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Le Village vertical. Documentaire de Laure Pradal
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 9 avril 2010
dernière modification le 3 octobre 2010

par CP

En parlant bien de ton village, tu parleras de l’universel ! C’est ce que réussit Laure Pradal avec son documentaire, tourné de mars à juillet 2009 [1].. Elle en impose de loin, cette tour de Montpellier, en plein quartier populaire de la Paillade, et « le matin, c’est comme la
gare
 ».

Laure Pradal a voulu enquêter sur cet ultime immeuble de grande hauteur, habité par des immigré-es. Fait remarquable, ce sont pour beaucoup des familles issues de l’immigration marocaine qui y demeurent, originaires de la vallée du Dadès, de Tineghir. Sentinelle de vingt-deux étages, la tour comporte quelque trois cents appartements et trois ascenseurs sous l’œil vigilant d’un gardien. Si l’on interroge les jeunes habitants sur le quartier et la tour, ils refusent la qualification de cité, alors Laure Pradal a choisi pour titre de son film documentaire : le Village vertical [2]. Elle a d’abord établi des liens, fait des rencontres et c’est ce qui donne une force au film. Les images sont très belles, mêmes celles — fascinantes — des sous-sols et des rouages des ascenseurs, sans pour autant gommer les problèmes de maintenance inhérents à ce type de construction laissé à l’abandon. Le manque de moyens et les crédits réduits procèdent visiblement d’une stratégie des autorités régionales : « vous envoyez des gens qui font du bricolage ! » lance le gardien aux responsables. Les ascenseurs sont souvent en panne, mais les habitant-es tiennent à ce village vertical et confient leur attachement à cet endroit, parfois avec étonnement. C’est une lutte, un symbole de résistance et de la volonté du collectif des habitant-es de ne pas se laisser, encore une fois, traiter comme des parias. L’objectif du film est de donner la parole à ceux et à celles qui ne l’ont pas, même si celle des mères en est encore absente. Ce sont les jeunes qui s’en emparent, surtout les enfants et les rappeurs. Une parole qui montre aussi comment sont traités les immigrés et leurs enfants : « je le sens à travers le regard des gens, aux attitudes, t’as toujours l’étiquette de l’Arabe. »

Le Village vertical a été présenté le 24 octobre, dans la section « Filmer en région » du 31e festival du cinéma méditerranéen de Montpellier. Une démarche encouragée par les responsables du festival qui veulent « rompre le centralisme parisien ». Et ce jour-là, le spectacle était en parallèle sur l’écran et dans la salle, les protagonistes du documentaire étant venus assister à la projection, d’autant que la musique du film est produite par les musiciens de la Tour [3]. Et dans la tour d’Assas, côté jeunes, ça tchache des musiques, de rêves, de projets… de la vie quoi !

À la fin de la projection, Laure Pradal s’est adressé au public, qu’elle connaissait pour beaucoup, et a expliqué d’emblée ce qui était à l’origine de son projet : « Ce qui m’intéressait, c’était les caméras de surveillance car la tour a vingt-deux étages, et c’est rare, car ce type de construction est plutôt destiné à des bureaux. La tour d’Assas est délabrée. Ce film dénonce aussi les conditions de vie de ses habitants et c’est aussi le reflet de comment la France traite ses immigré-es. Les ascenseurs sont en panne et il faut voir les maçons qui rentrent de leur boulot et qui attendent pour pourvoir rentrer chez eux, ou alors quand l’eau est coupée pendant plusieurs jours. J’ai voulu partir d’un décor, qui est le prétexte, et donner la parole aux gens.
C’est l’histoire de l’immigration à travers ces habitant-es, toujours entre deux cultures, qui ont du mal à trouver leurs repères. L’aspect architectural de la tour est présent bien sûr, mais le plus important, c’est la parole. Pour moi, c’est aussi une manière de briser les clichés, véhiculés par certains reportages, et montrer l’attachement au lieu, qui est aussi une transition puisque la tour d’Assas a d’abord été habitée par des français rapatriés. »
Pendant le débat passionnant qui a suivi, l’ambiance était soutenue, comme si le documentaire se poursuivait hors écran.

Le Village vertical a réussi son pari, il a donné la parole et poursuit son objectif.

Laure Pradal : Il faudrait faire une suite à ce film en allant tourner dans la région d’où la majorité des habitant-es vient. Une jeune femme de Ganges nous a expliqué qu’en allant en vacances au Maroc, dans la région berbère dont son mari était originaire, elle ne voyait que des voitures immatriculées 34 [Montpellier] et des personnes de la Tour d’Assas. C’est pourquoi il serait intéressant d’entendre les mères qui sont venues de ces villages de la région pour habiter cette tour qui représentait vraiment un autre monde. Il y avait le problème de la langue d’où le regroupement, c’était plus facile pour s’intégrer. Les premières années, les femmes ont déprimé. Pour elles, la France était l’Eldorado et elles atterrissaient dans la tour d’Assas.

Christiane Passevant : Dans le film, on voit une mère qui passe près de jeunes que vous filmez, assis sur les marches.

Laure Pradal : Cette femme est passée souvent durant le tournage, elle avait beaucoup de choses à dire, mais elle n’a pas voulu passer le cap.

—  : Comment a été ressentie la présence des caméras de surveillance ?

Laure Pradal : Le fait d’être filmé sans cesse a d’abord empêché les femmes de faire le ménage dans le couloir. Au départ, c’est pour prévenir les incendies, c’est une question de sécurité. Ensuite, le gardien pense que les gens ont plutôt vécu cela comme une sécurité. Le gardien, c’est le pilier social. Au départ, j’ai voulu filmer le gardien dans son bocal. Mais dans sa loge, il était surtout question des problèmes techniques et il ne se passait finalement pas grand-chose. C’est un film un peu patchwork parce que les protagonistes sont nombreux. On aurait pu rester plus sur un personnage, c’est ce que je fais d’habitude. Mais j’ai voulu que ce soit le reflet de cette vie, de cette tour et les personnages sont nombreux et représentent un collectif. J’ai voulu garder cette dimension et avoir le croisement de plusieurs générations. Nous avons filmé durant des demi-journées, souvent, et en immersion. Le tournage a duré de mars à juillet, jusqu’au départ en vacances. Nous avons aussi filmé les démarches de l’association et la manifestation, organisée bien avant.

Christiane Passevant : À la fin du film, on apprend que l’association du collectif de la tour d’Assas n’existe plus. Pourtant le collectif et le gardien étaient très actifs. On a alors l’impression que le local où se faisaient les réunions a été fermé sous des prétextes fallacieux.

Laure Pradal : C’est seulement le local qui a été fermé, mais ce qui signifie que l’association ne peut plus se réunir. Il faut dire que l’OPAC, dont la présidente est Madame Frêche, ne voulait que la présence des locataires et surtout pas la presse. Et quand elle appris notre présence, Madame Frêche nous a demandé sortir de la réunion. La raison évoquée de la fermeture du local est « ce n’est pas une mosquée », mais on le voit bien dans le film, il y une dizaine de personnes qui viennent se recueillir, c’est tout. Le but réel et inavoué est de les empêcher de se réunir. De la même manière, ils ne veulent pas traiter avec l’association, mais avec des individus. Autre chose qu’il n’a pas été possible de dire dans le film, c’est qu’il y a quelques années le gardien a mis son nez dans les comptes des charges et il s’est aperçu que l’OPAC faisait payer un surcroît de charges. L’association a gagné le procès et l’OPAC a dû reverser le trop-perçu (un million) et je crois qu’ils ne s’en sont pas remis. Donc, il y a un contexte de tension. Parce qu’autrement, la vie collective s’organise plutôt bien, le gardien connaît tout le monde, il parle les deux langues et il existe des règles intérieures. Par exemple, si l’un des jeunes porte un préjudice à quiconque, sa famille offre un repas. Et ça fonctionne. Dans les autres grands ensembles, les gens ne se connaissent pas. Et là c’est quelque chose qui fonctionne et que l’on veut détruire. C’est fou !

Christiane Passevant : Cela fonctionne comme dans les villages et notamment du Sud marocain.

Laure Pradal : Cela fonctionne exactement comme dans leurs villages. Ils ont eu raison de monter cette association, et cette dame, qui est présidente des associations de locataires de Montpellier, les aide et les oriente vers des avocats. L’OPAC préfèrerait que cela soit comme ailleurs…

Christiane Passevant : Et mettre des vigiles.

Laure Pradal : Voilà. L’association n’a plus de local puisque l’OPAC n’a pas renouvelé le bail. D’abord, ils ont prétendu que le local n’était pas aux normes, mais rien n’est aux normes dans la tour. Toutes les propositions de l’association ont été rejetées pour finalement fermer ce local. Et il y a cinquante appartements libres dans la tour qui pourraient servir aux musiciens par exemple.

—  : Finalement, le local est fermé pour cause de religion.

Laure Pradal : C’est le dernier prétexte choisi. Il existe une mosquée dans le quartier, mais beaucoup plus loin. Cela concernait seulement des personnes âgées et quelques travailleurs.

Christiane Passevant : Les ouvriers que l’on voit passer dans le hall de la tour, avec leur glacière, travaillent dans le bâtiment ?

Laure Pradal : Pour la plupart. C’est impressionnant, le soir, on les voit tous revenir avec leurs glacières.

—  : J’habite à la Paillade et la séquence du départ au travail m’a ému.

Laure Pradal : Elle était importante pour moi et nous nous l’avons tourné très tôt. Ce sont ces travailleurs qui font ce boulot depuis très longtemps.

Christiane Passevant : Ce phénomène de regroupement dans la tour dont vous parliez, est le même qui a regroupé aussi des personnes de la même région dans un immeuble de St Hippolyte du Fort dans les Cévennes.

Laure Pradal : C’est un phénomène normal, avec la langue et le fait d’avoir la même culture. Je pense que c’était la même chose en France lorsque les gens venaient de régions et s’installaient en ville. C’était le même phénomène pour les Espagnols, les Portugais, etc. Il y a bien des quartiers dans Paris. Je pense que se regrouper permet de ne pas se sentir perdu, l’exil est moins difficile. C’est naturel.

Christiane Passevant : Le musicien qui joue de plusieurs musiques, orientale, raï, rap, est extrêmement critique vis-à-vis de ses amis qui veulent retourner au Maroc. « Qu’est-ce que tu vas faire au bled ? » demande-t-il à l’un de ses copains.

Laure Pradal : Il est critique de cette attitude et la juge peu réaliste, car les parents ont construit, en s’exilant, une autre vie pour les enfants. Mais il est aussi très critique de la discrimination très forte qui existe. Sa compagne le vit au quotidien, pour l’appartement, les enfants, le travail… D’ailleurs, plusieurs le disent, si la discrimination dont ils/elles souffrent n’existait plus, il n’y aurait aucune raison de penser à partir. Alors se ressourcer de temps en temps et de séjourner dans le pays de leurs parents… Mais là aussi la question se pose : où se sentent-ils/elles le plus étrangers ? Et le plan-séquence où ce problème est abordé — nous l’avons gardé presque tel quel — résume à lui seul la problématique du film.

—  : La discrimination est-elle aussi forte que cela est dit dans le film ?

Laure Pradal : Certainement. Rien n’est exagéré. Il y a toujours la méfiance de l’autre. L’un d’eux m’a raconté une anecdote. Il est cuisinier dans une maison de retraite et, après qu’il ait apporté son repas à une personne âgé, celle-ci a appelé la police en l’accusant de vol. Cette méfiance et cette discrimination sont générales et quotidiennes.

Christiane Passevant : Et votre projet de retour au bled ?

Laure Pradal : Je ne sais pas encore si cela sera possible et si une chaîne suivra. Mais suivre ce retour des voitures immatriculées 34, faire le parallèle avec ceux qui sont restés et bien sûr avec la tour. Faire un parallèle entre les deux est intéressant, mais il faut que je me mette à l’écriture et que je trouve une chaîne qui accepte le projet.

Christiane Passevant : Tineghir est une petite ville, avec un cœur de ville ancien et très beau, près d’une palmeraie avec toutes sortes de cultures. La ville nouvelle s’étend peu à peu, avec des maisons récentes, assez vastes pour recevoir la famille, dont certaines sont construites par des travailleurs immigrés.

Laure Pradal : Mais les retraités, qui ont toujours rêvé de repartir, sont à présent coincés ici à cause des enfants.

Christiane Passevant : Combien de temps pour l’écriture du Village vertical ?

Laure Pradal : Cela a été assez rapide. J’ai déjà tourné dans le quartier, dans une école. J’avais pris contact avec le gardien à cette époque et j’ai ressorti le projet. J’avais choisi trois axes : les habitants, le gardien, les caméras. Je suis partie de cette construction. Après bien sûr, durant le tournage, il faut s’adapter. Le temps de tournage a été très long, mais par demi-journée. Et comme je l’ai dit, j’ai filmé la manifestation de l’association bien avant de commencer le tournage du film. Dans les documentaires, on doit souvent filmer en urgence. Nous étions seulement deux, le caméraman et moi pour prendre le son.

—  : Vous n’avez pas rencontré de difficultés de la part des personnes du quartier ?

Laure Pradal : Ce n’était pas évident de présenter le projet du film car c’était au moment où sont apparus les problèmes avec le local. J’ai voulu faire une réunion avec la population et cela n’a pas été possible. J’ai envoyé un courrier, mais il y a environ un millier de personnes. C’est la boulangère qui m’a servie de guide et m’a présenté des familles. Beaucoup de femmes ont d’abord accepté, puis se sont désisté. Ce sont en fait les mêmes familles qui ont accepté. Pour les femmes, c’était difficile et très facile avec les enfants. À la fin du tournage, nous avons rencontré Ichem, qui est formidable, nous l’avons intégré au groupe et nous avons gardé toutes ses séquences. Quant aux filles, nous n’avons pas eu l’autorisation des parents et elles ne restent plus dehors à présent. C’est un changement comme nous a expliqué la boulangère. C’est un retour en arrière, il n’y a plus que les garçons qui jouent au foot devant la tour. D’ailleurs, il n’y a plus d’aire de jeux qui est devenu un parking.

Christiane Passevant : Si vous allez au bled, vous aurez plus de facilité pour parler aux femmes. Comment voyez-vous votre projet du retour ? Le Village vertical a nécessité plusieurs mois de tournage. Combien de temps comptez-vous accorder à ce futur projet ?

Laure Pradal : Je pense qu’il faudra aller sur place plusieurs fois, prendre des contacts par l’entremise des personnes ici qui pourront ainsi faire le lien, le guide, et peut-être aussi des femmes.

Christiane Passevant : Vous ferez une projection dans le quartier ?

Laure Pradal : Une première projection pendant le festival, puis en Janvier 2010 [4] et le film sera diffusé le 30 janvier sur France 3 Sud [5].

Christiane Passevant : Dommage que cela ne soit pas France 3 national.

Laure Pradal : Je l’ai proposé, mais cela se fera peut-être par la suite.

Christiane Passevant : Vous avez d’ailleurs dit être intéressée par l’architecture du bâtiment et je dois dire que je suis très impressionnée par les images faites des sous-sols et de l’intérieur du système de l’ascenseur. Vous avez filmé avec quel type de caméra ?

Laure Pradal : Avec les dernières caméras en haute définition. Je dois dire que c’est presque trop parfois, c’est une très bonne définition. Il n’existe plus de cassettes, il faut sauvegarder toutes les images sur des disques durs. Nous avons voulu filmer les entrailles de la tour et l’ascenseur évidemment. La tour est délabrée, il n’y a jamais eu de ravalement de façade, la maintenance, c’est du bricolage. Mais ils et elles ont du mal à partir. Tout le monde se connaît.

Christiane Passevant : Les enfants le disent bien : « ce n’est pas une cité, c’est pas une banlieue, c’est le quartier ».

Laure Pradal : C’est le quartier, mais nous avons choisi comme titre village vertical parce que cela exprimait bien que ce que les gens nous disaient.

Cet entretien avec Laure Pradal a eu lieu durant le 31e festival du cinéma méditerranéen de Montpellier, le 25 octobre 2009. Présentation, transcription, photos et notes, Christiane Passevant.


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