : Nous sommes bousculés, déchirés de l’intérieur par le passé, par tous les événements survenus dans cette région du Moyen-Orient, par toutes ces guerres : la Seconde Guerre mondiale, l’exode juif en Israël, les guerres depuis 1948… C’est un regard sur la région et toutes ces âmes perdues et déchirées. Zeina est exilée à Dubaï, Tony veut retrouver son frère en Allemagne ; celui-ci vit en Israël.

Lorsque tous deux recherchent Maha et Karim dans les centres de réfugiés, à travers le sud du Liban, ils sont arrêtés par un pont détruit (environ 265 ponts ont été détruits durant cette guerre). Nous savions qu’un des obstacles au voyage serait les ponts. Cette scène a été totalement improvisée. J’ai dit à ma comédienne « Tu es furieuse et énervée », et j’ai demandé au comédien de trouver quelque chose de décalé et il a chanté Sur le pont d’Avignon avec un accent libanais.

Laure Méravilles : Le film ne montre pas de morts ?

Philippe Aractingi : On en a trop vu à la télévision libanaise. Quand les cinéastes font des films sur les guerres, ils montrent des cadavres pour montrer à quel point c’est dur. Ici, on était déjà à la limite de la réalité et du voyeurisme. Dans le film, les moments drôles montrent à quel point la situation est difficile pour qui vit la guerre. Alors, en réaction, on a envie de rigoler, de vivre, d’où la scène de sexe dans le film. La mort est tellement présente que la pulsion de vie a besoin de s’exprimer dans des séquences de sourires, de gaieté, de vie. Ce n’est pas en contradiction avec un vécu de guerre. Bien au contraire, c’est légitime après tant de guerres.

J’ai beaucoup de choses à dire sur la guerre, sur le ressenti de la guerre, car j’en ai vécu énormément et c’est ce qui m’a poussé à faire ce film. L’un des buts du film, en termes de désir de réalisation, a été de faire vivre ce qu’est la guerre et ressentir cette sensation d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Quand tout bascule, que rien n’est prévisible, non seulement au plan personnel, mais bien au-delà. D’où l’utilisation de larsens dans la musique qui expriment les sentiments de gêne, pour rompre l’harmonie de la musique.

Christiane Passevant : Ce qui est frappant dans le film, c’est le mélange fiction et témoignage direct. Cela donne une force au film.

Philippe Aractingi : Je n’aime pas les catégorisations, documentaire, fiction, docu-fiction… Pour moi, c’est un film. Le film touche-t-il ou non ? C’est ce qui est important. Mais c’est un genre nouveau, même si Rossellini [3] a tourné dans les mêmes conditions, les caméras de l’époque lui permettaient autre chose.

Si l’on veut parler de nouveau réalisme, peut-être est-ce un nouveau réalisme vidéo, dans le sens où la caméra vidéo permet d’aller beaucoup plus vite et plus proche du réel que les caméras 35 mm. C’est un genre différent. Je suis fier d’avoir créé, volontairement ou involontairement, une grammaire nouvelle. Cependant, je dois garder du recul et me souvenir que ce n’est que la couverture d’un message réaliste et pro-victimes contre la guerre. C’est cela l’essentiel, en dehors de la forme qui est novatrice.

Raffaele Cattedra : Sur le témoignage, vous l’avez dit de manière explicite à la présentation du film, comment avez-vous tourné, comment avez-vous gardé cette authenticité ? Avez-vous tourné en étant entouré d’équipes étrangères de reportage ? Dans le débarquement des forces de l’ONU, françaises et italiennes, c’est un tournage ou tournez-vous la réalité ?

Philippe Aractingi : Les images de guerre du début — les bombardements — sont des images d’archives achetées à un cameraman qui a filmé un village constamment bombardé. Je ne vais pas dire comment j’ai cuisiné le film, c’est mon secret, mais ce sont des décors réels. La philosophie du film a été : nous subissons une guerre sans avoir eu part à la décision de faire cette guerre. Nous n’irons pas contre les événements pour réaliser une fiction dont l’univers est intérieur, mais se passe à l’extérieur. Nous ferons avec les événements, pour vivre avec eux. Les dix premiers jours, nous avons tourné des scènes de fiction pure pour installer les personnages, pour les découvrir pendant leur construction.

C’est pendant le tournage d’une scène de fiction pure que nous avons entendu un hélicoptère venir au loin. J’ai appelé des journalistes et j’ai appris que les Italiens débarquaient à cet endroit, ce qui n’était pas initialement prévu. Alors, nous avons installé la caméra et préparé notre séquence en fonction des atterrissages. Le décor était réel, gratuit, avec un hélicoptère qui atterrissait toutes les quinze minutes. Mais personne ne comprenait ce que l’on faisait, avec une actrice, au milieu de l’effervescence de l’ONU et de tas de caméras de reportage. Cela gênait et il a fallu être hyperréactif.

Quand j’avais 16, 17 ans, je faisais du reportage, des photos. Des journalistes venaient et nous donnaient de la pellicule en nous disant de photographier lorsqu’il y avait des bombardements pour vendre les clichés. Et nous, un peu rapaces, adolescents et stupides, nous allions faire du « news ». J’ai photographié ainsi beaucoup de morts jusqu’au moment où j’ai compris ce que je faisais et j’ai abandonné mon métier de reporter de guerre. J’ai alors fait du documentaire, avec plus de recul, et j’ai compris que « l’autre » n’était pas aussi mauvais que ça. J’ai ensuite fait une étude sur le mélange documentaire et fiction. J’ai écrit de nombreux scénarii, en ai étudié la structure et j’ai suivi des cours d’improvisation jusqu’à la réalisation de mon premier long métrage : Bosta.

 [4] Je me suis alors demandé pourquoi j’avais perdu tout ce temps avant de faire ce qui me plaisait réellement et me faisait vibrer de l’intérieur : tourner de la fiction et diriger le jeu des comédiens et des comédiennes.

Quand la guerre a éclaté, j’ai commencé un film d’un autre genre et j’ai alors compris que ces techniques, apprises au long de toutes ces années, me servaient. Par exemple, au moment du débarquement des militaires de l’ONU, j’ai immédiatement su où placer la caméra et j’ai dit à la comédienne de marcher au milieu du débarquement, du va-et-vient des soldats et des journalistes, et la caméra l’a suivie. Il n’était évidemment pas question de recommencer le plan. En outre, il fallait structurer une histoire avec ces improvisations. Et ces vingt ans d’apprentissage, de carrière disparate, se sont en quelque sorte concentrés dans cette réalisation, cette fabrication différente.

Laure Méravilles : Une place importante est faite à l’information et aux journalistes dans le film ?

Philippe Aractingi : C’est l’une des guerres les plus médiatisées du monde. Pendant tout le tournage, nous étions face à des équipes de télévision qui faisaient des reportages et nous nous sommes posé la question du regard du cinéaste sur la situation. Le second questionnement a porté sur la vision de la guerre à travers les médias. À Beyrouth, on est déprimé seulement en regardant la télé. À la montagne, on n’entend rien, mais on est pris par le flot d’informations et il est intéressant de se positionner par rapport à tout ça.

Larry Portis : À qui ce film est-il destiné ? Le film est-il nécessaire pour les populations libanaises et arabes pour mieux comprendre la situation au Moyen-Orient ? Le message, s’il existe, est important pour les pays occidentaux d’un point de vue humaniste, comme vous l’avez dit, mais sur le plan politique ? Dans un film de ce genre, même en soulignant que « l’autre » est aussi mauvais, faut-il désigner les responsables de l’injustice que représente la guerre ?

Philippe Aractingi : Des guerres, j’en ai vécu beaucoup et je suis incapable de dire qui était le bon et le méchant en 1983. Je ne sais plus. D’une certaine manière, la logique de la guerre est la logique d’une politique non aboutie, de gens qui ne savent pas discuter. Ils doivent aller vers le conflit, un conflit sanglant où les morts ne sont pas ceux qui étaient visés. Israël fait une guerre contre le Hezbollah et, finalement, détruit le Liban. Mais l’armée israélienne a-t-elle détruit le Hezbollah ? L’armée israélienne a combattu l’armée libanaise, mais l’a-t-elle détruite ? Les populations ont souffert et, là, se pose la question de l’utilité des guerres. C’est le message central des guerres.

Le film a été présenté dans trois festivals et a obtenu cinq prix jusqu’à présent, dont deux à Venise, celui des droits humains, ce qui lui donne le label apolitique. Il a obtenu aussi des prix du public, de personnes qui ne sont pas « bousillées » dans la tête et sont dans l’émotionnel. Le choix était de faire un film qui s’adresse à l’émotionnel, pas au cérébral. Un documentaire explique les choses : dire, c’est comprendre, et comprendre n’est pas nécessairement agir. On sait que la planète se réchauffe et que fait-on ? Mais peut-être l’émotion peut-elle faire réagir de manière différente. J’ai voulu montrer ce qu’est la guerre, de manière crue, sans le voyeurisme habituel. Cela touche à l’universalité qui n’a pas de frontière.

Au niveau du monde arabe qui connaît l’articulation de ces guerres, je leur dis : « Vous avez oublié le sud du Liban. » Le Sud est le talon d’Achille du Liban et tous les gouvernements, l’un après l’autre, oublient de prendre en compte qu’une partie de la population vit dans cette région du pays et qu’il est nécessaire de sécuriser cette région. Je dis également qu’il faut cesser d’accuser le Hezbollah d’avoir déclenché cette guerre en enlevant deux ou trois soldats israéliens, ou Israël qui a lancé une contre-attaque. Il faut cesser de rester dans l’instantanéité de juillet 2006, il faut réfléchir plus profondément à cette guerre. D’où l’évocation fugitive du problème de l’ALS. Le problème est enraciné dans l’histoire et n’a toujours pas trouvé de solution. Sans solution, sans réflexion, le problème ressurgira dans dix ans. Le message politique est clair pour qui connaît les tenants et aboutissants de la situation géopolitique libanaise.

Tout est politique dans le monde arabe. L’esprit est filtré par la politique, par des appartenances multiples : « Je suis sunnite, je pense comme ça », « Moi chiite et je pense autrement », etc. Je dis à tout le monde : « Je vous emmerde ! » Les guerres ne sont pas des appartenances et de la géopolitique, ce sont des gens qui sont en train de mourir inutilement et aucune cause ne peut permettre cela.

Larry Portis : Depuis quelques années, il semble qu’il y ait toute une jeune génération de cinéastes libanais qui avaient, et ont, l’envie d’aller au-delà de la guerre civile, de la guerre. Pensez-vous que cette guerre de juillet 2006 va influencer les perceptions et les attitudes de cette génération ?

Philippe Aractingi : Cette guerre a transformé notre vie. J’habitais Beyrouth, j’habite Paris. Ma vie actuelle est une conséquence de cette guerre. Et pourtant je ne fais pas partie de
ces victimes qui ont perdu des êtres chers, leur maison, tout. Nous avons tous et toutes été bousculés par cette guerre.

Je suis peut-être le premier à avoir réalisé un film grand public, avec Bosta, qui montrait le Liban autrement. Quand j’ai présenté mon scénario, on ne savait pas comment le situer. On m’a dit que ce n’était ni un film d’auteur ni une représentation de la réalité libanaise…

Au Liban, personne ne croyait au film, mais il a très bien marché.
Avec Sous les bombes, je fais l’inverse et les commentaires sont : les Libanais n’ont pas envie de voir un film sur la guerre, pourquoi réveiller la mémoire ? Chaque fois, c’est un nouveau challenge. C’est un peu fatigant, mais nécessaire aujourd’hui de retrouver la mémoire. Il est impossible de continuer ainsi. Au Liban, la mémoire est trop vite saturée. À peine a-t-on le temps de la réflexion qu’un autre événement intervient. Nous n’avons pas le temps d’analyser le passé pour comprendre les erreurs. Le décor change constamment. Et Sous les bombes est un peu une manière de dire : « Regardez ce que nous avons fait et ce que nous faisons. ».

Christiane Passevant : Quelle est la distribution du film en dehors des festivals, en Europe et ailleurs ?

Philippe Aractingi : C’est un film Arte France qui passera à la télévision. Plusieurs distributeurs sont intéressés, mais rien n’est encore précis. Le film a été acheté par la Belgique, l’Angleterre, l’Italie, l’Inde… Les distributeurs craignent parfois les réactions de la presse. Le public me semble beaucoup plus intéressé par le film que certains distributeurs, mais le film se vend et il est encore nouveau. Le film sort au Liban le 13 décembre 2007 et dans les pays arabes probablement en janvier et février 2008.

Christiane Passevant : Bien peu de salles sont déjà équipées en haute définition numérique, faudra-t-il passer par la conformation en 35 mm pour élargir la distribution ?

Philippe Aractingi : Nous faisons actuellement un kinescopage en 35 mm pour la distribution. Cette expérience du numérique [5] est impressionnante par la qualité de l’image.

Raffaele Cattedra : Ce choix technique était lié au conjoncturel ?

Philippe Aractingi : Absolument. Ça n’était pas un choix esthétique. À la limite, je dirais presque que l’idée esthétique n’avait pas d’importance. Cependant, quand nous tournions, quelqu’un a fait une remarque sur l’esthétique du film. Mais je vous assure que cela n’avait pas d’importance, à tel point que, pour toute la première partie du film, nous n’avons même pas réfléchi au cadre : pas de pastiche de reportage, pas de zooms intempestifs… Il est quand même possible de bien cadrer, même dans l’urgence. Il n’y avait pas de désir d’esthétisme, mais celui d’être présent. La seconde partie a été tournée par la suite et nous avions plus de temps. Le cadreur me donnait des possibilités de cadre effectivement plus esthétiques. Mais j’ai refusé pour rester dans la même grammaire, homogène. Il fallait lier les deux parties. Je crois que l’impression d’esthétique vient tout simplement du fait que j’ai fait un film et non un reportage.

Raffaele Cattedra : La censure au Liban n’est-elle concernée que par la scène de sexe, ou l’est-elle également par l’évocation de l’ALS ?

Philippe Aractingi : J’ai d’abord cru que ce serait la question de l’ALS qui gênerait, mais finalement c’est le sexe. Je ne comprends pas les critères des censeurs. Ils ne sont pas cinéastes et ne jugent pas sur le plan cinématographique. Ce sont des castrateurs professionnels. J’ai monté une version sans la scène érotique, qui pourtant exprime le ressenti de la guerre, le besoin de l’exorciser, car j’ai pensé qu’elle allait poser problème. Je me suis autocensuré, car je ne voulais pas que le film soit coupé et, maintenant, je me bats pour qu’il y ait deux diffusions : la version originale et la version soft réservée aux mentalités gênées par la scène de sexe. Dans le monde arabe, il faut prendre en compte ce genre de choses. Il n’est pas possible d’avoir une seule vision valable partout. Je peux réfléchir d’une manière dans un territoire et ailleurs avoir à le faire autrement.

Christiane Passevant : L’étalonnage est important pour lier les deux parties du film — présence dans l’instant et tournage ensuite de la partie fiction —, les différentes périodes du tournage ?

Philippe Aractingi : L’étalonnage est effectivement très pointu, car nous n’avions pas beaucoup de latitude pour jouer sur les couleurs, sur la colorimétrie du film. Il y a eu un véritable travail d’homogénéisation des plans du film, notamment pour que les archives ne paraissent pas des archives. Il y a aussi eu des plans flous, dérangeants sur le grand écran, qui ont été rectifiés et passent très bien à présent. Nous avons utilisé les trucages, mais toujours dans un sens réaliste.

Je me suis posé la question de mettre ou non de la musique dans le film. La musique peut-être seulement un effet et ce n’est peut-être pas nécessaire dans un film que l’on veut réaliste, cru. Mais tout cela est secondaire, si l’on considère l’effet que produit le film.

Christiane Passevant : À ce propos, la bande-son a été très travaillée ?

Philippe Aractingi : J’adore la musique. Bosta est un film musical. Nous avons travaillé avec deux musiciens très différents.
Pour les effets sonores de larsen, saturés, c’est avec Lazare Boghossian. Et ce film est fait de hasards et de professionnalisme. En revenant à Paris, j’ai entendu une très belle musique de René Aubry, à la radio, sur FIP, et j’ai voulu l’utiliser pour les travellings. Et voilà que René débarque dans mon bureau en voulant faire la musique du film. Il m’a proposé des thèmes, mais je les voulais orientaux et j’ai rencontré Ali Khatib, musicien libanais, qui m’a fait des passages de houd (luth). On a enregistré le houd au Liban pour les donner à René Aubry qui a enregistré les musiques lyriques du film. Elles sont très simples et volontairement épurées [6]. Le mixage de la musique est également très épuré, sans effets de réverbérations sonores..

Christiane Passevant : Quels sont vos projets ?

Philippe Aractingi : Je dois dire que ce film m’a dérangé. C’est un acte de souffrance mis en images. Pendant le mixage, j’avoue être sorti car je ne supportais plus le film. Toute cette colère et cette haine de base qui a été transformée en message… J’ai initié une forme nouvelle et, immanquablement, je me suis posé des questions par rapport aux limites.
Le Liban est toujours un de mes sujets favoris et j’ai envie de faire un troisième volet sur le Liban. Un poète a dit : « C’est un pays qui se suicide pendant qu’on l’assassine » et je trouve cela très vrai, c’est une phrase magnifique.
J’ai fait un film sur le suicide, c’est-à-dire la guerre civile, et le désir de réconciliation avec Bosta.
Sous les bombes est un film sur l’assassinat avec la guerre israélo-Hezbollah et israélo-libanaise.

Que sera le troisième film ? La complexité de la situation nécessite, à mes yeux, une trilogie pour une approche plus profonde. L’enjeu de l’eau est majeur dans la région et le Liban en a beaucoup. Par ailleurs, le Liban est un pays de refuge, la montagne a toujours été le refuge d’exilés, de nombreuses communautés exilées qui craignent « l’autre ». C’est un héritage assez lourd qui génère de la peur et de la violence. Cette complexité m’a demandé des années de réflexion pour tenter de synthétiser ces tendances. Mais je ne pense pas qu’un film puisse élucider les problèmes. Une trilogie ne sera que le regard d’un cinéaste. Heureusement, il y a d’autres personnes — cinéastes, auteurs, auteures — qui participent à la compréhension de la situation très complexe du Liban.

Entretien réalisé dans le cadre du 29e Festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier (Cinemed.tm.fr) le 31 octobre 2007. À cette rencontre — organisée par Gaby Pouget — ont participé Raffaele Cattedra, Christiane Passevant, Larry Portis et Laure Méravilles (Radio Clapas 93.5, Montpellier).

Présentation, transcription et notes : Christiane Passevant.


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