Chroniques rebelles
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Arna Mer Khamis. De Haïfa à Jénine, une combattante et une bâtisseuse (1)
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 30 mai 2010
dernière modification le 14 janvier 2014

par CP

Née en 1929, Arna Mer Khamis meurt d’un cancer en février 1995.
Ses convictions et son engagement l’ont amenée à s’opposer à toute oppression, qu’elle soit coloniale, étatique, idéologique ou patriarcale.
Issue d’une famille juive immigrée en Palestine dans les années 1880,
Arna Mer est entraînée très jeune dans des groupes militaires.

Pendant la guerre de 1948, elle symbolisait les aspirations nationalistes
de la population juive d’Israël. Mais la jeune Sabra [1] prend rapidement conscience de ce que représente le conflit pour la population palestinienne contrainte à un exil douloureux. La remise en question est brutale : son rêve sioniste lui apparaît comme dénaturé.
Arna s’engage alors dans une lutte énergique contre l’oppression et les injustices et devient profondément antisioniste. Dans les années 1950, elle rencontre Saliba Khamis, Palestinien membre du Parti communiste, et l’épouse contre l’avis de sa famille.

Militante lucide et déterminée, Arna Mer Khamis impressionne par son caractère, sa rigueur et son énergie : « Depuis 1949, j’ai lutté pour la paix – pas pour une illusion — mais pour une paix réelle qui établisse la compréhension entre les êtres humains. Avant 1948, les Arabes et les Juifs vivaient ensemble en parfaite harmonie. Cependant, en l’espace de quelques mois, la création de l’État d’Israël a généré racisme et mépris à l’encontre des Arabes, ce qui n’avait jamais existé auparavant. Les Arabes et les Juifs peuvent vivre ensemble, non pas parce que c’est la seule alternative, mais parce que cela s’est fait par le passé. »

En 1987, quand débute l’Intifada, elle se mobilise pour la défense des enfants palestiniens emprisonnés. Elle crée l’association Care and Learning [2] avec des militantes et des militants israéliens d’Haïfa pour pallier à la fermeture des écoles par les autorités militaires israéliennes dans les territoires occupés et pour développer l’éducation des jeunes Palestinien-ne-s dans le camp de réfugié-e-s de Jénine, au nord de la Palestine. Si les écoles sont fermées par les militaires, qu’à cela ne tienne ! Elle s’installe, face aux soldats israéliens, dans la rue, avec les enfants, pour dessiner, écrire et leur fournir les moyens de s’exprimer. L’association met en place des homes d’enfants et une bibliothèque dans le camp de réfugié-e-s. Ces centres culturels et éducatifs rassemblent des enseignantes palestiniennes, des animatrices et animateurs bénévoles, Israélien-ne-s et internationaux. Juifs, chrétiens, musulmans et athées se retrouvent sur un projet aussi dérangeant pour les autorités israéliennes que salutaires pour les enfants (et les adultes) palestiniens. Menacée par les services secrets israéliens et les fondamentalistes musulmans, son itinéraire de femme libre a été et est encore une source d’inspiration. Arna est inoubliable, respectée pour sa force et son combat qu’elle mènera jusque dans la maladie.

Jénine, Cisjordanie. 31 mai 1992. La rencontre avec Arna Mer Khamis se fait par hasard, dans une rue de Jénine. C’est la veille du festival des enfants et Arna m’accorde un premier entretien entrecoupé par les questions des enfants pour les préparatifs du festival, les discussions avec les Palestinien-ne-s, l’intervention des militaires. Arna est l’énergie du spectacle et l’initiatrice du projet éducatif dans le camp de réfugié-e-s de Jénine et les villages palestiniens du nord de la Cisjordanie. Avec l’association Care and Learning, Arna et les éducatrices palestiniennes travaillent sur le terrain et œuvrent pour la défense des enfants dans les territoires occupés.

Dernière répétition, préparation de la scène et nettoyage de l’espace pour le public. Avec les enfants, nous ramassons et brûlons les ordures (pas de service de voierie dans les territoires occupés), nous déblayons les pierres et les barbelés. Il faut aussi décorer la scène et afficher les dessins des enfants sur les couleurs palestiniennes, noir, vert et rouge. Un groupe d’adolescent-e-s organise le chantier pendant que les autres déclament, chantent et dansent sur la scène improvisée. Le contact avec les enfants est immédiat et spontané.

— Les enfants tirent fierté du spectacle et de ses préparatifs qui leur octroient un rôle important.

Arna Mer Khamis : C’est l’aboutissement de leur travail, ensemble, et l’expression de leur créativité. Chacun se prépare avec la volonté d’apprendre, d’être conscient et responsable. La chanson des enfants de l’Intifada est un message. Tous les enfants chanteront et, avec eux, tous les enfants du monde poseront cette question : pourquoi ne sommes-nous pas libres ? Ce ne sont pas des slogans politiques, il n’est question ici ni d’État palestinien ni de paix, mais de liberté, de droits humains, de souffrances réelles et d’histoire. Une histoire interdite.

— Comment as-tu initié l’idée d’écoles populaires et mis en place cette expérience ?

Arna Mer Khamis : Depuis 1987, début de l’Intifada [3], les autorités militaires d’occupation ont fermé toutes les institutions destinées à l’éducation pendant un an et demi. Notre groupe de Haïfa, Down With Occupation [4]., composé de vétérans de la lutte contre l’occupation depuis l’invasion du Liban en 1982, a pensé qu’il était important de se concentrer sur le problème des enfants, notamment des enfants en prison. Notre première publication fut sur les enfants emprisonnés et battus par les militaires. Nous avons rencontré les familles de dix enfants incarcérés dans la prison de Megiddo [5] et ce fut là notre première rencontre avec les familles de réfugié-e-s du camp de Jénine. Nous avons ensuite rencontré les enfants qui lançaient les pierres et les enfants battus. Cette rencontre a été essentielle même si notre première pensée fut « bon, ils ont été punis ». Nous avons immédiatement songé à faire quelque chose de constructif pour ces enfants. De retour avec des dizaines de mètres de papier, des crayons, nous nous sommes installés dans la rue pour travailler avec eux. Bien sûr l’armée a débarqué, mais puisque nous étions juifs « pur sang », ils n’ont pas attaqué.

Ce fut le début du travail avec les enfants, dans les rues et tous les samedis. Certains enfants peinaient à écrire leur nom et, très vite, nous avons compris que la séance hebdomadaire était insuffisante. Nous avons donc organisé des écoles populaires avec les femmes qui avaient déjà une expérience de l’enseignement. Il fallait donner aux enfants la possibilité de poursuivre leur éducation chez eux, avec toutes sortes de matériels et durant les couvre-feux qui étaient quotidiens. Pour cela, nous avons imprimé une brochure pour tous les ages, basée sur les images. C’est un matériel éducatif primordial. Dans de nombreux villages, la brochure est parvenue aux enfants qui, lors de rencontres, posaient des questions. Nous avons ainsi fourni une série de douze petits livres destinés à 4 000 enfants.

Quand les écoles furent rouvertes, la situation devint critique. Les enfants de la première classe n’étaient pas prêts. Les enfants de la seconde classe, sans expérience, entraient directement en troisième. À l’initiative des familles et de voisins, nous avons rassemblé les enfants par groupes dans plusieurs maisons. Nos dix volontaires se rendaient deux fois par semaine pour travailler avec les groupes. Les résultats furent excellents, mais minces. Si le principe était bon et le besoin réel, il n’en demeurait pas moins que son application généralisée s’avérait difficile. Comment en effet développer ce principe dans des centaines, voire des milliers de maisons ?

En Europe, en France, en Hollande où nous avions des contacts, l’intérêt était certain pour ce projet d’éduquer les enfants sous occupation. Le soutien valait pour le principe même et nous avons collecté une première somme d’argent pour installer un home d’enfants. Ainsi, en mars 1991, tout a commencé. Le projet découlait de notre expérience dans la rue et dans les camps. Nous avons fondé la première bibliothèque pour enfants. Le processus d’une école alternative était nouveau, où les enfants puissent s’exprimer grâce à des activités culturelles avec l’aide et la disponibilité des volontaires, et leur talent.

Le développement du projet s’est fait grâce à de nouveaux liens noués à l’étranger et à nos publications. Néanmoins, nous manquons de moyens malgré le soutien international. Par exemple, il nous faut un endroit pour stocker le matériel pédagogique et un atelier plus grand pour créer des jeux interactifs en langue arabe. Ici, il n’y a rien. Nous avons fait quelques traductions, mais c’est peu. L’image est très importante, mais il faut qu’elle soit ancrée dans leur environnement. Ce n’est pas seulement une question de langue ou de traduction et, de toute façon, très peu de choses proviennent des pays arabes ou en langue arabe. C’est dommage, car cela correspond à une demande et à une attente. Pour créer les jeux interactifs, l’atelier devient essentiel.

Notre école n’est certes pas traditionnelle ; c’est un espace où les enfants s’expriment grâce à des activités culturelles, avec l’aide des volontaires et des éducatrices. Malgré nos modestes moyens, nous avons ouvert quatre homes d’enfants. Dans l’un d’eux sont créés des jeux éducatifs et interactifs après discussions avec les enfants. Les éducatrices palestiniennes — souvent femmes ou sœurs de prisonniers — reçoivent un salaire modeste car elles n’ont aucun autre revenu. Ce travail leur donne le sentiment de faire quelque chose pour la communauté.

Nous ne sommes qu’au début du chemin. Travailler ensemble est une expérience positive. L’enthousiasme habite les enfants et leurs familles, les voisins aussi pour ce travail collectif, le respect mutuel et l’expression des enfants.

En cette veille du 1er juin [1992], le festival — « Rencontre de tous les enfants pour une vie meilleure » — est l’expérience des enfants. La préparation de l’événement fait partie de l’activité quotidienne. Ce n’est ni différent, ni exceptionnel, ni une célébration. C’est l’aboutissement du travail collectif des enfants, de ceux et celles qui les encadrent. Nissan Rilov [6], qui est peintre à Paris, est resté trois mois avec nous et a fait un travail merveilleux avec les enfants. Donc quand je parle des principes du travail collectif, il est aussi question de respect mutuel et d’écoute des enfants.

— Tu parles de respect mutuel, ton approche de l’éducation est-elle non autoritaire ?

Arna Mer Khamis : Absolument, respect mutuel et éducation non autoritaire. Dans leur communauté, les enfants ne sont généralement pas considérés sur un plan égalitaire. Ainsi, ils sont victimes de plusieurs oppressions. Dans la rue, les militaires les frappent ; en classe, ils sont punis et en échec scolaire. Tu es un « âne » leur dit-on ici. Les enfants sont d’autant plus vulnérables qu’ils subissent quotidiennement les interdits de la société et la violence de l’occupation. Changer cette attitude envers les enfants et parler de respect mutuel, c’est une révolution. Une révolution dans les relations.

En parler est une étape, mais l’expérience est la seule voie pour leur redonner confiance. Or, tout changement implique la destruction de certaines valeurs établies et, pour cela, il faut se battre. Le combat est difficile. La situation est souvent intenable et les individus sont désespérés. Les traditions deviennent des idéaux. La religion tient aussi parfois ce rôle d’idéal, car une population vivant dans la crainte doit se raccrocher à quelque chose. Cela est évidemment exploité par les réactionnaires, mais c’est prévisible en l’absence d’une quelconque solution politique.

Et nous venons détruire les traditions ! Pour le faire, il faut abandonner tout compromis. Les éducatrices travaillent sur elles-mêmes et remettent en question les concepts traditionnels. Cela ne se fait pas en parlant, mais en agissant. Si l’enfant se considère lui-même comme un idiot ou un raté, ses relations avec les autres sont faussées. Mais lorsqu’il prend conscience que les sentiments peuvent être partagés, ses réactions sont différentes et l’image qu’il a de lui-même évolue. L’échange s’établit entre enfants et éducatrices, non pas sur un mode hiérarchisé adulte/enfant, mais selon la diversité de chaque individu. L’approche se fait par l’enseignement et par la thérapie, notre thérapie. Pour apprendre, il faut se connaître. Finalement rien n’est détruit et l’enfant a plus de respect pour ses parents et même pour son foutu prof. C’est pourquoi ce respect mutuel est une révolution.

Regarde cette excitation autour de la scène. Au début les enfants ne pensaient pas à nettoyer leur espace ni à se préparer pour le spectacle. Ramasser des papiers et des ordures ne leur venait pas à l’esprit et, à présent, tout le monde le fait naturellement. Auparavant, ils et elles rechignaient à nettoyer les toilettes et le terrain ; maintenant c’est normal. Personne ne se moque de ceux et celles qui prennent le nettoyage en charge, bien au contraire. C’est sans doute minime à première vue, mais ce sont de grands pas. C’est un changement radical.

Les enfants ne sont pas de véritables danseurs, mais qu’importe ! Ils et elles expriment leur corps, leurs sentiments, leurs angoisses aussi et leur sens des responsabilités au plan du groupe. Parmi les filles, certaines n’ont pas conscience de leur corps. Elles ne reconnaissent pas leur main droite de leur main gauche, mais en dansant elles s’épanouissent. Soudain, celle qui n’est rien danse et s’exprime comme les autres. Ce spectacle est l’aboutissement d’un travail collectif et le message des enfants de l’Intifada.

31 mai 1992. La journée a été longue et bien remplie : le nettoyage du terrain, l’installation des sièges pour le public, l’aménagement et la décoration de la scène, les répétitions des enfants, le choix et la préparation des costumes, l’exposition des dessins et des peintures… La soirée se termine chez Nawal  [7].

Arna Mer Khamis se dit Palestinienne, marquée par une enfance partagée entre sa vie familiale dans une colonie près d’un village arabe et une jeunesse influencée par les idées du philosophe Martin Buber. Militante antisioniste convaincue, elle revient souvent sur l’idéologie qui vise à l’exclusion et à la diabolisation des autres comme pour prévenir ce phénomène courant dans le rapport de répression entretenu par la force israélienne occupante.

P.-S.
Toutes les photos d’Arna, des enseignantes et des enfants du camp de réfugié-es de Jenine ont été prises le 31 mai et le 1er juin 1992. Photos CP.