Chroniques rebelles
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Christiane Passevant
Santiago 73. Post mortem. Film de Pablo Larrain
Article mis en ligne le 30 janvier 2012

par CP

Dès le début de Santiago 73. Post Mortem [1], la violence est d’autant plus présente qu’elle n’est pas explicite à l’écran. Premier plan, un tank sillonne la ville après un événement grave. Que s’est-il passé exactement ? La caméra est placée sous le tank, au raz du sol, et seul le bruit des chenilles sur le pavé et les objets abandonnés évoquent un climat de bataille urbaine et témoignent de la présence militaire et de l’oppression qui s’installe. Les rues sont vides. 11 septembre 1973, la barbarie qui a suivi la prise de pouvoir par Pinochet, occupe l’écran.

La narration du film est troublante, car elle suit une logique autre que chronologique pour montrer les effets de la répression sur la population. Retour en arrière ? Une rue de Santiago… Un homme observe depuis la fenêtre de son pavillon la maison d’en face. Couleurs saturées, ambiance glauque, décor conventionnel. Mario Cornejo est amoureux de sa voisine, Nancy, danseuse de cabaret, qui l’ignore. Dans cette maison voisine, il y a des réunions politiques auxquelles participe le père de Nancy. Mario, petit fonctionnaire terne et sans fantaisie, travaille à la morgue où il rédige les rapports d’autopsie. Seule passion dans cette vie morne, Nancy, dont il a vu tous les spectacles, et peu à peu celle-ci devient obsessionnelle. Lorsque Nancy est licenciée, il décide de sortir de l’ombre pour la protéger et a une brève aventure avec elle.

Comme dans Tony Manero [2], second film de Pablo Larrain, le rôle principal de de Santiago 73. Post Mortem est tenu par Alfredo Castro qui joue remarquablement ce fonctionnaire issu de la majorité silencieuse et sans doute prêt à soutenir la dictature au pouvoir. C’est le petit homme de Wilhem Reich, sans état d’âme, qui obéit aux ordres et s’arrange avec sa conscience. Le réalisateur joue sur la personnalité du personnage et la violence allusive, sans la montrer plein écran ni en faire un spectacle, mais plutôt en imprégnant l’imagination du public. Et c’est peu à peu que se découvre la banalité de l’horreur, la barbarie, pour atteindre son apogée dans la dernière scène.

Réalisateur de la génération d’après la dictature, Pablo Larrain rejoint une tradition sud-américaine de cinéma critique et engagé. Il se saisit d’une histoire d’amour ordinaire qui, plongée dans le climat social et politique du coup d’État militaire de 1973, acquiert une dimension qui porte à la réflexion. Quels sont les effets de la dictature sur la population ? Le climat d’angoisse qui s’installe change les comportements de chacun et chacune. Jusqu’où peut-on ignorer la situation et se cantonner dans la passivité ?

« Tout le monde n’était pas dans la rue à manifester, explique le réalisateur. La plupart étaient des travailleurs, qui menaient tout simplement leur vie, sans avoir forcément une opinion. D’un côté, il y a une partie de la population qui s’opposait au coup d’État. De l’autre, ceux qui le soutenaient. Mais du moins, durant la journée où le coup d’État a eu lieu, je crois que beaucoup de personnes ne savaient pas quoi faire. Ce n’est pas qu’ils étaient paresseux ou stupides, mais ils devaient aller au travail, comme tous les jours, et n’avaient pas vraiment d’opinion sur la chose. Mario n’est ni stupide, ni dans le déni, mais c’est un fonctionnaire qui ne sait pas vraiment quoi penser de la situation. Lorsque l’on ne ressent pas fortement, et avec lucidité, ce qui se passe, lorsque l’on n’a pas de position claire, et que l’on demeure dans le déni puisque ce qui se passe importe peu pour vous, vous finissez par le payer très cher. C’est peut être une solution de facilité, en particulier dans une situation pareille : en se disant « ça m’est égal », vous avez l’impression de ne pas être affecté par tout ça. Mais ce n’est pas le cas, inconsciemment, vous êtes affecté. Mario est un homme qui semble très éloigné des événements, mais sans le remarquer, ce qui se passe va finalement influencer ses actions.Tout le film est basé sur ce décalage : comment quelqu’un peut-il ne pas avoir d’opinion sur ce qui se passe dans son pays ? Il faut avoir une conscience sociale et politique, sinon cela devient dangereux. »

Mario Cornejo, c’est le nom d’un anonyme apposé sur le rapport d’autopsie, près de la signature des deux médecins qui ont pratiqué une autopsie sur le corps de Salvador Allende. Un simple nom d’après lequel Pablo Larrain a imaginé ce personnage effacé et parfait complice passif des militaires. Le 11 septembre 1973, le putsch militaire du général Augusto Pinochet renverse le gouvernement démocratiquement élu du socialiste Salvador Allende, qui se suicide (ou est liquidé ?) dans le palais assiégé de la Moneda. Ces événements tragiques ne sont pratiquement pas montrés, bien qu’ils provoquent directement le basculement de la vie des personnages.

Un matin, Mario découvre la maison de Nancy saccagée et son petit chien blessé. À la morgue, envahie par les militaires, les cadavres s’amoncellent et sont transportés sur des chariots. Lors d’un transport, Mario entend un râle et découvre un homme blessé parmi les corps. Étincelle d’humanité, il réussit, avec sa collègue, à le faire passer dans une salle de l’hôpital. Peine perdue, les militaires achèvent les blessés dans l’hôpital même. Se pose alors la question : qui sont ceux et celles qui finalement acceptent l’insoutenable et s’en rendent les complices passifs ?

Le film montre la banalisation de l’horreur, la passivité des témoins devant une situation horrible. Par peur ? Par habitude ? Par respect de l’ordre et de la hiérarchie ? La seule personne à craquer est la collègue de Mario qui, lors de l’autopsie d’Allende en présence d’une escouade de généraux, refuse de faire son travail. Elle ne croit pas au suicide et est convaincue que le président a été exécuté. Elle se met aussi à hurler devant les cadavres qui jonchent l’escalier de l’hôpital, mais est vite ramenée à l’ordre par un militaire qui la menace. Ni le médecin légiste, ni Mario ne font de commentaire, comme pour se protéger dans une bulle d’indifférence pour sauver leur peau. La distorsion morale que vivent les personnages, même s’ils manquent de conscience politique, fait qu’ils sont « inconsciemment affectés, comme dans une longue distorsion qui intervient dans la société, avec ces morts et cette cruauté inexpliquées. Les personnages vivent finalement ce même glissement sans le savoir. C’est vraiment ce manque de conscience qui m’intéressait au départ. »

« Le titre « post mortem » vient du fait que tout ce que nous voyons est déjà mort, déjà passé. Ces personnages n’existent plus, c’est comme regarder un film après sa propre mort. C’est aussi à cause du personnage de Nancy, dont on nous présente l’autopsie dans une des premières scènes à la morgue. Est-elle en vie, est-elle morte ? Les personnages ressemblent un peu à des fantômes ».

Tout le film est dominé par des couleurs presque absentes, un monochrome qui ajoute à l’ambiance du film. « Nous avons voulu créer, avec les lumières et la texture même de l’image, une histoire universelle. La réalité de l’être humain. » Le jeu des comédien-nes et de la figuration militaire amplifient l’impression de déshumanisation générale : « Tout s’écroule : la conscience, la moralité, le respect, les droits humains... tout est détruit, et vous vous écroulez aussi. »


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