Chroniques rebelles
Slogan du site
Descriptif du site
22 décembre 2007
Mumia Abu-Jamal. Un homme libre dans le couloir de la mort
Documentation de l’émission du 22 décembre 2007
Article mis en ligne le 23 décembre 2007
dernière modification le 22 décembre 2007

par CP

THE GUARDIAN 25 octobre 2007
« I spend my days preparing or life, not for death »

L’ancienne Panthère Noire Mumia Abu-Jamal a passé 25 ans dans le couloir de la mort aux États-Unis, en dépit de fortes présomptions de son innocence. Dans son premier interview pour un journal anglais, il a parlé avec Laura Smith de sa vie en isolement total, comment il continue à militer en prison et pourquoi les Panthères sont toujours d’actualité.

La prison de SCI Greene, à proximité de Waynesburg, Pennsylvanie, est située en contrebas, en pleine campagne, si bien que les cercles sans fin de lames d’acier qui l’entourent ne se voient pas depuis les restaurants ou la station service situés le long de la route principale. À l’intérieur, de gros fauteuils en cuir rappellent plus les cliniques privées qu’une prison de haute sécurité. Mais en voyant ces Afro-américains, vêtus des combinaisons de rigueur dans la prison, qui nettoient les sols, le regard vide, vous écartez cette hypothèse. Des pancartes énumèrent les règles : pas de capuches, pas de personnes non autorisées, pas plus de $20 en liquide.

Le couloir de la mort - du moins l’aire de visite – est un endroit d’une banalité surprenante. Une salle de visite commune où un garde surveille les allées et venues. Des portes spécifiques à l’institution qui ouvrent sur des boxes minuscules comportant chacun une table et une chaise. Et puis, quand vous êtes à l’intérieur, vous êtes surpris de voir un homme, vêtu d’une combinaison orange, les mains menottées, dans une cabine si petite qu’il peut en toucher les deux murs à la fois. Et entre lui et nous une épaisse barrière de verre sécurit.

Mumia est enfermé à SCI Greene depuis janvier 1995. Jugé coupable et condamné à mort en 1982 pour le meurtre d’un policier dans sa ville natale, Philadelphie, il passe ses journées enfermé seul dans une cellule, une pièce qu’il décrit comme plus petite que la salle de bains de la plupart des gens. A mon arrivée il presse le poing contre la vitre en guise de salut. Il est grand et costaud, porte des dreadlocks toujours noires et une barbe qui commence à grisonner. Et il a un regard si plein de vie.

C’est difficile d’engager la conversation avec Abu-Jamal, aussi adulé comme militant du monde qu’il est haï en tant que tueur de flic par certains dans son pays. Il choisit ses visiteurs avec soin et accepte rarement d’être interviewé par les grands médias – c’est la première fois qu’il accorde une interview à un journal anglais. On commence avec les incontournables – les règles de vie au quotidien à la prison. Les visites : une par semaine –bien qu’il soit difficile pour sa famille de parcourir les 900 kilomètres (plus de onze heures de voyage aller-retour) qui les sépare de Philadelphie. L’argent : une allocation de $20 par mois. Le téléphone : trois appels par semaine d’une durée de 15 minutes chacun – mais une communication d’un quart d’heure pour Philadelphie coûte $5.69.

Compte tenu de la personnalité d’Abu-Jamal, journaliste engagé qui a écrit cinq livres pour dénoncer l’injustice alors qu’il est lui-même emprisonné, nous passons très vite à des questions plus générales : pourquoi est-ce que SCI Greene, dont la plupart des 1.700 prisonniers viennent de Philadelphie, a été construit « le plus loin possible de Philadelphie tout en restant dans l’état de Pennsylvanie ». « Je crois que c’est délibéré » dit-il. « Je pourrais compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où j’ai vu cette aire de visite pleine. » Et pourquoi Global Tel Net, la compagnie de téléphone qui dessert cette prison, est habilitée à pratiquer des tarifs aussi élevés pour des gens aussi démunis. Sa conclusion est sans appel : « Les plus pauvres paient le plus ».

Abu-Jamal a huit enfants, l’aîné a 38 ans et plusieurs petits enfants. Comment garde-t-il le contact ? « Je n’ai encore pas vu certains de mes petits-enfants. C’est dur. Vous essayez de maintenir le lien en téléphonant, vous écrivez. Je leur envoie des cartes que je dessine et peins moi-même. Pour leur faire savoir que leur vieux père les aime toujours ». Le père d’Abu-Jamal, William, est mort quand il avait 9 ans ; sa mère Édith est morte en février 1990 – huit ans après qu’il soit emprisonné. Il me raconte tout cela doucement et je ne vois pas l’intérêt de lui demander s’ils lui manquent…
Abu-Jamal est emprisonné depuis l’âge de 27 ans. Il en a 53 aujourd’hui. Comment il a atterri ici est une histoire racontée cent fois. Adolescent il avait rejoint le Parti des Panthères Noires mais en 1981, la plupart de ses leaders étant soit morts, soit emprisonnés, il était devenu un journaliste radio respecté, Président de l’Association des Journalistes Noirs de Philadelphie. Le métier de journaliste ne rapportait pas beaucoup si bien que pour augmenter ses revenus il était chauffeur de taxi la nuit.

Très tôt le matin, le 9 décembre 1981, il était au volant de son taxi quand il vit son frère, Billy Cook, interpellé par un policier, Daniel Faulkner. L’altercation fut violente, Cook dit que Faulkner l’a violemment battu. Abu-Jamal est sorti de son taxi. Quelques minutes plus tard Faulkner était tué par balles, Abu-Jamal gisait à côté, une balle lui avait traversé la poitrine, son revolver par terre, à côte de lui.

Lors de son procès en 1982 l’affaire semblait entendue : une ancienne Panthère Noire connue pour son aversion envers la police (mais il n’avait pas de casier judiciaire). Un policier blanc mort. Des témoins qui attestent avoir vu Abu-Jamal tirer sur le policier. Et la cerise sur le gâteau : une confession d’Abu-Jamal pendant qu’on le conduisait à l’hôpital pour y être soigné.
Mais on avait omis des faits dérangeants : on n’a pas vérifié si le revolver d’Abu-Jamal avait servi ; on n’a pas vérifié si ses mains portaient des traces de poudre ; et l’on a jamais établi avec certitude que Faulkner avait été tué par des balles tirées du revolver d’Abu-Jamal. La scène du crime n’a pas été sécurisée.

Des trois témoins cités par l’accusation, une a depuis admis avoir menti sur ordre de la police,
une autre a disparu et, de toute évidence, était également soumise à la pression policière, et le troisième avait d’abord dit à la police qu’il avait vu le tueur s’enfuir en courant, puis avait changé son témoignage.
Quant aux autres témoins qui disaient également avoir vu un troisième homme s’enfuir en courant de la scène du crime leurs témoignages ne furent pas retenus.

La confession d’Abu-Jamal est également « douteuse ». Bien que deux témoins affirment l’avoir entendu crier « j’ai tué cet enc… et j’espère bien qu’il va crever », les docteurs qui l’ont soigné aux urgences affirment qu’il était incapable de prononcer un mot compte tenu de son état. Quant aux deux policiers qui rapportèrent la confession, ils ne le firent que deux mois après le crime – après qu’Abu-Jamal se soit plaint d’avoir été battu par la police pendant son arrestation. Paradoxalement, l’un des deux avait noté sur le compte-rendu le 9 décembre 1981 « le noir n’a rien dit » dans le véhicule le conduisant à l’hôpital.

Le juge qui présida au procès, Albert Sabo, était un ancien membre du très puissant syndicat de police, le Fraternal Order of Police, connu pour ses sympathies pour les procureurs. Il réfuta le droit d’Abu-Jamal à assurer sa propre défense, l’exclut de la plupart des audiences et présida la sélection des jurés dont furent exclus la quasi-totalité des Afro-Américains. Une greffière a entendu le juge Sabo dire à un collègue : « je vais les aider à faire griller ce nègre ».

Il y eut d’autres irrégularités, il y en eu tellement qu’Amnesty International a conclu en 2000 que ce procès «  bafouait les droits constitutionnels internationaux élémentaires dus à tout accusé » et ils ajoutaient « accorder un nouveau procès à Mumia Abu-Jamal serait réparer une injustice ».

Depuis les 25 dernières années, Abu-Jamal a fait appel de cette condamnation maintes fois et maintes fois il a été débouté. Deux mandats d’exécution ont été signés, tous les deux annulés suites aux pressions légales. Il attend la décision consécutive à son dernier appel, déposé, cette fois-ci, auprès de la Cour Fédérale locale. Son avocat, Robert R. Bryan, dit que « c’est la première fois en 25 ans que Mumia a une chance d’avoir un procès juste et équitable ». Abu-Jamal est plus réservé. « J’ai appris à ne plus faire de prédictions », dit-il, « psychologiquement c’est néfaste. Je ne reste pas assis à me demander ce qui va arriver. »

Il préfère plutôt passer ses journées à écrire sur le quotidien de la prison et les conflits sociaux dans le monde. Il prend énormément de notes dans les livres que lui envoie ses supporters, si bien qu’il peut encore les citer quand on les lui retire (il n’a droit qu’à sept livres dans sa cellule). « J’avoue que je suis un ballot, » dit-il en riant. Il utilise ses appels téléphoniques autorisés pour enregistrer ses commentaires qui sont ensuite diffusées sur les ondes du monde entier.

Puis il y a aussi les discours qu’il enregistre – il a parlé au Congrès Mondial Contre la Peine de Mort cette année et à la Million Man March en 1995 – les cartes qu’il peint pour sa famille, ses dessins. Pour le moment il travaille à son 6ème livre, Jailhouse Lawyers ; c’est au sujet des prisonniers qui, comme lui, aide les autres prisonniers à monter leurs recours juridiques. Il utilise une vieille machine à écrire ; il n’a jamais vu un ordinateur. Quand on lui demande quel est le livre dont il est le plus fier il cite son livre de 2004, We Want Freedom, l’histoire du Parti des Panthères Noires.

Abu-Jamal passe 22 heures par jour seul dans sa cellule – sauf aux week-ends où il y reste 24 heures. Pendant deux heures il a la possibilité de sortir dans la cour – ou dans « la cage » comme il l’appelle. Elle fait vingt mètres carrés et est fermée par des barbelés même sur le dessus. Parce qu’il estime « que l’air est un bien rare » il refuse rarement de sortir, mais d’autres refusent. « Les gens ne vivent pas tous de la même façon, dit-il. J’en connais qui jouent aux échecs pendant des heures, hurlant la position des pions à travers les murs de cellules. Certains se disputent avec les autres prisonniers. D’autres aiment les livres pornos, mais ils sont interdits maintenant. Beaucoup de types ne sortent jamais. Je crois qu’ils dépriment. Ils en ont marre de voir toujours les mêmes têtes. La télé, c’est l’illusion que l’on n’est pas seul, un bruit. J’appelle ça le cinquième mur et la seconde fenêtre : la fenêtre de l’illusion (un mirage) ».

La plupart des prisonniers plus jeunes l’appellent « papa » ou « l’ancien » et il est clair que cela le touche. « Quand vous êtes dans la cour, on entend des blagues de mec », dit-il. « Les mecs sont toujours des mecs, ils jouent au ballon. C’est toujours aussi macho ». Une des choses qui semble lui donner le moral ce sont ses rapports avec les autres dans sa vie « au mitard. Beaucoup d’entre eux sont pour moi une source d’inspiration, ils m’ont beaucoup appris… comment on vit la rue aujourd’hui, comment les jeunes parlent et marchent. »

Je lui demande en quoi la prison a modifié sa personnalité. « Plus que je n’aurais pu l’imaginer » dit-il. « Cela m’a appris la patience. Avant je n’avais aucune patience. Cela m’a appris l’introspection et j’éprouve même de la compassion, sentiment qui m’était étranger. »

En compagnie d’Abu-Jamal vous oubliez aisément que vous êtes dans une prison. Tandis qu’il parle, vous êtes pris dans un tourbillon de choses à faire qui ne peuvent attendre, de débats à mener, d’injustices à dénoncer. Avec cette éloquence qui est sienne, il qualifie l’ouragan Katrina « de réveil brutal qui dissipe les illusions », les programmes télé « de leçons d’ignorance » et dénonce un mouvement hip hop qui se commercialise « et ressemble de plus en plus, hormis le rythme, à une pub pour Chrysler ». « Si le message est, je suis cool parce je suis riche et que si vous devenez riche vous serez cool comme moi, c’est crétin ». Quant à la politique c’est une condamnation sans appel : « on pourrait penser qu’un pays qui déclare la guerre pour implanter la démocratie aurait au moins la pudeur de la pratiquer dans son propre pays ».

Né Wesley Cook, dans un quartier pauvre de Philadelphie, il a pris le nom de Mumia à l’âge de 14 ans (plus tard il ajouta Abu-Jamal « père de Jamal » en Arabe – à la naissance de son fils aîné). L’année suivante, âgé de tout juste 15 ans, il contribua activement à la mise en place d’une section des Panthères Noires à Philadelphie, après s’être vu remettre, dans la rue, un exemplaire de leur journal. « J’ai pensé que, ouah ! » dit-il, « j’étais aux anges. C’était le paradis. Super. Tout y était. C’était vrai. Pas de compromis. Il y avait tout. C’était ce que je cherchais ».

Il passa des journées entières à participer aux différentes activités organisées par le parti, ce qui signifiait le programme de petit-déjeuner gratuit pour les enfants et la vérification des opérations de police, dont la corruption est désormais connue de tous (au moins un tiers des policiers ayant participé à l’enquête pour le procès d’Abu-Jamal ont été condamnés pour corruption y compris pour avoir fabriqué des preuves et inculper des innocents).
Généralement, en tant que responsable de l’information chez les Panthères Noires, recueillir les informations pour le Journal du Parti « c’était vraiment passionnant » se souvient-il aujourd’hui. « On travaillait six à sept jours par semaine et 18 heures par jour sans paye… Quand je raconte cela aux jeunes, aujourd’hui, ils disent, c’est quoi ce dernier truc ? T’es fou mon vieux ! Mais on était socialiste, on ne voulait pas d’argent. On était au service de notre peuple, on voulait le libérer, arrêter les homicides et faire la révolution. Le matin, le soir, la nuit, on ne pensait qu’au Parti. C’était une vie foisonnant d’activités pour des milliers de gens dans tout le pays. Nous étions au service de notre peuple et qu’aurions-nous pu faire de plus passionnant ? »
Harcelées ans relâche par le Counter Intelligence Programme du FBI dont l’objectif était de démanteler tous les groupes radicaux, rongées par les dissensions internes les Panthères Noires explosèrent au début des années 1970. Pour Abu-Jamal ce fut une tragédie personnelle. « J’étais désespéré » répond-il quand on lui demande ce qu’il ressentit, « profondément désespéré ».

Mais il soutient avec force que le message du Parti n’est pas obsolète. « Des millions de noirs sont encore plus démunis, plus isolés socialement et économiquement aujourd’hui qu’il y a trente ans » dit-il, « je me souviens de la photo de cette femme noire âgée (après Katrina) qui s’était enveloppée dans un drapeau américain et je me souviens l’avoir regardée ; cela m’a marqué. Sans doute ne pensait-elle pas à l’effet produit, elle avait juste très froid, très faim mais je ne pouvais m’empêcher de me demander ce que signifiait être citoyen. Peut-on se dire citoyen, dans le pays le plus riche du monde, si on vous laisse mourir de faim, sans secours, pendant une inondation où vous ne pouvez que tenter de survivre en nageant si vous savez nager, ou coulez et vous noyez ? »

Si le dernier appel d’Abu-Jamal aboutit il pourrait se voir accorder un nouveau procès ou voir sa condamnation à mort commuée. Sinon il pourrait être rapidement exécuté. Cela ne semble pas l’effrayer. « Je passe mes journées à me préparer à vivre, pas à mourir dit-il. On n’a pas réussi à m’empêcher de faire ce que je veux chaque jour de ma vie. Je crois en la vie, je crois en la liberté, aussi je n’ai pas l’esprit occupé par la mort mais par l’amour, la vie et tout ce qui va avec. Très souvent, de multiples façons ils ne détiennent que mon corps parce que je pense à tout ce qui se passe dans le monde. »

Tandis que nous prenons congé, les gens émergent des autres parloirs et se rejoignent dans le hall d’entrée. Il y a une famille avec un adolescent ; une jeune mère dont la petite fille a passé une grande partie de son temps à nous observer pendant l’interview, ce qui a ravi Abu-Jamal ; un grand-père en chaise roulante. Une mère dit à ses enfants avec une joie forcée : « c’était une bonne visite, n’est-ce pas ? Je suis bien contente que nous ayons pu venir. »
Dehors c’était une belle journée d’été. Je ne pouvais penser qu’à une chose après avoir dit au-revoir à Abu-Jamal : à cette rangée d’hommes, tous noirs, debout derrière la vitre. Ils avaient les mains menottées, ils souriaient en souhaitant au revoir à leurs familles, se souhaitant mutuellement plein de bonnes choses. Dans quelques minutes, tous ces hommes reprendront le chemin d’une cellule pas plus grande que votre salle de bains, avec eux-mêmes pour seule compagnie. Mais à cet instant précis, juste cet instant, ils ont le spectacle de la vie. Et ils l’absorbent de tout leur être.

Traduction : Claude Guillaumaud-Pujol


Dans la même rubrique