Chroniques rebelles
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Sri Lanka. Jana Karaliya, le théâtre du peuple
A. Simbasinghe
Article mis en ligne le 5 juillet 2010
dernière modification le 23 décembre 2011

par CP

Les émeutes de 1983 [1]. à Sri Lanka ont détruit beaucoup de théâtres dans les grandes et petites villes du pays, privant depuis le peuple de province du plaisir de cet art.

Le théâtre du peuple, actif depuis 2004, est un théâtre démontable qui se déplace de ville en village pour proposer à son public, distraction, éveil de la pensée critique, développement de l’art et de la créativité, mais aussi émancipation contre toutes les formes d’injustice.

Lorsque je me mis en tête d’aller à la rencontre de ce théâtre dont je connaissais très peu, j’étais à mille lieux d’en imaginer les multiples facettes. À ce moment là, le théâtre donnait des représentations à Badulla, une ville de Province de Sri Lanka, dans les montagnes.

Le théâtre était installé dans un grand terrain jouxtant une école. Un chapiteau gris clair était dressé en son sein. La queue pour les billets était déjà longue alors qu’on était à deux heures du prochain spectacle. Le tarif adulte proposé était de 50 roupies sri lankais, soit à peu près l’équivalent d’un demi-kilo de riz samba [2], c’est-à-dire une somme assez modique.

Une actrice : « Je suis de Trincomalee [3]. Je jouais pour le théâtre de mon église. Un ami à moi qui faisait anciennement parti de Jana Karaliya, m’a conseillé d’y auditionner. Cela fait maintenant cinq ans que je fais partie de la troupe. »

Initié par un dramaturge à la retraite, Parakrama Nirielle, le projet de théâtre mobile est alors soutenu par un autre dramaturge et acteur, H.A. Perera. Et c’est ensemble qu’ils concevront le Jana Karaliya, le théâtre du peuple, un théâtre qui se déplace à la rencontre du peuple. Crée en 2003, le théâtre du peuple donne sa première représentation en 2004.

Un acteur : « Je suis de Nuwara Eliya [4]. J’ai participé à un atelier que le Jana Karaliya y avait organisé et j’ai été choisi pour faire partie de la troupe. Cela fait deux ans et demie que je fais partie de la troupe. »

On est en Juillet 2009. La guerre a pris fin le mois précédent, une guerre vieille de 26 ans. Le gouvernement ultranationaliste singhalais bouddhiste, ne prend pas la bonne voie pour réconcilier les peuples de Sri Lanka. Non seulement, il n’a pas hésité à bombarder des zones où la population en majorité tamoule, tenue en otage par les Tigres, ne pouvait s’enfuir, mais cette même population — près de 300 000 personnes — est actuellement retenue prisonnière dans des camps.

Le gouvernement sri lankais actuel n’est qu’un exemple du fruit pourri qu’est l’Etat et, plus particulièrement, l’état sri lankais. Depuis l’indépendance de Sri Lanka, les gouvernements qui se sont succédés n’ont cherché qu’à manipuler le peuple pour obtenir des victoires électorales et cela au prix de milliers de morts, de déplacés et d’exilés.

Le peuple doit reprendre sa destinée en main et se gérer lui-même : c’est le thème sous-jacent de la première pièce de théâtre à laquelle j’assiste ce soir là, Charandas. C’est la quatrième représentation de la journée, il est 19H00 et la pièce dure 2h30. Une cinquième représentation suivra. Le théâtre du peuple a un succès fou.

Un acteur : « Je suis de Puttalam [5]. Petit, j’ai fait du théâtre à l’école. Le Jana Karaliya est venu dans ma ville. J’ai participé à un Atelier. J’ai passé un entretien et
j’ai été sélectionné. Cela fait un an que je fais partie de la troupe.
J’ai 21 ans.
 »

Charandas est un voleur. Au début de la pièce, il est poursuivi par un policier ahuri. Ce dernier recherche celui qui a dérobé la statue en or du temple. Sauvé par un prêtre hindou pas très sérieux qui exerce sur ses disciples une autorité usurpée, Charandas jure de respecter trois vœux : ne jamais manger dans des plats en or, ne jamais monter sur l’éléphant de la procession et ne jamais épouser la reine.

Pendant toute la pièce, rythmée par le ballet des chefs qui flattent, trichent et abusent, le public rit.

Après quelques péripéties, Charandas devient ministre du roi bien malgré lui. Il édicte des mesures pour soulager le peuple de la misère et devient dès lors un voleur très populaire. C’est alors que le roi est empoisonné et ses conseillers veulent mettre Charandas sur le trône, afin de pouvoir conserver leurs postes. Ils tentent de le faire manger dans des plats en or. Premier refus. Ils essaient de le faire monter sur l’éléphant de la procession. Deuxième refus. Ne pouvant être fait roi, Charandas sera décapité le lendemain. Durant la nuit, la reine entre subrepticement dans son appartement et veut le séduire pour en faire son époux. Troisième refus. C’est décidé, il sera exécuté au plus vite !

Mais le peuple aime leur voleur et le sauve pour faire de lui leur nouveau roi. Ce à quoi le voleur rétorque : « A-t-on besoin d’un roi pour mener à bien les affaires du peuple ? ». « Non ! » répond le peuple qui suggère aussitôt : « Allons au parlement ! » . Et Charandas de le questionner :
« A-t-on besoin d’un parlement pour discuter et prendre des décisions ? Cela ne peut-il se faire tous ensemble, assis sous un arbre ? ». Tout le monde acquiesce et lève le poing vers le ciel.

Fin de la pièce, déferlement d’applaudissements et de cris de félicitations dans le théâtre.

Un acteur : « Je suis de Ratmalana [6]. À l’école, j’ai étudié la musique, je n’ai pas connu le théâtre. Plus tard, j’ai obtenu un certificat en Hôtellerie. J’ai rempli le formulaire d’entrée au Jana Karaliya suite à une annonce dans le journal. Je fais partie de l’équipe qui gère les publications du théâtre et je gagne ainsi ma vie. J’ai passé jusqu’à présent cinq ans très satisfaisants au Jana Karaliya. J’ai 28 ans. »

On m’a expliqué que le chapiteau peut accueillir 800 adultes ou 900 enfants. La structure du théâtre est particulière : la scène est carrée, les sièges sont placés en face de chaque arête de la scène, particularité qui oblige une adaptation de la mise en scène et du jeu des acteurs mais qui libère aussi une nouvelle créativité.

La troupe du théâtre monte et démonte le chapiteau au gré des déplacements. D’ailleurs ici, tout est travail d’équipe et entraide mutuelle. Différentes unités s’occupent de la gestion de différents éléments de la vie du théâtre. Une équipe s’occupe de la publicité, une autre des finances, encore une autre de l’administration, et ainsi de suite…

Une ville est investie pendant un mois, puis le théâtre s’installe ailleurs. Parmi les villes déjà visitées, Colombo, Anuradhapura, Polonnaruwa, Mulaithivu, Killinochchi, Mannar, Puttalam, Vavuniya, Trincomalee, Batticaloa, Ampaara, Monaragala… La liste est longue et le succès toujours au rendez-vous.

Certains des acteurs jouent également dans les grands théâtres de Colombo ou dans des films. Beaucoup ont reçu des prix d’interprétation nationaux.

Un acteur : « Je viens de Ambilipitiya [7]. J’ai fait du théâtre à l’école et j’ai participé à de nombreux festivals de villages. J’avais déjà reçu des prix d’interprétation lorsque j’ai vu une annonce de Jana Karaliya dans le journal et j’ai passé l’audition. Cela fait cinq ans que suis dans la troupe.
J’ai 31 ans.
 »

Le lendemain matin, j’assiste à la représentation de deux pièces de théâtre devant un public essentiellement singhalais, constitué d’enseignants de la région. Le discours d’introduction présente l’histoire du théâtre dans la culture tamoule.

La première pièce, critique acerbe du pouvoir, est une adaptation tout en humour des Habits neufs de l’empereur[d’Andersen]. La seconde illustre les difficultés des enfants vivant dans les petits villages. Aller à l’école quand on est pauvre, ce n’est pas facile surtout lorsque le père boit et frappe sa femme le soir. Ce n’est pas facile lorsque l’argent vient à manquer et que l’on ne mange pas toujours à sa faim. Les écoles manquent d’argent. Les politiques ne se préoccupent absolument pas de ce problème, les enseignants sont impuissants et les enfants en supportent les conséquences et souffrent …

Les deux pièces sont applaudies avec enthousiasme et un dialogue s’instaure avec le public. Beaucoup félicitent la démarche du théâtre.
D’autres soulignent l’importance de la vie en harmonie avec les différentes communautés. Certains enseignants expriment leur frustration douloureuse face aux problèmes des enfants relatés par la seconde pièce de théâtre.

Une actrice : « Je suis de Veyangoda [8]. J’ai vu l’annonce de Jana Karaliya dans le journal. J’ai passé l’audition et j’ai été prise. Dans la région d’où je viens, il n y a pas de Tamouls. Je suis contente de pouvoir parler avec mes frères tamouls et leur apporter de la joie. En plus, en tant que femme, je me sens complètement en sécurité ici. Je participe à l’unité qui gère la publicité et je gagne ma vie ainsi. Cela fait cinq ans que je suis au Jana Karaliya. J’ai 27 ans. »

Après la représentation, je rencontre la troupe. Les acteurs et actrices viennent des quatre coins de Sri Lanka. Toutes les communautés du pays sont représentées. La recherche des comédien-nes s’est effectuée en ce sens. Leur langue maternelle est aussi bien le Singhalais que le Tamoul. De même, les croyances sont diverses, chrétienne, bouddhiste, hindouiste, musulmane, athée…

Cette particularité est importante. En effet, à Sri Lanka les clivages entre communautés ont été renforcés voir créées par les différents régimes, qu’il s’agisse de la période de la colonisation ou après l’indépendance. L’essence du peuple sri lankais est le multiple : multiples croyances et multiples cultures.

La démarche du théâtre du peuple va très loin. Les pièces de théâtre sont toutes données en deux versions, singhalaise et tamoule. Chacune des deux est interprétée par des comédien-nes tamoul-es et singhalais-es et chaque représentation est jouée, tour à tour, dans l’une des deux langues pour que les différents publics puissent jouir du spectacle.

Au tout début, les comédien-nes parlant des langues différentes avaient du mal à communiquer et à jouer ensemble. Mais très vite, une fois le travail de création commencé, les barrières des langues ont disparu et l’apprentissage de la langue de l’autre s’est fait naturellement.

Un acteur : « Je viens de Bohontalla [9] . Mes parents y travaillaient comme ouvriers dans une plantation de thé. Maintenant, ils ont une échoppe. J’ai pratiqué le théâtre tamoul à l’école. Je faisais des petits jobs lorsque j’ai vu une annonce de Jana Karaliya dans le journal. Un ami et moi avons été sélectionnés. Cela fait cinq ans que je fais partie de la troupe.
J’ai 29 ans.
 »

Un entretien avec Parakrama Nirielle me fait découvrir d’autres aspects du théâtre. Le théâtre du peuple fonctionne en coordination avec les habitants de la ville où il s’installe. Des ateliers sont organisés avec les enfants pour développer leur créativité au théâtre. Ces ateliers ont lieu dans le chapiteau ou dans les écoles, en collaboration avec les enseignant-es.
Ce qui permet de susciter la confiance en soi, de libérer la créativité et les aptitudes de chacun et chacune. C’est aussi un moyen de développer les connaissances, le sentiment de collectivité et de solidarité.

Le théâtre travaille également avec les dramaturges
locaux, soit par la mise en scène de leurs pièces,
soit en les encourageant à continuer.

Un acteur : « Je viens de Trincomalee
 [10]. Une amie comédienne m’a parlé
du Jana Karaliya.
Je ne pensais pas pouvoir faire quelque
chose d’aussi important en tant que Tamoul.
J’ai plein d’amis Singhalais à présent.
Le conflit actuel est du à une minorité
en haut de la pyramide, c’est rageant.
Ce projet est une chance.
Cela fait quatre ans que je suis au Jana Karaliya.
 »

Le théâtre mobile ouvre aussi son espace pour l’expression d’autres formes d’art : la peinture, la photographie, le cinéma, la musique.

Un acteur : « Je viens de Kandy [11]. J’ai vu une annonce de Jana Karaliya dans le journal et j’ai passé une audition. Je faisais du théâtre déjà enfant. Ensuite, j’ai fait du théâtre de rue qui dénonçait les problèmes des femmes, de la drogue, de la pollution industrielle, de la surpêche… Maintenant, je fais partie de l’équipe qui gère les finances et de celle qui gère le montage et démontage du chapiteau. Le projet de Jana Karaliya est vraiment précieux. Cela entraîne les gens vers le théâtre et c’est un bon exemple de vie en communauté. »

Malgré sa popularité, l’existence du théâtre du peuple n’est pas
totalement assurée : le prix très faible des billets d’entrée ne permet
pas son autofinancement. Le théâtre est subventionné par HIVOS, FLICT et USAID [12], une dépendance qui pourrait être problématique. Cependant, le théâtre s’efforce d’augmenter son indépendance financière ces dernières années et peu à peu y parvient.

En attendant, nous ne pouvons que féliciter la réussite de ce projet qui, espérons-le, en initiera d’autres à Sri Lanka et ailleurs.

P.-S.
Plus d’informations sur le site web :

www.theatreofthepeople.org