Chroniques rebelles
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Arna Mer Khamis. De Haïfa à Jénine, une combattante et une bâtisseuse (2)
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 30 mai 2010

par CP

L’entretien reprend le lendemain matin, 1er juin 1992.

Arna Mer Khamis : Je suis née dans un petit village de Haute Galilée, au nord de la Palestine, près du lac de Tibériade. Le village était une colonie juive établie plus d’un siècle auparavant près d’un village arabe appelé Jaoni.

Ma vie était simple. Je suis issue d’une famille juive installée dans un village juif voisin d’un village arabe qui est indissociable de mon enfance et de ma vie. Je suis donc née à Roshpina-Jaoni. Nous étions Juifs palestiniens. Mon père était médecin, chercheur [1] et spécialiste de la malaria, principal fléau de la région à cette époque. La plupart du temps, il était dans son laboratoire avec son assistant originaire de Jaoni, Ahmed Ayoub Abdelghani, qu’il avait formé dès l’âge de 12 ans. Ils ont publié ensemble leurs travaux.

La communauté juive, l’organisation sioniste, l’organisation militaire de la Haganah [2], tout cela faisait partie de notre vie. Mon père était respecté comme un moufti [3], et pouvait rester coiffé de son chapeau dans toutes les occasions ; il était chauve. En 1936, pendant la grande révolte palestinienne contre les Britanniques et les sionistes, il était l’une des rares personnes autorisées à pouvoir se déplacer.

J’ai été entraînée par la Haganah dès l’age de 12 ans. J’étais très active, remuante et même violente. Aussi loin que je me souvienne, j’étais profondément antibritannique, mais jamais je n’ai été anti-arabe. Au lycée, les militaires britanniques m’avaient frappée et toute ma révolte était dirigée contre eux bien que mon père ait servi dans l’armée britannique pendant la Seconde Guerre mondiale, puis en Inde. À 15 ans, je faisais du judo et j’étais entraînée pour diriger des groupes militaires. Ma mère était effrayée par mon comportement.

Ma jeunesse s’est passé entre la Haganah et l’école secondaire d’agriculture, près de Ramleh, au centre de la Palestine. Cette école était influencée par le philosophe Martin Buber [4] qui défendait l’idée d’une communauté juive et arabe réunie sur une même terre. Ces écoles, dont l’une se trouvait aussi près de Tel-Aviv, enseignaient ce concept, mais bien des personnes formées dans celles-ci ont vite oublié cette idée. L’origine de ces idées humanistes correspond essentiellement avec l’immigration des Juifs allemands à l’arrivée de Hitler au pouvoir, à partir de 1933. Les professeurs nous enseignaient la culture, la musique, la littérature. Mais la guerre est la guerre et je faisais partie de cette armée.

J’ai assisté au début de l’expulsion des Palestinien-ne-s et j’étais un témoin attentif de toute la tragédie : les corps dans la rue, les milliers de personnes sur les routes, chassées et poussées à l’exil… Alors je me suis insurgée car je faisais partie de l’aile gauche du mouvement qui avait pour slogan : « un pays pour deux peuples ». Je me souviens encore des discussions autour de la décision de tirer ou non sur les populations [5].

Ma famille se considérait comme marxiste et, pendant la Seconde Guerre mondiale, nous étions pour l’armée rouge et partie prenante de la lutte des antifascistes. Notre engagement était profondément antifasciste dans tous les sens du terme. Tous les proches de ma mère avaient été massacrés pendant l’holocauste. Jusqu’en 1948, je suis restée au nord du front égyptien. Je conduisais une jeep, une ambulance, et j’apportais les premiers soins aux blessés. Je vivais cela comme une aventure [6].

En 1948, lorsqu’une armée officielle a été formée, toutes les femmes ont été retirées du front. Les femmes devaient retourner à la cuisine, dans les bureaux, etc. J’étais dans l’unité spéciale du Palmach [7] — fondé par des kibboutzim — qui se disait socialiste, mais en fait était plutôt fasciste. C’est ensuite que je l’ai compris. L’alternative à cette époque, pour les femmes qui refusaient la cuisine ou les bureaux, était de faire des études d’enseignante. J’ai donc choisi les études.

J’ai alors entendu parler pour la première fois du parti communiste israélien. Je me considérais communiste du fait mon éducation familiale et, dans mon organisation sioniste, nous avions le drapeau rouge comme emblème. Pour moi, c’était l’évidence même, mais cette fois, il était question d’un congrès pour l’unité du parti communiste juif et du parti communiste palestinien. C’était nouveau et important, une référence à mes yeux. J’ai pris contact avec le parti communiste, alors très actif et antisioniste, durant mes études à Jérusalem, en 1949. J’avais 19 ans et il me semblait normal d’être antisioniste.

J’ai ensuite épousé Saliba Khamis [8], Arabe et cadre du parti communiste israélien, et, après l’antisionisme, ce fut mon second crime contre Israël. Tous mes ami-e-s, ma famille étaient internationalistes, mais quand le crime est commis dans la maison, c’est autre chose. J’ai été reniée.

Nous vivions à Nazareth où la vie politique était régie par les lois militaires de l’occupation. J’ai eu trois enfants. Spartakus [9] est anarchiste. Juliano [10], ou Jul, est né lorsque son père était en prison. Les autorités israéliennes avaient interdit la célébration du 1er mai et la ville de Nazareth s’était soulevée. Plus d’une centaine d’arrestations avaient suivi et, le 15 mai, on m’avait isolée à la clinique. Le bébé a en quelque sorte été victime de mon engagement.

Pendant la guerre de 1956 , une légende disait qu’un Syrien, nommé Jul, avait occupé un bateau français. Ce nom était un symbole et je l’ai donné à mon second fils, également parce que mon mari est sorti de prison le jour de la mort de Joliot Curie qui était un antifasciste notoire. Mon troisième enfant s’appelle Abir [11]., ce qui, en hébreu, signifie le chevalier et, en arabe, le parfum des fleurs. Son second prénom est celui d’un révolutionnaire brésilien qui a combattu durant trente années le pouvoir et a finalement été exilé. En 1964, j’ai fait de la prison après avoir participé à une manifestation de femmes à Nazareth. Les autorités s’en prenaient souvent à moi parce que je suis juive. Ils m’ont durement tabassée et j’ai fait trois mois de prison.

(Arna s’interrompt pour répondre à la fille de Nawal.)

— Quel regard portes-tu aujourd’hui sur le sionisme ?

Arna Mer Khamis : Le sionisme se base sur l’idée du grand Israël « nettoyé » des Arabes et toute l’idéologie tend à trouver des solutions pour se débarrasser d’eux. Le sionisme est l’essence même de l’éducation de la jeunesse israélienne. Il repose sur le racisme et nous en voyons chaque jour l’application dans la politique. Le racisme est une maladie sociale exploitée par les autorités pour parvenir à leurs fins. C’est émotionnel, comme la religion. Haïr devient alors facile. C’est si profondément ancré dans les mentalités de la société israélienne que cela en est effrayant. Toute ma vie, je me suis heurtée au racisme. Je ne suis pas une politicienne parce que je refuse l’hypocrisie, mais je suis convaincue que nous ne pourrons rien construire de durable dans cette société en l’absence d’une constitution qui rejette toute forme de discrimination.
Il n’y a pas d’alternative. Sur la discrimination et le racisme, le pire peut se développer. Le fascisme ou autre chose, peu importe le nom qu’on lui donne.

Je me pose toujours cette question : comment cette masse de personnes, éduquées en Allemagne et dans d’autres pays d’Europe, a-t-elle pu atteindre ce degré d’inhumanité pour rendre logique le comble de
l’horreur ? Si on l’analyse froidement, on peut le comprendre dans un contexte général de racisme.

Quand un soldat israélien frappe un gosse palestinien — je parle de frapper, pas de tuer —, c’est un acte individuel. Imagine ce qu’est frapper un enfant de tes mains, physiquement. Tu tiens l’enfant, tu le sens se débattre pour se soustraire aux coups et à la douleur. Or, tant de gosses sont battus dans les territoires occupés ! Comment est-ce possible sans le racisme ?

Pourtant dans la conversation, le jeune militaire israélien dira « Je ne hais pas les Arabes. » Rationnellement bien sûr, les Israéliens boivent le café avec eux. Mais, ce comportement de brute vis-à-vis des gosses, comment l’expliquer autrement que par le racisme ? La majorité des enfants sont battus parce qu’ils ne donnent pas la réponse attendue d’eux, pas parce qu’ils lancent des pierres. Les lanceurs de pierres, on leur tire dessus.
Je ne me fais pas l’avocate des Arabes, mais leur société est sans haine de l’ennemi. Il n’est pas juste que les Palestinien-ne-s soient rendus coupables des atrocités du fascisme et du nazisme. Les Palestinien-ne-s ne sont pas racistes. Ils sont sémites, comme nous. Ils emploient le terme juif sans haine raciste, c’est plutôt du ressentiment contre l’occupant, pas contre le Juif en tant que race. Le peuple palestinien est victime d’une tragédie et l’Intifada [12] exprime sa révolte, son cri.

Les Palestinien-ne-s — les fondamentalistes mis à part — sont prêts à vivre avec les Israélien-ne-s, ensemble, dans un État, sans discrimination. Mais les Israélien-ne-s… les Juifs sont racistes. Le sionisme est basé sur le racisme et c’est une tragédie. Les deux peuples ont toujours vécu ensemble et le sionisme les a séparés. Pour les sionistes, les Arabes sont l’ennemi, tous les Palestiniens sont des ennemis. Pour les Palestiniens, c’est différent, l’ennemi n’est pas le Juif, mais le sionisme.

Il faut écouter les paroles des chansons des enfants, les termes Juif et Israël ne sont pas utilisés, mais sionisme, bien qu’ils ne sachent pas vraiment ce que cela signifie. Le sionisme pour eux, ce sont les soldats et l’occupation militaire.

Qu’est-ce que le sionisme ? se demandent-ils. Les sionistes sont les Israélien-ne-s. Les soldats sont des Juifs, des Israéliens et c’est l’ennemi. Mais dans les chansons, on ne parle que de sionisme. Ici, c’est comme en Occident, on transfère les problèmes. Si on se prononce contre la politique israélienne, on est accusé d’antisémitisme. Alors on parle de sionisme, de nazisme, d’impérialisme alors qu’il s’agit simplement de Juifs israéliens. La majorité de la population israélienne est raciste, alors pourquoi ne pas le dire ? Les Arna, Mikado [13] et quelques autres sont des exceptions.

Il y a une semaine, lors d’une rafle des militaires dans une école, dix-huit jeunes Palestiniens ont été tabassés sur le parcours, vers la base militaire. Et, juste après, un des soldats — un Druze — a questionné l’un des garçons sur ses tennis. Ils frappent d’abord et ensuite ils discutent. Pourquoi ? Ils ne sont pas des ennemis, mais la majorité des Israéliens est raciste. Cela existe aussi entre Juifs et Druzes. Les Druzes sont nombreux parmi les gardes-frontières. Ce travail n’attire que les brutes, la lie de la société. Autre calamité, le double langage : quand les soldats lancent une bombe dans un camp de réfugiés, ils sont civilisés, mais si un Arabe poignarde un Israélien, c’est un sauvage.

Je ne veux en aucun cas encourager la haine, car la frustration et la dépression sont profondes, et toutes et tous ici sont blessé-e-s. Il existe une terre et le peuple palestinien veut y vivre en ayant les mêmes droits que les autres. Les Palestinien-ne-s ne comprennent pas le rejet dont ils font l’objet de la part des Israéliens. Quel est l’avenir dans ce cas ? Actuellement, nous sommes dans cette situation.

Si l’on prend le cas de Nawal. Quand, pour la première fois, son mari est sorti de la prison d’Ansar, il nous a décrit les conditions de détention des prisonniers. Nous avons publié son témoignage, il y a quatre ans, au début de l’Intifada. Je n’ai jamais senti de sa part un sentiment de gêne ou de discrimination à mon égard, en tant que Juive. Les Palestinien-ne-s ne comprennent pas ce rejet des Israélien-ne-s. Si Israël reste sur les mêmes positions et se base sur les mêmes concepts, non seulement rien ne changera, mais cela va empirer.

À la Knesset, les politiciens de gauche comme de droite ont les mêmes sources idéologiques, le sionisme. Les deux partis veulent un État juif, purement juif, bien que les explications diffèrent. Les sionistes de gauche disent : « Laissez-les avoir leur État, mais loin de nous. Nous voulons un État juif. » La différence entre sionistes de droite et de gauche se mesure au nombre de kilomètres accordés. Mais les deux groupes politiques refusent que les Palestinien-ne-s viennent travailler en Israël, sans plus d’égards pour les droits de la personne. D’une manière détournée, ils déclarent : « Pour la sécurité de tous, nous ne voulons pas des Palestiniens en Israël. Pour la paix, nous devons nous séparer. » Mais cela vient d’une même source, l’idée de pureté ethnique de l’État israélien. Cela me rend folle.