Chroniques rebelles
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Jaime Camino, cinéaste de la mémoire
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 13 décembre 2009

par CP

Chaque année, le festival de Montpellier nous permet de découvrir des cinéastes majeurs du cinéma espagnol et leurs visions particulières : Basil Martin Patino et l’originalité critique tant de ses fictions que de ses documentaires, tournés pour certains dans la clandestinité ; Vicente Aranda et l’éclectisme qu’il déploie dans ses sujets comme dans ses approches, notamment la question de la sexualité traitée à travers les tabous toujours aussi ancrés dans les mentalités ; Gonzalo Suarez et l’école de Barcelone…

Autant d’artistes majeurs pour une approche du cinéma espagnol, bien trop méconnu en France. Mais que font les distributeurs pourrait-on se demander lorsque l’on voit cette richesse et cette créativité multiforme. Mais les sélections du festival, année après année, ne se bornent pas à la génération qui a connu la dictature franquiste et la censure, elles sont aussi largement dédiées aux jeunes et aux très jeunes cinéastes dont l’inventivité cinématographique est l’une des plus foisonnantes dans le cadre du cinéma européen. Il n’est que rappeler Icíar Bollaín (Te doy mis ojos/Ne dis rien, 2004), Patricia Ferreira (Para que no me olvides/Pour que tu ne m’oublies pas, 2004), Chus Gutiérrez (El Calentito, 2005), ou encore Rodrigo Cortés (Le Concurrent, 2007).

Pour sa trentième année, le festival du film méditerranéen, fidèle à une continuité et pour illustrer, la tragédie de la guerre civile espagnole, de la Retirada et de l’exil, a présenté un hommage à Jaime Camino, cinéaste de la mémoire, de cette histoire évacuée par la propagande du régime franquiste. Avec Las largas vacaciones del 36, Le long hiver, La Vieja Memoria ou les Enfants de Russie, Jaime Camino fait une relecture de cette histoire, des clivages meurtriers, de l’engagement et du vécu des êtres pris dans le maelström d’enjeux politiques. L’œuvre de Camino est essentielle pour une autre vision de ces temps où l’autonomie du peuple et les idées utopiques ont résisté à la barbarie.

Le long hiver revient sur le désastre de la guerre civile espagnole, et l’occultation qui a suivi, pendant quarante années, de la mémoire vive espagnole comme pour effacer la vie, la créativité, l’imagination sous la chape de plomb d’un franquisme triomphant et mortifère. Le long hiver, quel beau titre pour ce film de Jaime Camino qui marque le début d’un cloaque de presque un demi-siècle pour toute une population. Analyse du processus totalitaire, le film est avant tout, comme toute l’œuvre de Jaime Camino, la volonté de ne pas oublier, de ne pas effacer et passer pour morte la mémoire d’un peuple.

Peu de cinéastes ont, avec une telle constance et sans jamais prendre parti, mis en images la mémoire et ce qu’il en reste au collectif après presque un demi-siècle de propagande et d’éradication active par la violence, la peur, la misère et l’oppression. Qu’il s’agisse des Longues vacances de 36 (Las largas vacaciones del 36), de Dragon rapide (1986) ou du Long hiver (El largo invierno), les films de Camino s’opposent à l’amnésie et au silence qui semblent avoir régner pendant les années de dictature franquiste. Et ce qui est sans doute le plus étonnant dans le cinéma de Camino, c’est que tout en montrant les conséquences dramatiques et la barbarie de la guerre, il ne prend pas parti, mais donne toute la dimension de l’horreur d’une guerre. Comment une situation de guerre peut influer sur des vies entières, briser des êtres, des familles, révéler le courage comme la veulerie.

Remarquable documentariste, Camino laisse l’impression de tourner ses fictions avec la même méthode qu’il prépare ses documentaires. Les longues vacances de 36 repose sur des souvenirs familiaux et Le long hiver, qui retrace l’histoire de deux frères issus d’une famille bourgeoise barcelonaise divisée par le conflit, s’inspire d’événements s’étant également produit dans sa famille, même si ce récit n’est pas à proprement dit autobiographique. La guerre civile, thème récurrent des films de Jaime Camino, paraît en quelque sorte le pivot d’une conscience collective mémorielle.

Christiane Passevant : Vous êtes souvent présenté comme le cinéaste de la mémoire, d’une mémoire éradiquée pendant plus de quarante ans. Êtes-vous d’accord avec cette définition de votre parcours cinématographique ?

Jaime Camino : Oui, car il n’a existé pendant longtemps que l’unique version de l’histoire officielle. La sélection de mes films, qui a été proposée pour le festival, est importante pour la connaissance de ce qui s’est passé, à la fois d’un point de vue historique et humain. D’autant que les exilés espagnols ont été nombreux dans cette région du Sud de la France, après la victoire de Franco.

Mon premier film, dans le programme du festival, évoque les anciens des Brigades internationales venus combattre aux côtés des Républicains [1]. L’un d’eux revient en Espagne à l’occasion d’une rencontre professionnelle et internationale. Le film a été en partie censuré et jusqu’à la fin du franquisme, j’ai eu des problèmes avec la censure.

Le grand succès des Longues vacances de 36, sorti en 1976 juste après la mort de Franco, vient aussi du fait que le public découvrait un monde dont il ignorait tout puisqu’il n’en avait jamais entendu parler. Tous les protagonistes du film sont des Catalans et cela a fait forte impression sur le public. En cela, la sélection du festival est très intéressante, car elle permet de découvrir une autre vision et d’autres vérités que celles de l’histoire officielle [2].

Christiane Passevant : On parle également souvent de vous en évoquant le cinéma de la transition, après la mort de Franco, j’ai pourtant l’impression que votre cinéma est sans concessions et plus radical. Je me trompe ?

Jaime Camino : Non, vous avez raison et vous connaissez mes films. On peut en effet parler d’ouverture après la mort de Franco, d’une part pour des films un peu pornos et soi-disant drôles et, d’autre part, pour un cinéma qui évoquait des faits oubliés, de pans de l’histoire dissimulée, comme j’ai tenté de le faire, pas obligatoirement d’une manière pessimiste, mais en montrant ce qui avait été occulté pendant quatre décennies.

Radio pays : Vous êtes né en 1936, donc vous n’avez pas connu la guerre civile. Quelle est la part objective ou subjective de cette mémoire dans vos films ? Et comment vous a-t-elle été transmise ?

Jaime Camino : Vous voulez parler de la mémoire transmise pour les Longues vacances de 36 ? C’est très simple. Je suis né en 1936 et ma mère est venue accoucher à Barcelone. Ma famille était dans la situation des personnages du film et a en quelque sorte prolongé les vacances de 1936. J’étais très jeune, mais j’ai vécu plusieurs étés dans cet endroit, à Jelida. Au moment de la préparation du film, j’y suis retourné et j’ai rencontré des personnes qui avaient vécu cette époque, comme ma famille, en 1936, 1937, 1938, et cela m’a donné des informations précieuses sur la vie quotidienne.

—  : Si l’on parle ici avec des exilés, on sent que les plaies ne sont pas toujours refermées. Il y a aussi des soucis avec le gouvernement espagnol, à propos des retraites…

Jaime Camino : Il me semble que sur ce dernier point, c’est réglé. Lorsque je suis venu en France, à Toulouse pour rencontrer Federica Montseny [3], une des grandes figures de l’anarchisme espagnol et de la CNT, je savais que je rencontrerais des personnes exilées affiliées à ces mouvements. J’ai tourné avec beaucoup d’autres dont j’ai oublié les noms. J’ai rencontré beaucoup d’anarchistes dans cette région et ils m’ont raconté ce qui s’était passé pendant la guerre, au moment de la Retirada après la chute de Barcelone. Il y a en effet beaucoup d’exilé-es dans cette région.

—  : On a dit que vous étiez le cinéaste de la mémoire, mais vous êtes aussi le cinéaste de l’humanité, car il n’y a pas d’idéologie dans vos films, vous trouvez aussi de l’humanité dans ceux qui incarnent l’ennemi.

Jaime Camino : Dans mes films, je ne prends pas parti, je raconte des faits. Par exemple, dans deux de mes documentaires, la Vieja memoria (la Vieille mémoire) [4] et dans celui sur les enfants, les Enfants de Russie [5], les gens parlent librement. Dans la Vieja memoria, la parole est donnée à des anciens politiciens, de gauche et de droite, deux ou trois phalangistes et les autres qui sont tout à fait opposés. J’essaie de ne pas prendre parti surtout dans les films documentaires. Dans le Long hiver [6], c’est différent et mes idées se devinent aisément, mais Jean Rochefort, qui joue le Républicain, est au même niveau que son frère. L’un et l’autre sont traités avec le même respect. C’est la réalité de la guerre civile. Il faut voir les phalangistes dans la Vieja Memoria, un des cerveaux des phalangistes nie les bombardements sur Barcelone ou sur Madrid et refuse de voir qu’il a pris le mauvais chemin.

Radio pays : Allez-vous tourner cette page de la guerre civile ?

Jaime Camino : Je pense que ne ferai plus de films sur le sujet, mais je veux en réaliser un, assez difficile à monter, où j’exprimerai mon opinion sur des choses simples, les femmes, mes amis. Et là j’oublierai la question de la guerre et la question politique.

Larry Portis : La lutte pour l’égalité et la liberté est-elle, d’après vous, moins urgente aujourd’hui qu’en 1936 ?

Jaime Camino : C’est toujours urgent. Mais après quarante de dictature, arriver à un semblant de démocratie, libérale et capitaliste, les gens préfèrent ça en comparaison d’avant. Avec cette crise actuelle, brutale, je crois que les choses vont changer. La classe ouvrière est détruite, mais le désir de liberté, de fraternité est toujours le même, sans la conscience qui existait avant 1936. Aujourd’hui, il n’y a pas de grand mouvement libertaire ou de gauche, non il y a une certaine complaisance que je n’aime pas.

Christiane Passevant : Avez-vous eu l’occasion de voir les films de la CNT de cette époque dans le cadre de votre recherche ?

Jaime Camino : Oui bien sûr, mais pas tous. Il y a des archives en Belgique et il était difficile d’avoir certains films. Pour le montage, j’ai utilisé des images tournées par la CNT, en coopérative, pendant la guerre et avant.

Christiane Passevant : Des films réalisés en autogestion. J’ai pensé au film, Nosotros Somos Asi [7], en voyant le personnage du jeune garçon dans le long hiver, à la manière dont il observe et résiste au moment du retour des fascistes ?

Jaime Camino : J’aimerais bien le voir. Le jeune homme du Long hiver a vécu des expériences, il comprend que son père a disparu, la première fois avant qu’on le fusille, et il a un désir de vengeance quand il essaie avec un fusil. C’est la réaction et le regard d’un enfant de 9 ou 10 ans.

—  : Dans la programmation du festival, il y a aussi des films français qui parlent de la guerre civile, par exemple La guerre est finie [8]
d’Alain Resnais ? Que pensez-vous de ces films ?

Jaime Camino : Du fameux film Mourir à Madrid [9] ? Je ne l’aime pas. Ce film est un mensonge. La Guerre est finie, de Semprun et Alain Resnais, est intéressant. C’est le point de vue de Semprun que je connais bien, c’est un ami, mais je ne le partage pas. Il a fait un bon travail clandestin en Espagne, mais dans quel but ? Il a eu des ennuis avec le parti communiste. Ces films ne sont en général pas vraiment intéressants pour moi. Que le public voit Pour qui sonne le glas, c’est bien, mais on n’apprend rien sur la réalité de la guerre. J’adore Hemingway comme écrivain, mais il n’a rien vu réellement, il s’est seulement baladé en Espagne.

Christiane Passevant : Vous avez parlé des problèmes rencontrés au moment de la sortie de votre premier film, España otra vez. Franco étant toujours vivant.

Jaime Camino : Pour España otra vez, la censure est intervenue avant même de filmer en exigeant des coupures dans le scénario. Une fois le film fini, je l’ai montré à la critique plutôt de gauche, et ils étaient étonnés que j’aie pu tourner un tel film et m’ont dit qu’il ne sortirait jamais. Deux semaines après, il recevait un grand prix et le film a été détourné, comme si c’était un film fasciste. Le producteur avait financé le film en raison de sa passion pour la protagoniste, la danseuse, Manuela Vargas. Quand finalement, le film est sorti, ils se sont séparés et il a tout fait pour entraver la distribution du film. Le film m’appartient à présent, car Frédéric Mitterrand l’a vu et voulait le faire sortir à Paris. Alors j’ai appelé Fernando, le producteur, et je lui ai racheté le film. Je ne sais pas si j’ai fait une bonne affaire !

En ce qui concerne les archives, nous avons la Filmothèque, et la télévision espagnole passe souvent des anciens films sur la guerre civile. Pour mon documentaire, les Enfants de Russie, j’ai acheté des archives filmées à la cinémathèque de Moscou, mais c’était très coûteux. À Toulouse, les archives sont importantes, elles m’ont beaucoup servi pour la Vieja Memoria et le directeur d’alors a été très généreux avec moi.

Christiane Passevant : Concernant les Enfants de Russie, pourquoi avez-vous voulu réaliser ce documentaire ? Comment avez-vous retrouvé les personnes ayant vécu cette expérience et obtenu qu’ils et elles témoignent ?

Jaime Camino : J’avais trois cousins, aujourd’hui décédés, du côté de ma mère, qui sont partis de Bilbao pour la Russie et ils n’ont pu revenir en Espagne qu’en 1957, vingt ans après leur départ.

Christiane Passevant : Et après la mort de Staline.

Jaime Camino : D’un côté la mort de Staline a facilité le retour des enfants exilés en Russie et de l’autre Franco l’a finalement accepté. Il ne voulait pas en fait que ces personnes rentrent en Espagne. Une enquête très dure a d’ailleurs été menée à leur encontre car c’était de jeunes gens et ils avaient été élevés comme des communistes. Mais l’Espagne venait d’entrer à l’ONU et il fallait faire des concessions à l’international. Et leur retour a été un désastre.

Christiane Passevant : Du fait de cette entrée à l’ONU, peut-on dire qu’il y a eu volonté de contrôler ces « enfants de Russie » qui, pour certains, travaillaient dans les usines d’armement ?

Jaime Camino : Quand ils sont rentrés en Espagne, ils ont été interrogés sur leur lieu et domaine de travail. Les renseignements ont même tenté de les faire chanter.

Larry Portis : La présence des Etats-Unis en Espagne a-t-elle facilité le retour de ces enfants ?

Jaime Camino : Je ne crois pas, directement non.

Larry Portis : Ce n’était pas dans les intérêts des Etats-Unis ?

Jaime Camino : Non. D’ailleurs seulement la moitié sont revenus en Espagne, les autres sont restés en Russie.

Christiane Passevant : Comment le jeune public espagnol reçoit-il vos films ? On dit souvent que la quête de la mémoire, de cette mémoire occultée pendant quarante ans, a sauté une génération.

Jaime Camino : La jeunesse en général ne soucie pas de tout ça. Il y a bien sûr des gens intéressés dans la politique, l’histoire, les droits humains, mais c’est une minorité. Mes films sortent dans des petites salles, ils sont appréciés, ont des prix, notamment le prix de l’histoire au festival de Valladolid. Je dois dire que ce sont plutôt les personnes de quarante ou cinquante ans qui s’intéressent à ces films. Les jeunes s’en moquent et préfèrent voir Matrix.

Christiane Passevant : Cette mémoire dont vous parlez souvent dans les films, pensez-vous qu’il y ait un relais dans la nouvelle génération de cinéastes espagnols ?

Jaime Camino : Pour un retour à la mémoire de la guerre civile, non. La génération d’après les années soixante, soixante-dix, n’a pas connu la dictature de Franco. Non, je ne vois pas de retour à la mémoire de la guerre, pas à ma connaissance.