Chroniques rebelles
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Kino Lika. Chronique croate. Entretien avec Dalibor Matanic
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 6 octobre 2010

par CP

Quelque part en Croatie, dans la montagne, un village perdu… Sur fond d’élections européennes en total décalage avec la réalité des habitants, un joueur de football, une fille triste et boulimique, un paysan renfermé et égoïste vivent leur solitude dans une nature sauvage. Le jeune joueur de foot doit rejoindre un club important et quitter le village, mais accidentellement il tue sa mère et le rêve s’écroule avant de se réaliser. La jeune fille est prête à tout pour ne plus être seule et son périple amoureux s’achève dans une porcherie. Le film serait désespéré si, finalement, l’égoïste ne découvrait que l’échange, c’est la vie… Et la pluie tant attendue tombe.

Chroniques ou film à facettes, Kino Lika [1] est une métaphore sur la vie dans cette région et peut-être même en Croatie.

Prendre sur le vif des scènes improvisées, spontanées, cela donne au film un caractère authentique. C’est certainement le mélange de vécu et de fiction qui donne ce résultat saisissant. Kino Lika, le cinéma au village ou chronique croate offre deux visions : la magie du cinéma projeté dans une salle de village éloigné de tout, l’onirique dans une nature belle et sauvage. C’est le film dans le film et quelques intrusions de la civilisation, dans le quotidien d’un village à l’écart.

Kino Lika est un conte documentaire où les personnages se croisent, s’ignorent, se livrent dans une réalité tour à tour sublimée ou, au contraire, crue. Le film, au-delà des intentions du réalisateur, Dalibor Matanic, et du scénario, semble être rattrapé par une réalité exprimée par les comédien-nes non professionnel-es qui impriment leur présence et leur vécu dans la fiction, tout à la fois tendre et dure.

« Il n’y a pas de règles en création » ont été les premières paroles de Dalibor Matanic lors de notre entretien et son film en est l’illustration. Sociologie fictionnelle, cinéma du réel, réalité filmée, Kino Lika est une réussite.

Dalibor Matanic : Il serait sans doute plus facile de monter des projets de films aux Etats-Unis, mais en Croatie, chaque fois il faut recommencer à zéro. Il y a huit ans, mon premier film, a eu du succès auprès du public, pourtant je n’avais aucune garantie de faire un autre film. J’ai donc appris à me battre pour réaliser mes films.

Christiane Passevant : Existe-t-il en Croatie des structures pour la création et la production cinématographiques ?

Dalibor Matanic : En 2007, un institut de la création cinématographique a été créé et cela aide pour monter un projet de film. En fait, il y a plusieurs problèmes. Nous avons un système de distribution, mais presque rien pour la protection des films. Cet institut améliore néanmoins la situation. Par exemple, nous avons une place à Cannes et nos films sont sélectionnés dans d’autres grands festivals. Nous nous organisons, mais le problème majeur est toujours de trouver un distributeur à l’étranger. Il faut un agent et lutter. Avec Kino Lika, nous avons failli être distribué par une grande compagnie européenne. Nous essayons sans cesse de trouver des débouchés pour les films.

Christiane Passevant : Que signifie Kino Lika  ?

Dalibor Matanic : À Zagreb, au centre ville, il y avait un vieux cinéma qui s’appelait Kino Lika. Kino signifie cinéma et Lika est une région isolée de Croatie, entre la mer et la ville de Zagreb. C’est une région montagneuse et très isolée.

Christiane Passevant : Le film est tiré d’un roman de Damir Karakas et vous avez travaillé le scénario avec un co-scénariste pour l’adaptation cinématographique. L’adaptation a-t-elle été difficile ?

Dalibor Matanic : L’auteur du roman est né dans la région de Lika, mais a beaucoup voyagé, à la manière des Bohémiens, il a notamment vécu en France à plusieurs reprises. À sa sortie, le livre a choqué et l’élaboration du scénario nous a pris pas mal de temps, avec plusieurs essais et scripts. Il ne s’agissait pas non plus de faire une adaptation classique.

Christiane Passevant : Mon impression concernant les différents personnages, la jeune fille, le joueur de football, l’homme avare et replié sur lui-même, est qu’ils reflètent la tristesse.

Dalibor Matanic : Mes parents sont de cette région. C’est sans doute pour cela que je connais les habitudes des habitants. De mes souvenirs d’enfance, je garde des images d’une nature sauvage et magnifique, mais aussi de la solitude des gens et d’une certaine tristesse. Ce n’est pas propre à la région de Lika, cela concerne aussi les villes où les gens dissimulent mieux le sentiment de solitude. C’est l’isolement, les conditions de vie qui provoquent ce sentiment, cette souffrance. Sinon la vie intime des êtres est la même qu’ailleurs. La jeune fille serait aussi malheureuse dans une grande ville. Elle n’y trouverait pas plus l’amour. Les sentiments profonds, intimes sont les mêmes, toutefois l’isolement accentue le contexte de tristesse.

Christiane Passevant : Vous avez évoqué le choc produit par le roman à sa sortie. Cela concerne l’une des scènes où la jeune fille entre nue dans la porcherie pour faire l’amour avec l’un des cochons, après avoir recherché une relation sexuelle auprès des personnes du village ?

Dalibor Matanic : Je suis satisfait d’avoir réussi à transposer dans le film l’ambiance du roman, mais certaines scènes qui peuvent passer à la lecture auraient été trop crues à l’image. Par exemple, la scène de la fille et du cochon. Dans le livre, elle fait l’amour avec le cochon. Dans le film, je voulais accentuer ce sentiment de solitude, cette frustration. Même le cochon refuse l’acte sexuel. Cette soif d’amour était plus filmique qu’une scène de zoophilie.

Christiane Passevant : Le personnage du conducteur qui quitte l’autoroute au début du film en prenant la vieille femme en chemin, et que l’on le retrouve à la fin, est-ce dans le livre ou bien est-ce un symbole que vous avez voulu ?

Dalibor Matanic : Ce n’est pas dans le roman. C’est une métaphore de la perception de Lika, du point de vue croate et du point de vue touristique. Une nouvelle autoroute a été construite en Croatie qui va de Zagreb à la côte, l’on a dit qu’elle allait en quelque sorte désenclaver la région, mais c’est le contraire car les voitures traversent la région plus rapidement et personne ne s’y arrête. Ce conducteur de camion qui apporte l’eau, les journaux et les bobines de films, c’est la vie qui s’arrête dans le village. C’est une manière de montrer un autre niveau d’isolement.

Christiane Passevant : Et l’on fait réellement des projections de films dans les villages ?

Dalibor Matanic : Absolument. C’était mon hommage au cinéma projeté dans les villages. En Croatie, comme partout, les salles multiplexes font peu à peu disparaître ce cinéma, ces projections pour faire place à des super marchés du cinéma. C’est un hommage au vieux cinéma, à sa magie.

Christiane Passevant : Le film est une coproduction croate-bosniaque, comment avez-vous monté le projet ?

Dalibor Matanic : Le projet a été sélectionné dans le cadre du festival Cinelink de Sarajevo pour le développement du cinéma. C’est une chance car j’ai eu d’autres offres de coproduction avec l’Allemagne, mais la production voulait changer le film. Comme à Hollywood, elle exigeait un « happy end » et le « final cut ». Elle allait complètement refondre le film, alors j’ai refusé. Même si je manquais de moyens pour faire ce film, je ne voulais pas en dénaturer le fond et l’idée. Avec la production bosniaque, c’était différent. De plus, les acteurs sont excellents.

Christiane Passevant : Les personnages principaux sont parfaits. Le rôle de la femme est remarquablement tenu par cette actrice qui se donne complètement au personnage. Comment s’est passé le choix au casting ?

Dalibor Matanic : Areta Curkovic est formidable et elle a tout de suite été le personnage. C’est une très bonne comédienne. Elle est courageuse aussi car c’était dangereux de filmer la scène de la porcherie. On ne peut pas contrôler les porcs. Imaginez cette femme qui entre dans la porcherie, nue dans la boue, sous la pluie. Les bêtes auraient pu la mordre. Cette scène a été très difficile à tourner pour tout le monde.

Christiane Passevant : Et Miki ? Dès le début, c’est le plus sympathique, le Candide, et pourtant sa vie bascule dans le drame.

Dalibor Matanic : Il est naïf, c’est un esprit pur. Il tue sa mère par accident et ne peut vivre avec son sentiment de culpabilité. Il est le symbole de ces jeunes qui vivent dans cette région. Au début du film, il est heureux, puis s’enchaînent une suite d’événements malheureux qui aboutissent au drame. Pour l’homme avare, le sceptique, l’égoïste, c’est le contraire. À la fin du film, il retrouve sa famille, rompt avec la solitude et s’ouvre aux autres.

Christiane Passevant : Tous les habitants du village sont des comédien-nes ?

Dalibor Matanic : Non. Toutes les scènes que nous avons filmées ne sont pas écrites ou mises en scène. Nous avons invité les gens du village à participer et nous les avons laissé vivre, boire, chanter… Et nous avons filmé. Il était important pour moi de ne pas diriger certaines scènes, sinon le résultat aurait été artificiel. Parfois, il se passe des choses hors champ que je rêve de filmer. C’était un tournage fou, les participants se battaient tout le temps. J’ai appelé un ami de Zagreb qui leur ressemble pour qu’il soit mon garde du corps. Il est venu, il s’est lui-même soûlé et a frappé un des hommes avec une bouteille. Cela a provoqué une énorme bagarre.

Christiane Passevant : Avez-vous montré le film dans le village ?

Dalibor Matanic : On ne l’a pas montré dans le village, mais dans une grande ville des environs, à Gospic. Il y a de belles salles de cinéma et beaucoup de ceux et celles qui ont participé au tournage sont venus à la projection. L’un d’eux assistait pour la première fois à une projection de film dans une salle de cinéma. Pour certains, c’était la première fois qu’ils voyaient un film d’auteur. La plupart du temps, le cinéma qu’ils regardent c’est plutôt des films de Kung Fu. En tout cas, personne n’avait vu de film sur leurs problèmes, sur leur vie. C’était une expérience, c’était comme se regarder dans un miroir. À la fin du tournage, ils se posaient des questions, craignaient d’être ridicules. Mais, après avoir vu le film et le premier choc passé, les réactions étaient positives.

Christiane Passevant : À la fin du film, lorsque le policier fait exploser la maison en allumant la lumière, est-ce une forme d’humour croate ?

Dalibor Matanic : C’est cela, un humour original, de l’humour noir qui tient aussi de la critique politique. Nous faisons tout le temps des blagues sur les politiciens et la police.

Christiane Passevant : Comment a réagi le public croate, et bosniaque ?

Dalibor Matanic : Nous avons été sélectionné dans plusieurs festivals, dont celui de Sarajevo. Le public a très bien réagi et je suis satisfait que mon film ne soit pas populiste. Ce n’est pas un film facile, mais Kino Lika est considéré comme l’un des meilleurs films actuels. Un public nombreux vient le voir en salles. C’est bien car la fréquentation des salles n’est pas énorme aujourd’hui, même pour les films états-uniens.

Christiane Passevant : Quelles ont été les réactions de l’auteur du roman dont s’inspire le film ?

Dalibor Matanic : Vous savez qui est l’auteur ? Damir Karakas tient le rôle du joueur d’harmonica. Il était ravi et s’est investi à fond dans le projet. D’ailleurs, il faisait complètement partie de l’équipe au moment du tournage. Il était très attentif au jeu et à la diction des participant-es. Il a parfois présenté le film avec moi lors d’avant-premières. Son aide a été précieuse tout au long du tournage.

Christiane Passevant : Quel est le sujet de votre prochain film ?

Dalibor Matanic : Le prochain film, j’espère le tourner l’année prochaine à Zagreb. Il faut monter le projet et trouver les moyens financiers. Nous sommes en pré production. On m’appelle souvent le cinéaste des femmes, parce que je tourne toujours des sujets les concernant. Alors je reviens à ce thème : les femmes.

Cet entretien a eu lieu le 29 octobre 2008, à Montpellier, lors du 30e festival international du cinéma méditerranéen. Traduction et transcription de Christiane Passevant.


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