Chroniques rebelles
Slogan du site
Descriptif du site
Samedi 23 février 2013
« DEM AK XABAAR » (PARTIR ET RACONTER) Récit d’un clandestin africain en route vers l’Europe
Bruno Le Dantec, Mahmoud Traoré (Lignes)
Article mis en ligne le 26 février 2013

par CP

« DEM AK XABAAR »

PARTIR ET RACONTER

Récit d’un clandestin africain en route vers l’Europe

de Bruno Le Dantec, Mahmoud Traoré (Lignes)

Ce récit relate le périple de trois années effectué par Mahmoud Traoré entre Dakar (Sénégal) et l’enclave espagnole de Ceuta, où il participa à l’assaut collectif de la « barrière de sécurité », le 29 septembre 2005, et réussit à la franchir après plusieurs tentatives avortées. Loin des poncifs sur les immigrés clandestins, répétés ad nauseam par les responsables politiques européens, on découvre ici la réalité complexe d’une organisation continentale du « passage », où tous les candidats à l’émigration ne sont pas des anges, ni tous les passeurs, des profiteurs dénués de scrupules.

« Ma famille vendait des vaches pour payer mes études et je craignais de ne jamais pouvoir rendre ce qu’on m’avait donné ». En effet, Mahmoud Traoré rencontre en effet de jeunes diplômés sans travail, il décide alors d’abandonner ses études et devient apprenti menuisier. Mais, écrit-il, « À Dakar, la question qui me tarabustait était de savoir comment échapper à la pauvreté dans un avenir proche. Être ouvrier ne m’enthousiasmait guère, je sentais bien que j’allais avoir du mal à gagner décemment ma vie comme ça. »

Commence alors l’odyssée de « Mahmoud le rebelle », comme l’appellent ses amis de l’atelier de menuiserie. Un jeune homme de Casamance traverse des déserts et, tel un candide moderne, il est trompé, dépossédé du peu qu’il gagne en chemin et, en permanence, il est considéré comme une proie idéale pour tous les trafiquants de la misère. Trois années de galère entre Dakar et Ceuta.

Mahmoud Traoré va croiser une multitude de personnes, il va vivre et
observer le trafic du « passage » vers un ailleurs qui représente pour beaucoup une possibilité de s’en sortir. Il s’agit de serrer les dents et d’aller
de l’avant, « parce que tu n’as pas seulement de l’espoir, tu es également poussé par la honte, par la hantise de retourner chez toi sur un échec, les mains vides. […] Ton village va penser que tu n’as pas eu la patience et la volonté suffisantes. »

Continuer, ne pas revenir en arrière, c’est la litanie de tous les migrants et migrantes sur cette route sans fin, dont le quotidien est fait d’extorsions, d’arnaques, de brutalité, de racisme, de non assistance à personne en danger, voire de meurtres. Le récit d’un voyage infernal, sans fioritures, qui décrit avec précision les magouilles et les rackets organisés sur le dos des candidats et des candidates à l’immigration, des êtres humains considérés parfois bien moins que du bétail.

Mahmoud Traoré voyagera pendant plus de trois ans avant, finalement, de traverser cette Méditerranée qui, souvent, a semblé un mirage éloigné, par-delà les déserts du Sahel, du Sahara, par-delà la Libye et les trois pays du Maghreb, jusqu’aux grillages de l’enclave espagnole de Ceuta, au Maroc, jusqu’à la violence des autorités des deux pays qui flinguent les réfugié-es des ghettos en révolte. Mais même lorsque « Ça sent l’impasse, la déroute », Mahmoud ne songe pas à rebrousser chemin et se pose seulement une question : « Comment vais-je faire pour me tirer de là ? »

Mahmoud Traoré se souvient de chaque détail, de chaque épisode de ce voyage interminable, des retours forcés dans le désert, des traitements inhumains, des compagnons rencontrés, de ceux abandonnés sur la route, des morts et des crapules… C’est un jeune homme qui observe, qui observe ceux qui profitent de la précarité et de la vulnérabilité des migrants, à commencer par les flics et les douaniers. Pourtant, «  Les sentiments humains ne se perdent jamais totalement, malgré la loi du silence que font régner flics et truands. » Et Mahmoud rencontre aussi une solidarité.

Partir et raconter. Récit d’un clandestin africain en route vers l’Europe, ce récit va bien au-delà du témoignage personnel, il tient aussi de l’enquête lorsque Mahmoud décrit l’organisation des foyers des migrants dont le fonctionnement, très hiérarchisé, change au fur et à mesure que l’on se rapproche du dernier passage : la Méditerranée. Les clandestins y réinventent une organisation sociale, un gouvernement.

« Mahmoud Traoré, qui n’a jamais fait partie des réseaux de passeurs ni du gouvernement informel des ghettos, pose un regard libre de préjugés sur l’existence rudimentaire que mènent les migrants sur les routes. En butte à la rapacité des uns et des autres, une sorte de société souterraine forge ses propres lois et génère à son tour des mécanismes de domination. »

«  L’aventure est une leçon, si tu ne gagnes pas en argent, tu gagnes en esprit. » C’est certain, mais l’expérience est rude et peut tourner à la
tragédie : les trop nombreuses victimes du rêve des migrants en témoignent.

DEM AK XABAAR (« Partir et raconter » en langue wolof) relate le long périple africain de Mahmoud Traoré, candidat à l’exil vers l’Europe, entre 2002 et 2005.

Le récit autobiographique de Mahmoud Traoré – recueilli par Bruno Le Dantec, et dont ils ont ensemble établi la version définitive – révèle la réalité de la vie sur les routes d’un migrant irrégulier, faite d’expédients, d’attente, d’extorsions et de brutalité, mais aussi d’entraide et de bravoure. Il s’y dévoile le fonctionnement des foyers, « ghettos » et autres campements de fortune, où les clandestins réinventent une organisation sociale à la fois précaire et pleine de contradictions.

Ce témoignage est un document unique, à plusieurs titres. Mahmoud Traoré a mis plus de trois ans à atteindre l’Europe à travers le Sahel, le Sahara, la Libye et le Maghreb. Son voyage se conclut par sa participation à l’assaut collectif de la frontière de Ceuta, le 29 septembre 2005. Mais l’intérêt premier de ce récit réside sans doute dans la description de la vie sur les routes d’un migrant irrégulier, faite d’expédients, d’attente, d’extorsions, de brutalité, mais aussi d’entraide et de bravoure. Il s’y dévoile le fonctionnement des foyers, « ghettos » et autres campements de fortune où les clandestins réinventent une organisation à la fois précaire et riche en contradictions et enseignements. Aucun livre n’a encore rapporté cette réalité souterraine avec autant de précision, sans jamais stigmatiser ni idéaliser ces hommes et ces femmes qui ont la faiblesse de croire en la liberté de circulation.

« Je n’ai rien dit à personne. Ma sœur Kadi et son mari Moussa étaient au courant pour Bambo, mais moi, je ne leur ai avoué que je partais qu’au dernier moment. Le sourcil froncé, Moussa m’a demandé si ma mère était prévenue, si j’avais de l’argent, si j’étais conscient des risques encourus. D’après lui, cette affaire est bien mal ficelée, trop improvisée. Il a sans doute raison, mais qu’importe, je ne serai pas le premier jeune à prendre la route sur un coup de tête. Tu es là, les mains vides, tu en as marre d’attendre quelque chose qui –tu le sais bien– ne viendra jamais à toi si tu ne vas pas le chercher. Alors un beau jour tu te secoues les puces et tu tentes ta chance, en te disant que si ça foire, il sera toujours temps de rebrousser chemin comme si de rien n’était. »

Le clandestin n’est pas seulement l’« objet » politique ou l’instrument idéologique à quoi on cherche à le réduire. Il est un acteur de la vie économique dans les pays de destination. Il est également un acteur politique à part entière. Le présent récit en atteste  : dans la moitié septentrionale du continent africain, les flux migratoires « sortants » ont fait émerger une économie de misère, en partie gérée par ses acteurs mêmes. À chaque « relais » (le plus souvent situés dans les grandes villes des pays respectifs traversés), des ghettos structurés par origine nationale, couleur de peau, sexe, langue ou religion servent de point de passage vers l’étape suivante du voyage. Ces relais sont dirigés par des « chairman », ayant trouvé là le moyen d’un revenu confortable, rendu possible par le racket plus ou moins brutal exercé sur les voyageurs de passage. D’autres fois, les formes politiques spontanées s’affinent d’un exercice tournant du pouvoir, le candidat à l’exil devant « payer » son passage en assumant la responsabilité transitoire de l’une des tâches relatives à la gestion de la communauté  : service d’ordre, intendance, négociation avec les responsables des autres communautés et organisation des passages. Ironiquement, ces organisations se structurent quelquefois autour d’une sorte de « gouvernement » autoproclamé et organisé selon des règles strictes  :

« Je n’ai aucune idée de comment ils se répartissent les sommes qu’ils nous réclament. Ils sont vingt-neuf à gouverner le ghetto sénégalais. Le président, le premier ministre, le commissaire et le trésorier forment le noyau dur, réunis toute la journée dans leur QG, mais ils comptent aussi sur la collaboration des chefs de zone. Il y a trois zones pour la Guinée-Bissau, deux pour la Guinée Conakry (Koundara et Boké) et six pour le Sénégal (Tambacounda, Vélingara, Kolda, Zinguinchor, Dakar, Sénégal Nord). Ce qui fait une bonne dizaine de zones, ou quartiers, avec chacune son chef, qui siége au parlement. Ce sont ces chefs de zone qui collectent l’argent du bizness avant de le remettre au chairman. Dans la zone de Vélingara, Boubacar le trésorier fait partie du gouvernement central, ainsi que Yaya le chef de zone, Djibril le cuisinier des chefs et puis Bassilou, qui est brigadier de police  : autant d’informateurs du chairman. Tous ces grades ont été inventés pour tenir le pouvoir. Ils contrôlent par la crainte le petit peuple des clandestins et ne font confiance en personne, parce qu’ils savent bien que les clandestins ne vivent dans leur royaume que contraints et forcés. »

Les tentatives de franchissement collectif des hautes barrières de sécurité de Ceuta et Mililla, auxquelles a plusieurs fois participé Mahmoud Traoré en 2005, a fait grand bruit alors. Elles témoigne de la complexité des situations dont les clandestins sont à la fois les acteurs et l’enjeu. Car le « business » des frontières ne se réduit pas à la seule économie de misère des passeurs et autres « chairman ». Leur contrôle fait l’objet de négociations et de transactions au plus haut niveau entre les gouvernements européens et ceux des pays africains de la rive méditerranéenne. La complaisance du gouvernement français vis-à-vis du régime libyen de Mouammar Kadhafi – avant sa chute – en témoigne. D’importantes sommes sont versées, des armes et des moyens de contrôle livrés aux régimes algérien et marocain (et à l’époque, libyen) à qui l’on « sous-traite » une partie du service d’ordre de l’Europe de Schengen.