Chroniques rebelles
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Cuba, révolution dans la révolution de Miguel Chueca, Karel Negrete et Daniel Pinós et Agustín García Calvo « Non à n’importe quel État, démocratique ou pas ! »
Samedi 7 juillet 2012
Article mis en ligne le 15 juillet 2012
dernière modification le 20 novembre 2012

par CP

Cuba. Révolution dans la révolution

Miguel Chueca, Karel Negrete et Daniel Pinós (Editions CNT-RP)

et

Rencontre avec Agustín García Calvo et isabel

« Non à n’importe quel État, démocratique ou pas ! »

Ce nouvel essai, Cuba, révolution dans la révolution, prolonge en quelque sorte le livre de Frank Fernández, L’Anarchisme à Cuba, paru aux éditions CNT-RP (2004).

Il vise à faire connaître en France les protagonistes du mouvement contestataire cubain puisque, à côté des écrits issus de certains des soutiens dont il dispose hors de l’île, la plupart des textes recueillis ici procèdent de Cuba même, de sa gauche hétérodoxe, sociale et libertaire.

Il n’est pas question dans ce texte de s’en tenir au seul domaine de la réflexion politique et c’est pourquoi, outre des essais consacrés à la critique des
« réformes » en cours à Cuba après l’effacement de Fidel Castro ou à l’exposition de propositions programmatiques en faveur d’un socialisme participatif, on trouve des textes relatifs aux questions du racisme et de l’homosexualité à Cuba, à la subversion des nouveaux courants musicaux (rap et hip-hop), à l’introduction des cultures génétiquement modifiées ou encore à l’étonnante impulsion donnée par le régime à la construction de terrains de golf pour millionnaires.

Les auteur-es des textes sont principalement regroupés autour de l’Observatoire critique de la Révolution cubaine, un vaste réseau qui inclut des militant-es de tendances diverses, socialistes d’obédience marxiste et socialistes libertaires, écologistes radicaux parvenu-es à coexister dans le respect de leurs différences. Malgré les difficultés inhérentes à l’existence d’un régime profondément autoritaire, les un-es et les autres tentent depuis quelques années déjà de présenter une critique raisonnée du régime en place et d’œuvrer à ce que l’après-castrisme ne ressemble pas, ou ressemble le moins possible, à ces « modèles » — ou plutôt « contre-modèles » — qui, en Russie, en Chine et ailleurs, ont remplacé les régimes improprement appelés « communistes » par les porte-parole de l’ordre (capitaliste) établi.

25 mars dernier, avec Daniel Pinós, rencontre avec Agustin Garcia Calvo et sa compagne, Isabel Escudero Rios, à Paris.

Agustin Garcia Calvo est un auteur espagnol (philologie, chansons, théâtre, poésie, essais et pamphlets). Il a passé huit années en exil en France après avoir participé à un mouvement étudiant en 1965, avoir été renvoyé de l’université et avoir été emprisonné à plusieurs reprises à Madrid. En 1976, il retrouve son poste à l’université de Complutense (Madrid).

Deux de ses textes ont été traduits en français et publiées par ACL (Atelier de Création Libertaire) : Contre la Démocratie - Contre la Paix (texte à télé char ger) et Qu’est-ce que l’État ?

« Non à n’importe quel État, démocratique ou pas ! »

Agustín García Calvo à la Puerta del Sol [1]

Vous êtes la joie, la joie de l’inespéré, de ce qui n’est pas prévu, ni par les autorités et les gouver­nements, ni par les partis politiques quelle qu’en soit la couleur, véritablement imprévu : vous-mêmes, ou la plupart d’entre vous, il y a quelques mois ou quelques semaines, n’aviez pas non plus prévu que cela pouvait surgir. La joie est l’inespéré et il n’y a pas d’autre joie que celle-là, il n’y a pas de futur, comme je le répéterai désormais. Malgré cela, je vais dire quel que chose qui peut sembler contradictoire : j’espérais cela depuis quarante et quelques années, quarante-six ans. [Applaudissements.]

Je vous raconte un peu comment : dans les années 1960, comme l’ont entendu les plus jeunes, commença à se soulever de par le monde une vague d’étudiants principalement, dans les universités, les campus, de Tokyo, de Californie... En 65, en février, cette vague arriva à Madrid. Je me suis laissé emporter par elle avec beaucoup de joie, quoiqu’il m’en coûta. Comme vous le savez, la vague continua ensuite en Allemagne avec Rudi Dutschke le Rouge, puis en France, avec le fameux Mai français, où elle s’acheva plus ou moins. Je vais vous dire comment je perçois le lien entre l’année 65 et maintenant.

Peut-être parmi les plus vieux, ou pas si vieux que ça, cer­tains pourront vous le dire : sans doute les parents des plus vieux d’entre vous étaient alors étudiants à Madrid, courant avec moi devant la guardia civil, les gris comme on les appelait... mais pour ma part, je dirais qu’en ces années dans le monde avancé ou « premier », s’établissait un régime, un régime de pouvoir, qui est justement celui que vous subissez avec moi aujourd’hui... Je m’arrête un peu le temps que... [Beaucoup de bruits. Une voix : « Ne t’arrête pas, continue ! »]... ce régime était en train de s’établir, celui que vous subissez avec moi aujourd’hui, et qui est, pour le dire brièvement, le régime, la forme de pouvoir dans laquelle l’État, la gouvernance, l’administration étatique, se confondent entièrement avec le capital, les finances, l’investissement financier : entièrement confondus. [Applaudissements et cris.] En sim­plifiant, on peut dire que c’est le Régime de l’Argent, et je crois que beaucoup d’entre vous, par le bas, soupçonnent que c’est principalement contre cela que vous vous soulevez, que vous avez envie de crier, de dire la seule chose que le peuple sait dire : Non ! [Longs applaudissements. Des voix : « C’est ça ! »]

Ce qui me soulevait à trente-neuf ans, voilà quarante-six ans, atteint maintenant son point culminant, sa quasi-vieillesse : le régime de l’État-Capital, le régime de l’argent, donne effective­ment des signes de sa fatigue avec, entre autres choses qui vous parviennent, sa fable d’une crise permanente, ses chiffres et statistiques, avec lesquels, chaque jour, ils tentent de vous distraire, pour que vous ne sentiez pas, que vous ne vous rendiez pas compte de ce qui se passe derrière ces chiffres et ces noms que les gouvernements et partis vous fournissent. Il est donc logique que je me trouve parmi vous en ce moment de vieillissement du Régime, plus que de maturité, comme je me trouvais à ses commencements. Selon moi, le soulèvement des étudiants de par le monde en 1965 répondait à une prise de conscience de ce qui s’abattait sur nous ; à présent vous avez souffert beaucoup plus directement de ce qu’est le régime, quels que soient les noms que vous donnez à cette souffrance, et c’est donc aussi logique qu’inespéré que vous vous souleviez et portiez votre voix contre lui.

Je pourrais vous en dire plus, mais ce n’est pas ce que je voulais faire ici, car en collaborant à ma façon à ce soulèvement, ou peu importe le nom que vous lui donnez, je ne veux pas avoir l’air de venir vous donner des conseils, mais malgré tout je veux partager quelques suggestions, surtout négatives. La première est de ne jamais compter en quoi que ce soit sur l’État, quel qu’il
soit : sur aucune forme d’organisation étatique. [Applaudissements.] Je vois que c’est une erreur que beaucoup d’entre vous perçoivent sans qu’il y ait besoin de le dire. Il en découle que l’on ne peut en aucun cas se servir de la Démocratie, ni du nom ’démocratie’. Désolé, je vois bien que cela n’éveille pas d’applaudissements immédiats, mais il faut insister là-dessus. Je comprends que choisir des devises comme « Démocratie réelle tout de suite » peut être, pour celui qui l’inventa, une tactique, une tactique pour ne pas trop se dévoiler, car il semblerait que dire frontalement et immédiatement « Non à n’importe quel État, démocratique ou pas ! », pourrait sonner mal. Cette timidité ou cette modestie peut l’expliquer, mais je crois qu’il est temps de se défaire de cette tromperie. La Démocratie est un trompe-l’œil, c’est une tromperie pour ce qui reste en nous de peuple vivant ; ça l’est depuis qu’elle fut inventée par les grecs à Athènes ou ailleurs. C’est un trompe-l’œil fondé sur la confusion que le nom lui-même dénonce : demo et kratos. Kratos est le pouvoir et Demo serait supposé être le peuple, et, quels que soient les avatars de n’importe quelle histoire, le peuple ne peut jamais avoir le pouvoir : le pouvoir est contre le peuple. [Bravos.]

C’est une chose trop claire, mais il faut bien la comprendre. [Applaudissements.] Je suppose que cette contradiction présente dans le nom même de démo­cratie vous encourage à comprendre cela véritablement. Le régime démocratique est simple­ment le régime le plus avancé, le plus parfait, celui qui a donné les meilleurs résultats, celui qui est arrivé à produire le Régime du Bien-être dans lequel ils nous disent que nous vivons ; c’est simplement ça, mais il ne cesse pas à la fois d’être le Pouvoir, le même que toujours. Au plus le régime se parfait, au plus il est avancé, au plus ses manèges pour tromper et pour manier le mensonge, ce qui est essentiel à n’importe quel État, se perfectionnent. De sorte que, si certains d’entre vous ont l’illusion d’accéder à une démocratie meilleure, je leur demanderai de se détourner de ce chemin. Ce n’est pas par là, ce n’est pas par là... Et si votre soulèvement parvient à atteindre un caractère organisé, semblable en définitif à l’administration de l’État, il serait déjà, par cela même, perdu, il ne ferait rien de plus que répéter une fois de plus la même histoire sous d’autres formes plus perfection nées parce qu’il assimilerait ainsi la protestation, le soulèvement lui-même, ce qui est la façon par laquelle l’État a peu à peu avancé au travers de révolu­tions toujours manquées ; c’est justement ce dont ils ont besoin parce que pour continuer à être lui-même, l’Argent se doit de changer, changer pour demeurer le même : voilà le grand manège qui pèse au-dessus de nous. Quand je vous suggère ou vous demande de renoncer aux idées d’un autre État meilleur, d’un autre pouvoir meilleur et vous rappelle que... [Immense vacarme sur la Place.] … je vais terminer et vous laisser vous entretenir d’autres choses plus amusantes que moi. Quand j’ose vous recommander la désillusion de n’importe quelle forme de pouvoir, et que je barre par conséquent de la liste quelques-unes des revendications que vos dirigeants ont établies ou divulguées, j’essaye de vous détromper en même temps d’une autre chose, qui est le Futur, le Futur : voilà l’ennemi. Vous comprenez bien qu’en repoussant l’intention de trouver un meilleur régime par votre soulèvement, je cherche à vous détromper du Futur.

[Une voix : « Que proposes-tu ? »] C’est avec le Futur qu’ils nous trompent, les vieux, mais surtout les plus jeunes, chaque jour. Ils nous disent : « Vous avez beaucoup de Futur. » ou « Vous devez construire votre Futur. »,
« Chacun se doit de construire son Futur. », et tout cela n’est rien de plus —bien qu’ils ne le disent pas — qu’une résignation à la mort, à la mort future.
Le Futur, c’est cela ; le Futur, c’est ce qui est nécessaire au Capital ; l’Argent n’est rien d’autre que crédit, c’est-à-dire du Futur, une foi dans le Futur. Si l’on ne pouvait pas tenir de comptes, il n’y aurait ni Banque, ni budgets étatiques.

Le Futur est à eux, c’est leur arme. Par conséquent, ne le laissez jamais résonner à vos oreilles comme quelque chose de béni ou de bénéfique : il doit résonner comme la mort, ce qu’est justement le Futur. Ce que nous sommes en train de faire ici, ce que vous êtes en train de faire ici, cela parlera de soi-même, mais nous n’avons pas de Futur. Nous n’avons pas de Futur parce que c’est le propre des entreprises, des finances et du Capital. Vous n’avez pas de Futur ! : c’est ce qu’il faut avoir le courage de dénoncer.

Je vais m’arrêter là, je n’avancerai plus de suggestions pour le moment. Une chose néanmoins, plus pratique : j’aimerais évidemment qu’après les fameuses élections du 22 mai, qui perturbent beaucoup (vous vous êtes aperçus que non seulement les Médias vous embrouillent avec la ques­tion des élections puisqu’ils n’ont rien de mieux à faire, mais aussi que beaucoup d’entre vous perdez beaucoup de temps à penser à ce qu’il faut faire, voter ou non, voter pour untel ou untel), c’est une perturbation formidable, mon désir serait donc qu’une fois passé cet emmerdement, cette idiotie du vote, vous continuiez à être vivants et plus ou moins ensemble, les uns avec les autres. [Applaudissements.] Et dans ce cas, je vous suggèrerai pour l’instant une tactique (conti­nuer à faire les assemblées ici est probablement une erreur que l’on ne peut soutenir encore longtemps) : évidemment, je pense que vous le savez tous, il ne peut y avoir d’Organe ni décisif, ni représenta tif autre que les assemblées. Et voici pourquoi [Applaudissements.] : Il ne peut y en avoir car les assemblées comme celle-ci ont un grand avantage : on ne sait pas combien on est, on y entre et on en sort à tous moments, et on ne peut jamais compter, de sorte qu’on ne peut jamais voter comme le font les Démocrates parce qu’on ne sait pas combien on est, et qu’il n’y a lieu de faire ni statistiques ni décomptes. C’est ce qui rapproche une grande assemblée de ce que peut être le peuple, qui n’existe pas mais qu’il y a et qui reste en dessous des personnes, qui elles, oui, peuvent être comptées en nombre d’âmes et en nombre de votes ; contrairement à ce qu’il y a en dessous d’elles. Ne renoncez donc jamais aux assemblées. Voilà pour la digression.

Maintenant je me tourne un moment vers ceux d’entre vous qui sont plus ou moins étudiants et qui me touchent de plus près : une des tâches les plus immédiates serait d’occuper les écoles, les facultés... [Applaudissements.] Et je termine en vous disant pourquoi : parce cela fait longtemps que sous le Régime du Bien-être, sous le Régime dont nous pâtissons, les centres d’enseigne­ment, les Universités, ont été réduits à une seule condition réelle, qui est celle de l’examen : examiner, le reste n’est que littérature. [Applaudissements.] Ils doivent examiner pour produire ainsi les futurs fonctionnaires aussi bien du Capital que de l’État ou de l’Université elle-même, qui est aussi un instrument de l’État. [Interruption par des chants sur la place]

Donc, et pour finir, ma suggestion va dans ce sens : occupation des centres, leur faire reconnaître qu’ils ne sont là ni pour enseigner ni pour rechercher ni pour rien d’autre qui ne soit examiner, examiner et produire de futurs fonctionnaires. Ils sont en train de créer votre futur, en cela il ne vous trompe pas, et l’action la plus immédiate, quelle peut-elle être ? : eh bien naturellement la destruction, le boycott des examens en cours ; par exemple, de ceux qui viennent de commencer maintenant, en mai. Cela vient du cœur. [Applaudissements.]

Avec ça, qui peut paraître un peu tiré par les cheveux, mais pas tant si vous y réfléchissez un peu, en se souvenant que la soumis­sion aux examens est simplement une soumission au futur, que nous, nous n’avons pas de futur, et en se souvenant que les centres où vous êtes ne sont destinés qu’à cela, à la fabrication du futur et d’une quantité donnée de fonctionnaires, peut-être la proposition ne paraîtra pas aussi insensée. Mais qu’elle vous le paraisse ou non, je vous dis au revoir, en vous répétant la joie que cela m’a apporté, si inespérée et que j’espérais pourtant depuis 1965. Salut !