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Elio Petri, cinéaste de la « rupture ». Revenir à un cinéma critique (2)
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 27 mars 2011

par CP

Peut-on parler d’émergence ou de ré-émergence d’un cinéma critique en
Italie ?
Il est rare de retrouver aujourd’hui chez les jeunes cinéastes la virulence et la force d’un Elio Petri. Phénomène généralisé diront certains, même si le documentaire revient avec brio dans ce créneau. On peut le constater, notamment dans le choix opéré lors du 32e Festival international du cinéma méditerranéen (Cinemed).

Au moment de la sortie de Il Divo de Paolo Sorentino en 2009, l’équipe de Cinemed a pensé qu’il existait un cinéma politique italien de la même veine, celui d’Elio Petri, décédé en 1982, dont l’œuvre, pourtant maintes couronnée semblait avoir disparu des mémoires et des écrans. D’où une rétrospective de neuf films du cinéaste, parfois très difficiles à rassembler, offerte à un public réactif malgré l’offre diversifiée par le 31e festival.

Depuis l’année dernière — est-ce l’effet de cette rétrospective à
Montpellier ou bien l’effort de Paola Pietri pour réaliser un site dédié au cinéaste ? —, les films d’Elio Petri semblent peu à peu sortir de l’oubli. Une projection de la Dixième victime à la cinémathèque, la Classe ouvrière va au paradis qui fait salle comble à Montpellier, le DVD (enfin !)de Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon présenté comme « l’un des plus grands films italiens des années 1970 », l’annonce de la sortie de la Classe ouvrière va au paradis… Si cela augure du retour d’un cinéma politique et satirique, il n’y a qu’à s’en réjouir.
À quand le DVD de Todo Modo ?

Pétri, cinéaste de la « rupture », Petri dont l’œuvre garde la même actualité et la même force… Paola Petri, Jean Gili (historien du cinéma, critique, directeur du Festival d’Annecy), Hubert Niogret (critique de cinéma, producteur et réalisateur TV) en discutent en octobre 2009 lors d’une rencontre publique organisée par le 31e festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier.

Hubert Niogret : je voudrais tout d’abord rebondir sur le problème de l’inaccessibilité des copies et la conservation des films. Si c’est un point central, ce n’est pas pour cette raison que le cinéma d’Elio Petri a disparu de la mémoire.
Comment se fait-il qu’un cinéaste qui a réalisé une quinzaine de films, qui est mort jeune — il lui a manqué 15 ans de carrière de cinéaste —, disparaisse de la mémoire vivante du cinéma ? À mon avis, il y a plusieurs explications. L’une d’elles — c’est d’ailleurs pour cela que je me suis intéressé à Petri — est qu’il est un cinéaste de la rupture par rapport à un langage cinématographique et que son œuvre a parfois eu du mal à se faire accepter. Lorsque Petri pousse très loin sa recherche d’un langage cinématographique, par exemple dans Todo Modo qui me semble peut-être le film le plus culotté qu’il ait fait, le film n’est pas accepté car il remet trop en question les politiciens, les personnes liées à la Démocratie chrétienne ou à la religion et les gens ne vont pas voir le film. Et donc pour un certain nombre de ses films, leur audace est peut-être la cause de l’oubli progressif où Petri est malheureusement plongé.

Henri Talvat : Il faisait un cinéma qui gênait…

Paola Petri : C’est pour moi difficile d’expliquer ce phénomène car je suivais les films dès leur origine, depuis le scénario, la production, bien que n’allant que rarement sur le plateau. Je voyais le film lorsque le montage était terminé. Que les films me plaisent ou non, le langage cinématographique des films d’Elio me paraissait tout à fait naturel. C’est pourquoi j’étais surprise et bouleversée lors des scandales à la sortie de certains de ses films.

Henri Talvat : La Classe ouvrière va au paradis a fait scandale, notamment du côté des syndicats…

Hubert Niogret : Parce que ce n’est pas une vision politiquement correcte.

Paola Petri : Que signifie finalement politiquement correct ? De mon point de vue, Elio montrait une réalité. C’est ainsi qu’il fallait aborder le problème, de la classe ouvrière par exemple. Elio n’a jamais été tendre avec ses personnages, même ceux qu’il aimait bien, comme Lulu dans La Classe ouvrière va au paradis.

Henri Talvat : Durant le tournage, il y avait des disputes violentes entre Gian Maria Volonte et le scénariste, Ugo Pirro, à propos de la manière de représenter les ouvriers ?

Paola Petri : Gian Maria Volonte était dans sa période communiste stricte et il n’était pas d’accord sur l’image donnée des ouvriers. Ils se sont un peu bagarré, c’est vrai. Ils ne se sont pas battu que je sache, mais je n’étais pas présente tout le temps sur le tournage.

Henri Talvat : On dit qu’un jour Volonte a poursuivi Ugo Pirro avec un couteau sur le tournage.

Paola Petri : Tu sais plus de choses que moi.

Jean Gili : Cela dit, Volonte raconte que c’est le tournage sur lequel il a pris le plus de plaisir.
Les nécessités de la production et le fait que le tournage se soit passé dans une usine qui allait fermer ont fait qu’il été nécessaire d’accélérer la préparation et de commencer le tournage alors même que le scénario n’était pas totalement au point. Ce qui fait que sur le plateau il y a eu une partie du film, on ne peut pas dire improvisé, mais enfin il y avait des discussions entre Petri et le premier assistant, la décoratrice (qui était la compagne de Volonte), et Volonte lui-même. La discussion était permanente pour à la fois suivre l’évolution du film et la définition du personnage. Volonte racontait que cela avait été une expérience unique dans sa carrière.

En général, les films sont écrits. On arrive sur le tournage et on joue son personnage, comme dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon. Pour ce film, tout était en quelque sorte verrouillé alors que, sur la classe ouvrière va au paradis, il y avait une ouverture en partie liée au fait que le tournage a eu lieu plus vite que prévu, mais peut-être aussi parce que c’était un film particulièrement problématique au niveau de son contenu politique. Et tout le monde a un peu apporté son expérience pour cerner le personnage.

Henri Talvat : La question importante est aussi le style, le langage utilisé dans le cinéma de Petri. À cette époque, on est dans le questionnement de qu’est-ce qu’on fait de l’héritage néoréaliste ? L’une des formes sera la comédie à l’italienne. Petri a travaillé avec l’emblème du moralisme de gauche, du PCI, qui représentait de Santis [1], alors comment est-il passé à une expression totalement différente dès son premier film, l’Assassin (1961) ? D’un coup, il passe à autre chose, il abandonne l’héritage du néoréalisme que gardera Francesco Rosi. Il passe à tout autre chose, à une veine proche du cinéma étatsunien, il veut présenter la totalité d’un problème politique, pas simplement des slogans — par exemple dans la Classe ouvrière va au paradis ou dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon —, mais des êtres complexes, soit avec une névrose sociale, soit une schizophrénie moyenne.

Dans la Classe ouvrière va au paradis, il fait dire à Militina : « si tu veux devenir fou, retourne à l’usine. » C’est ce qui est intéressant chez Petri, il a une valeur qui, aujourd’hui, reste tenace, forte. Il disait faire un cinéma brechtien au sens où Brecht, c’est la rectification, c’est-à-dire prendre la réalité mais ne pas la représenter telle qu’elle est — ce qui nous met dans une situation plus aliénante —, mais d’exploiter l’aspect caricatural des choses jusqu’au bout. Quand on voit dès le début que l’assassin est commissaire de police (Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon), c’est de la grosse caricature. Pourquoi fait-il ça ? C’est ce style qui fait que ça passe encore, que ça marche aujourd’hui ?

Hubert Niogret : Que le commissaire de police soit l’assassin, ce n’est pas un effet de style, mais cela tient au concept du scénario. Le style se place effectivement dans la perspective brechtienne avec ce rapport très fort qu’il entretient avec le théâtre, la théâtralisation quasi permanente de ses films. Et ses films les plus audacieux sont les plus théâtralisés. Il y a une théâtralisation dans le style, dans par exemple l’emploi de la musique extrêmement forte. La musique de Morricone contribue à cela, car elle ne se situe jamais en accompagnement comme les trois quarts des musiques de films, mais elle est un élément moteur et très souvent sur le devant de la scène. Dans la Classe ouvrière va au paradis, elle est formidable, car elle sort des sons de l’usine et en même temps y revient, on ne fait plus la distinction. Il y a des effets sonores et en même temps des effets sur le mouvement de la narration, qui sont propres à Morricone, l’utilisation de la marche qui est une forme musicale qu’il a énormément utilisée dans les films de Petri, marche musicale portée à son apogée dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon. Je pense que la musique de Morricone a été l’un des éléments qui a contribué au succès de Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon. Le problème du théâtre est fondamental et s’il y a un lien avec Il Divo de Sorrentino, c’est bien la théâtralisation. Ce qui marche dans le film de Sorrentino, c’est ça.

Henri Talvat : Paola, percevais-tu la particularité du cinéma d’Elio ?

Paola Petri : Si l’on a vu son premier film, ce n’est pas le film d’un cinéaste qui débute. Il était sûr de lui, mais je ne sais pas comment il a appris la réalisation. Il a été l’assistant de de Santis, qui était magique avec la caméra, mais ce n’est pas le même style. Il m’a d’ailleurs souvent dit combien il était nul comme assistant. Mais il a vu beaucoup, beaucoup de films parce qu’il a travaillé dans des ciné-clubs et il a vu beaucoup de films soviétiques. À un moment…

Jean Gili : Il a été chargé par le parti communiste de distribuer des films soviétiques, qu’il fallait sous-titrer, en Italie. Cela a été un échec retentissant.

Paola Petri : Et de ce fait, il a vu beaucoup de films.

Jean Gili : Aujourd’hui les cinéastes commencent leur carrière très jeunes. Petri a 32 ans quand il tourne son premier film. Il milite dans les milieux culturels du parti communiste dès ses 18 ans. Donc cela fait 14 ans qu’il fait une sorte d’apprentissage qui n’est pas universitaire. Il n’a pas fréquenté le Centro Sperimentale di Cinematografia [2], comme beaucoup de cinéastes en Italie. Il s’est formé sur le tas.

Paola Petri : Il a été refusé au Centro Sperimentale di Cinematografia.

Jean Gili : C’est peut-être mieux finalement parce que c’est un lieu qui formatait un peu les esprits. Elio avait un esprit extrêmement libre qui s’est épanoui dans la critique — il a écrit dans l’Unita —, dans l’animation culturelle — Fédération des jeunes du parti communiste — et dans l’activité des ciné-clubs. Il s’est aussi épanoui dans l’assistanat de réalisation, le fait de travailler avec de Santis, ce n’est pas innocent. De Santis est tout le contraire d’un cinéaste parfaitement en ligne avec le parti, même si dans ses déclarations officielles il est un peu le représentant du parti et est estampillé comme tel. Mais dans son cinéma, même son film le plus classique de ce point de vue — Riz amer [3] —, il y a une invention formelle qui est loin de se résumer à l’influence des cinéastes soviétiques. Il y a même du sexe qui sera quand même une des structures portantes du cinéma de Petri. Je pense donc que, même si Elio Petri a été un mauvais assistant, il n’en reste pas moins que voir travailler de Santis, avoir comme collègue d’écriture et d’assistanat Tonino Guerra sont des choses qui forment. Prendre ses distances du parti communiste en 1956, au moment des événements de Hongrie, c’est aussi faire preuve d’une affirmation précoce d’un refus d’alignement. D’ailleurs, dans ses analyses du pouvoir, il compare souvent l’autorité de l’État, le pouvoir de l’État, le pouvoir de la Démocratie chrétienne, qui impose une manière de voir, au parti communiste qui impose lui aussi sa façon de voir.

En 1956, on ne sait pas s’il est parti du parti communiste ou s’il a été exclu. Toujours est-il qu’il s’éloigne et il va devenir quelqu’un d’irrécupérable. C’est quelqu’un d’incommode qu’aucune école ni aucun parti ne peut récupérer. Donc tout le monde le hait.

Quand il sort la Classe ouvrière va au paradis, il est pris à parti à la fois par les syndicats, les étudiants gauchistes, tout le monde. C’est un cinéaste insupportable car impossible à classer. De manière simplificatrice, on a mis Petri dans les cinéastes politiques, dans les grands cinéastes politiques, avec Rosi, mais en réalité ils sont très différents comme cinéastes et comme tempéraments bien ils affrontent tous deux des sujets de société. C’est sans doute pour cela qu’on les rapproché et, en 1972, il y a eu la palme d’or partagée à Cannes, Petri pour la Classe ouvrière va au paradis, Rosi pour l’Affaire Mattei [4]. Michel Ciment, dans Positif, avait dit à l’époque qu’on avait mélangé les torchons et les serviettes en partageant la palme d’or entre le petit Petri et le grand Rosi. Il a changé d’avis depuis. Beaucoup de critiques ont d’ailleurs critiqué ce double prix alors que le jury [5] avait peut-être eu de l’intuition et compris que ces deux cinéastes affrontaient des problèmes de société, l’un avec un certain classicisme et l’autre avec des formes baroques.

Henri Talvat : Nous parlions de la formation de Petri avec de Santis. Il faisait peut-être ce qu’il voulait, mais c’était la voix officielle du néoréalisme de gauche, avec Visconti également. De Santis était sans doute plus considéré comme appartenant au parti communiste. Quand il fait la Garçonnière [6], qui est une histoire d’adultère, il est jeté par le parti communiste parce que le film est jugé amoral. Et Petri a été témoin de cela. En plus le sujet du film est l’adultère et plus jamais de Santis ne sera considéré comme un cinéaste de grande envergure. À tel point que lorsqu’il fera son film sur le groupe d’Italiens qui part sur le front en URSS, Italiani brava gente [7], le film sera traîné dans la boue, vu comme un film de la collaboration et pour les fascistes. Petri a vu cet exemple d’un grand réalisateur dégommé parce qu’il a réalisé un film sur l’adultère. Difficile à imaginer. Que l’Église réagisse ainsi et condamne, mais que le parti communiste fasse la même chose !

Jean Gili : Dans le film d’Ettore Scola, La Terrasse (1980), est évoqué directement le problème par la bouche de Vittorio Gassman, qui interprète un député communiste et qui a une liaison adultère avec le personnage joué par Stefania Sandrelli. Il doit dissimuler sa liaison au parti de peur d’être rejeté.

Paola Petri : Le parti communiste était très puritain. Elio disait que la plupart des communistes étaient catholiques.

Hubert Niogret : Il est important de dire qu’il existe un rapport étroit entre le cinéma d’Elio Petri et ce que l’on appelle la comédie italienne, héritière du néoréalisme, dans un certain nombre de ses films par rapport aux personnages et à l’humour des dialogues. Petri n’est pas quelqu’un qui refuse les genres, au contraire, il les utilise. Et tout ce qui peut avoir rapport à l’humour, pour un comique qu’il pousse loin parfois et là il sera le seul par rapport à tous les réalisateurs de comédies italiennes à aller jusqu’au grotesque. C’est une position très originale qui lui est propre.

Jean Gili : Il était signataire des Monstres (1963) de Dino Risi.

Henri Talvat : Il devait même le réaliser. Cette histoire de rectification brechtienne, évoquée auparavant, cela nous amène à un point important dans son cinéma. Non seulement, il est un précurseur en disant que la politique ne se borne pas à des slogans, mais concerne la totalité de l’être humain, mais il a une vision quasi prémonitoire de certaines choses et je suis toujours étonné de l’écho de son cinéma par rapport à la vie actuelle. La Dixième victime (1965) est un film de science fiction, mais en fait le sujet est la télé-réalité. On se demande si un de ces quatre matins, on ne va pas organiser des assassinats en direct avec les téléphones portables pour faire de l’audience. À l’époque de ce film, on ne parlait pas de ça. Et Petri a pensé à ce phénomène. Pour la Classe ouvrière va au paradis, c’est pareil. Voilà un film plein d’humour sur une situation, mais c’est aussi la comédie d’aujourd’hui, la disparition progressive de tous les repères. Ceux et celles qui souffrent actuellement au travail se jettent par la fenêtre. On dépasse avec le film le cadre de la réalité. Les gens sont de plus en plus isolés et la collectivité n’existe plus. Je suis persuadé qu’il y a une dimension de prémonition du devenir de l’Italie dans Enquête d’un citoyen au-dessus de tout soupçon, qui montre que celui qui a le pouvoir est insoupçonnable.

Hubert Niogret : L’immunité…

Henri Talvat : Dans ce style carnavalesque, grotesque, il organise l’opération pour montrer que le pouvoir le rend intouchable. Et c’est ce qui arrive à présent avec Berlusconi, il fait voter des lois pour ne pas être inquiété. Elio Petri avait-il conscience de se qui se passait ?

Paola Petri : Les dernières années, il était très déprimé, très pessimiste. Son dernier film, Le Buone notizie (1979), qu’on ne voit plus, ni au cinéma, ni à la télévision, ni dans les festivals, reflète un sentiment terrible.

Jean Gili : Le Buone notizie est un film avec Gianini et Aurore Clément qui, d’ailleurs compte tenu des acteurs, aurait du trouver une distribution. Le film a peu circulé en Italie, a été un échec et je dois dire que c’est un film angoissant. C’est un film où l’on sent la dépression, le sentiment d’impuissance en face de la réalité, de ce que devient l’Italie. Il m’avait demandé de voir ce film alors qu’il n’était pas encore sorti dans les salles, il avait organisé une projection à Cinecitta et m’avait demandé de l’appeler après la projection. Et je dois dire que j’étais dans un embarras extrême parce que le film donnait un tel sentiment d’angoisse que je ne savais pas trop que lui dire. Et au-delà de tout jugement esthétique, critique sur le film, il dégageait quelque chose de très inquiétant. Et comme le disait Hubert, Petri a laissé une œuvre cinématographique inachevée qui aurait normalement du continuer à se développer. Et peut-être que ce qui se passe actuellement lui aurait donné le sentiment que son cinéma avait été prémonitoire.