Chroniques rebelles
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L’An prochain la Révolution. Film documentaire de Frédéric Goldbronn
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 3 octobre 2010

par CP

Les amours imaginaires… c’est vintage !

Le film de Xavier Dolan revisite les rapports amoureux aujourd’hui sur le mode du marivaudage ironique et même empreints de scepticisme. En laissant vagabonder la parole de sa génération, grâce aux monologues qui jouent un peu le rôle de coryphée, le jeune cinéaste réalise en quelque sorte un instantané sociologique, le portrait d’une certaine jeunesse canadienne.

Ça commence à Aubervilliers [1], dans un quartier où rien n’a changé depuis des décennies. Défilent sur l’écran les photos en noir et blanc d’une banlieue populaire, avec son cinéma de quartier, les Jacobins, qui annonce à l’affiche — Attaque à mains nues ! (tout un programme !) —, sa boucherie, son épicerie générale, son coiffeur, ses ruelles pauvres. « C’est vraiment crapoteux » dit Maurice, «  la seule différence : il y a du bitume par terre, avant c’était des pavés. »

Un peu plus loin, un vieil immeuble de briques rouges : « Je suis né ici. Mes parents habitaient au deuxième étage. […] En bas, il y avait le salon de coiffure. C’étaient des amis […]. Le coiffeur était juif polonais comme mes parents. »

Retour à l’enfance, retour à une période sombre de l’histoire : « Ce n’est pas moi qui ai arrêté l’école, c’est l’école qui m’a arrêté ». « Mon père ? C’est difficile d’en parler soixante-six ans plus tard. C’était quelqu’un qui n’était pas destiné à vendre des chaussettes sur le marché d’Aubervilliers. En Pologne, il avait enseigné le russe. Plus tard, il enseignera l’hébreu à Vienne, dans un lycée, et lorsqu’il est arrivé en France… Il était clandestin au début, travailleur clandestin, puis il a été régularisé. Il a travaillé dans une maroquinerie, dans un atelier de l’usine Renault où il faisait, comme beaucoup, un boulot de con… Mes parents sont arrivés en France en 1923 et 1924. »

Aubervilliers, le marché où son père vend des chaussettes à plus pauvre que lui, le canal… Et puis l’obligation de porter l’étoile jaune, pour les reconnaître — les boucs émissaires —, la population juive encadrée par les agents serviles de l’occupant nazi, et la rafle au petit matin du 16 juillet 1942… « Encore une nuit de passée ! » avait dit son père la nuit précédente, mais Mulot, le voisin, le flic était venu faire son sale boulot, avec brutalité : on embarque tout le monde, même les enfants français ! Cette rafle, ces arrestations n’auraient pas été possibles sans l’adhésion de la police française qui fait alors du zèle et arrête les Français comme les étrangers… Ben quoi, faut faire du chiffre !

Question brutalité, rien n’a changé dans la chasse aux immigrés, aux clandestins. Aujourd’hui, ils et elles — les enfants aussi — sont renvoyé-es dans leur pays, à la misère, à la guerre… Et Maurice Rajsfus, «  historien de la répression », rassemble les notes, les articles sur les bavures et les comportements policiers, « cela rentre dans une recherche globale de la répression ». Il multiplie les conférences, les bouquins, fonde l’Observatoire des Libertés publiques en 1994, après la mort d’un garçon de 17 ans — Makomé — retenu illégalement en garde-à-vue au commissariat des Grandes-Carrières et tué par un policier, Pascal Compain, par tir « à bout touchant appuyé ». Le bulletin Que fait la police ? paraît et dresse un état des lieux de la répression et des comportements policiers.

Maurice Rajsfus rencontre également des enfants pour leur parler de l’Occupation, pour décrire la répression, pour dire que tout peut recommencer…

« Je ne témoigne pas, dit-il, je raconte l’histoire. »

(Extrait d’un entretien de Maurice Rajsfus sur Radio Libertaire, dans l’émission des Chroniques rebelles, le 29 mai 2010.)

Maurice Rajsfus : Mon père est arrivé le premier en France. Il habitait rue Bisson, à Belleville, et travaillait dans un atelier clandestin de maroquinerie. Il a été régularisé. C’était facile à l’époque, mais en 1939, il est devenu apatride quand l’Allemagne a envahi la Pologne, et quand les Allemands sont arrivés en France, il est devenu “indéterminé”. […]

Aubervilliers, où nous avons habité après ma naissance, était un quartier ouvrier d’immigrés, des Polonais, des Ukrainiens, des Italiens. Maintenant, ce sont des Pakistanais, des Tamouls et des Africains. C’est un quartier déshérité d’Aubervilliers qui n’a pas changé. À l’époque, c’était la rue des sablons, aujourd’hui c’est la rue du colonel Fabien, c’est plus noble, Fabien avait sa planque dans cette rue.

Je n’ai pas de souvenirs de ma prime enfance, parce que mes parents sont partis quand j’avais deux ans, mais ils ont fait les marchés jusqu’en 1939 et le jeudi j’allais avec eux. Donc j’ai des de souvenirs assez vifs d’Aubervilliers de 1936-39. […] Ça n’a pas changé parce que la reconstruction d’Aubervilliers s’est arrêté la rue d’à côté. Cette partie est dans une misère épouvantable. Le changement, c’est l’eau dans les logements et les chiottes qui ne sont plus sur le pallier.

L’autre appartement que l’on voit dans le film, c’est celui de Vincennes, où nous avons été raflés en 1942.

Les premières arrestations de masse ont eu lieu le 14 mai 1941. Des rafles par convocation. C’était encore la période romantique de la barbarie et tous ceux qui se sont présentés au commissariat ont été embarqués par les gendarmes dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande. Une grande rafle s’est faite dans le XIe arrondissement, une rafle ciblée avec
3 000 flics. C’était des répétitions à la rafle du Vél d’Hiv du 16 juillet 1942.
Mais mon père n’imaginait pas l’arrestation des femmes et des enfants. Dans la circulaire de la rafle du directeur de la police municipale, qui s’appelait Émile Hennequin, il est dit que les arrestations ne concernent que les étrangers de 16 à 45 ans pour les femmes et de 16 à 55 ans pour les hommes. Or, ils vont arrêter les enfants qui sont quasiment tous français et les âges 16, 45 et 55 ans, c’est une plaisanterie parce qu’ils vont arrêter des nouveaux nés, des femmes en couches, des vieillards grabataires, les aveugles… Il fallait faire du chiffre parce que les nazis réclamaient 25 ou 28 000 arrestations et il y en a eu "seulement" 13 000.

C’était une première grande rafle, mais il se trouve que les 16 et 17 juillet 1942, les ressortissants des pays alliés de l’Allemagne y ont échappé. C’est-à-dire les Roumains, les Hongrois, les Grecs… Mais à la rentrée, il y a eu la nuit des Grecs, des Hongrois et des Roumains. Et l’énorme rafle en 1943. Ça n’a jamais cessé.

J’ai été arrêté le matin avec mes parents par un voisin, Mulot, et un ordre du commissaire de Vincennes est arrivé dans l’après-midi de libérer les enfants de 14 à 16 ans. Ce n’était pas une directive particulière, cela ne s’est pas passé à St Mandé, Montreuil ou à Fontenay. Nous étions 120 enfermés et des mères de mes copains de classe n’ont pas voulu se séparer de leurs fils. Mais ma mère nous a dit de partir.

Je suis rentré le premier et j’ai trouvé la concierge en train de tenter de forcer les armoires.

Et pendant le reste de la guerre, nous avons eu beaucoup de chance, on nous a oublié. Ma sœur et moi portions l’étoile jaune, elle allait au lycée et moi j’étais apprenti. On nous a oubliés.

Et j’ai 16 ans à la Libération.