Chroniques rebelles
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Samedi 20 septembre 1997
Le pape, la princesse et le foot. Béatifier, bêtifier et abêtir
Avec Jean-Pierre Garnier

Archives des Chroniques Rebelles.
Cette émission a été diffusée pour la première fois le samedi 20 septembre 1997.

Article mis en ligne le 15 janvier 2008
dernière modification le 16 janvier 2008

par CP


Drôle d’époque que cette fin de siècle ! Finies les luttes, perdus les repères, balancées aux orties les analyses. On se retrouve coincé par le totalitarisme de la marchandise, lobotomisé par la télé et sans choix apparent devant les injonctions des publicitaires : « achetez ceci ou cela ! » sinon on est nul et sans aucune chance de séduire, de briller, de paraître quelqu’un ou simplement de s’en sortir. Bref, on est condamné à n’être que le rien d’un tout abruti.
Et les intellectuels qui sont censés donner une perspective critique, que font-ils ? Hé bien, ils apportent leur petite pierre policée à l’édifice de la pensée unique et à la propagande soft généralisée ! Y’en a marre de leur manie consensuelle, qu’il s’agisse de la guerre propre, du pape médiatique, du tour de France, de la mort de Diana ou du mondial de foot !
De là à glisser vers l’apologie de la mondialisation, il n’y a pas loin et déjà certains se sont fait allègrement les chantres des pouvoirs financiers et autres. Les intellectuels avaient pourtant, depuis les Lumières, un rôle de critiques, mais il y a belle lurette que l’on attend des réflexions dans ce sens sur les phénomènes de masse. À présent les intellectuels médiatiques chantent plutôt les bienfaits de la pensée unique et participent à l’obscurantisme général. Et ils englobent tout le monde dans le même sac avec leur « nous ». On brouille les cartes et l’on recommence avec des commentateurs à la botte et fiers de l’être. Un exemple récent dans le Monde où l’on s’interroge sur les paroles d’un ethnologue, Marc Augé : « Peu nombreux furent, j’imagine, les téléspectateurs qui n’éprouvèrent pas quelque émotion et la certitude de partager celle d’un peuple lorsque les hommes de trois générations emboîtèrent le pas des gardes gallois pour suivre le cercueil de la princesse et, plus encore, lorsque éclatèrent sous les voûtes de Westminster, à l’entrée du convoi, les accents de God Save the Queen. »
De quoi se demander s’il est sérieux ou s’il a pété les plombs ?
Quant aux autres, ceux qui refusent de béatifier et de participer au concert bêtifiant, les quelques rigolos-empêcheurs-de-tourner-en-rond, ils sont privés de médias et le tour est joué. Le public a ce qu’il désire, disent les menteurs, ou ce qu’il mérite, déclarent les cyniques.
Alors, il paraît que tout le monde était devant sa télé le samedi du show mortifère princier, et que tout le monde était ému ! On se demande de quel monde ils parlent. L’aliénation généralisée est-elle moins inquiétante que des foules fanatisées ? Il n’en reste pas moins que ce traitement de l’information est une énorme farce qui n’est pas sans nous rappeler la propagande fasciste et nazie. Les phénomènes de masse orchestrés seraient-ils une nouvelle forme de totalitarisme ?

Chroniques rebelles : C’est ce que nous tenterons d’analyser avec Jean-Pierre Garnier, auteur de La Bourse ou la Ville (Paris Méditerranée), du Capitalisme High Tech (Spartacus), La pensée aveugle en collaboration avec Louis Janover (Spengler) et Des barbares dans la cité. De la tyrannie du marché à la violence urbaine (Flammarion).

Jean-Pierre Garnier : On va s’appuyer essentiellement sur ceux qui ont eu le plus d’éclat et le plus de retentissement…

Chroniques rebelles : …La princesse du peuple et la catho-pride ?

Jean-Pierre Garnier : Sur les JMJ (Journées mondiales de la Jeunesse avec venue du pape), la mort de la princesse et un autre événement de taille qui s’annonce et sera, à mon avis le "panem et circenses" de l’année 1998 (il suffit d’ailleurs de voir l’article qui est sorti dans Le Monde), à savoir le “mondial” du foot. Ce n’est pas un hasard si cet article est essentiellement consacré à la préparation policière de la coupe du monde.
On peut effectivement mettre en perspective ces trois phénomènes qui ont un point commun puisqu’il s’agit de "grand-messes", où les gens, comme on dit, communient dans un même élan unanimiste et consensuel, où les foules donnent libre cours à leurs émotions. Les mots "émotions", "compassion" reviennent très souvent. La question que l’on peut se poser, c’est comment interpréter ces "mouvements populaires non identifiés" pour reprendre l’expression d’un journaliste du Monde auxquels il associait d’autres mouvements populaires, notamment la grande marche contre les pédophiles, criminels en Belgique. Il avait même ajouté aussi le grand mouvement de protestation populaire contre l’assassinat d’un élu local basque.

Il faut analyser ces phénomènes dans leurs spécificités par rapport à d’autres, à savoir les fêtes révolutionnaires, les grandes manifestations populaires combatives qui se situaient dans une perspective d’émancipation par rapport à un ordre oppressif, et d’autres encore que tu évoquais, à savoir les mobilisations de masses orchestrées par ces mêmes régimes oppressifs.
Je vais m’appuyer sur la conclusion du discours de clôture de Robert "Mue", l’homme des mutations du parti communiste, à la Fête de l’Humanité : « Ceux qui prétendent que le capitalisme est indépassable devraient songer à ces immenses rassemblements qui expriment une même aspiration à une société plus humaine ». Il se référait explicitement aux JMJ et à la ferveur déployée autour de Lady Di. Je suis sûr, car on a une secrétaire d’État communiste aux Sports, qu’ils vont mettre la gomme concernant les matches qui vont se dérouler dans le grand Stade d’une municipalité communiste tout à fait dans la ligne consensuelle actuelle. Il a raison de mettre cela en perspective. Apparemment, à ses yeux, cela tient lieu de mouvement social.

On parle beaucoup moins de mouvement social en ce moment, parce que cela ne bouge pas beaucoup, malgré le mécontentement que suscite un certain nombre de reniements en série du gouvernement Jospin. On dirait qu’il y a une espèce de substitution où, faute de mouvement social, le Parti Communiste, par la voix de son Secrétaire général, essaie de trouver un ersatz. À la différence de M. Robert Hue, ces manifestations ne me réjouissent pas du tout. Cela relève beaucoup plus de l’hystérie collective que de la combativité se situant dans une perspective émancipatrice, même si, je le répète, on ne peut pas parler exactement de foules fanatisées. Mais je crois que l’un n’empêche pas l’autre. Les mêmes foules peuvent très bien, dans d’autres circonstances, se mouvoir dans un climat plutôt de haine et de vengeance.

Le problème est qu’on ne peut pas compter sur les médias pour interpréter ce genre de phénomène. C’est normal, puisqu’ils sont à l’origine même, non pas des mouvements, mais de leur amplification et des phénomènes d’identification. On pouvait pourtant compter sur un certain nombre de médias dits sérieux, style Le Monde, Libération ou Le Nouvel Observateur, la presse un peu critique, même si c’est à l’intérieur du système, pour élucider un petit peu la nouveauté de ces phénomènes. Or, pas du tout. Le Monde, par exemple, a battu tous les records, de vente certes, et record d’unanimisme étant donné que ce journal avait eu la “chance” de publier un article prémonitoire quelques jours avant la mort de Lady Di, intitulé « La princesse au grand cœur ». Cet article d’Annick Cojean a tellement marqué qu’ils n’ont rien trouvé de mieux que de le republier une semaine après sa mort, in extenso, avec la même photo pour l’illustrer, et se féliciter du pressentiment de l’importance de cette publication. Il n’est question que de la sincérité de l’engagement de la princesse, de sa ferveur, de sa compassion, de sa complicité «  immédiate avec la rue » qui en fait une princesse populaire. Et ça se termine par cette phrase : « elle était belle, elle était sympathique, elle était généreuse ». C’est l’éditorialiste anonyme du Monde qui parle.

On pourrait en citer des tonnes. Le titre de l’article était « la dernière interview d’une âme rebelle »et se terminait ainsi : « Elle rayonnait, Diana, l’âme à fleur de peau et la peau transparente. Ce n’était pas une question de beauté, simplement de vérité. » On pourrait croire que c’est France Dimanche. Mais ce n’est pas France Dimanche ni France Soir, c’est Le Monde. Quelques lecteurs ont eu le droit d’exposer leurs critiques sélectionnées dans la fameuse rubrique du Médiateur : « Est-ce que c’est Le Monde des mondanités ? » demandait un lecteur auquel Le Monde répondait : « Le Monde a changé », sous-entendu du temps d’André Fontaine ou de Viansons-Ponté, peut-être n’aurait-il pas parlé de cet événement avec autant d’insistance et consacré autant de pages. « Mais, explique le médiateur, Le Monde s’est ouvert sur le monde. Il s’intéresse aux faits de société parce qu’ils sont révélateurs des problèmes actuels de notre civilisation. »

On pourrait être d’accord avec eux si, effectivement, ils consacraient l’essentiel de leurs pages à élucider, clarifier, démystifier, déconstruire et démonter tout le brouhaha médiatique entretenu autour de ces événements, en l’occurrence, la mort de Diana. Mais, pas de tout. Ils en ont remis des louches. Et ce n’est pas seulement Annick Cojean, ce n’est pas seulement un éditorialiste du Monde, c’est toute la rédaction, y compris les personnalités qui, de temps en temps, officient dans le journal. Je citerai Poirot-Delpech. Ce sont des renvois d’ascenseurs. « On ne doit pas seulement à Annick Cojean, la dernière conversation avec Diana. Grâce à l’estime contenue dans les questions, l’image d’une citoyenne intelligente et vraie survivra à l’idiote légende fracassée par un pilote ivre, à plus de 200 chrono. » Il se félicite, finalement, de l’image qui est donnée de Diana. Ce n’est pas du tout une démystification.

Je laisse de côté l’hypocrisie des hommes politiques dans cette affaire. Jospin, quittant d’urgence l’Université d’été du parti socialiste pour aller se pencher sur la dépouille mortelle de Diana, avant de retourner, comme dirait Charlie Hebdo, examiner la dépouille mortelle du socialisme à la française. Chirac, Giscard, tout le monde y est passé. Je voudrais signaler tout de même les discours moralisateurs d’un certain nombre de ministres. Je citerai Catherine Trautman, en particulier, qui est partie en guerre contre les paparazzi, contre les gens qui ont le culte du scoop. Elle ferait bien de balayer devant sa porte. Qui avait convoqué un journal pour se faire photographier chez elle en train de montrer à son mari comment préparer des tartes ? Ségolène Royal ferait bien aussi de balayer devant sa porte. Elle a ouvert la porte de sa chambre quelques heures après son accouchement à un journaliste de Paris Match. Ce n’était pas une photo volée, c’était une photo demandée. On pourrait parler de Fabius, à une époque où il était Premier ministre. Il s’arrangeait pour aller chercher des croissants, le matin en pantoufles, pour se faire photographier dans toute sa simplicité d’homme de gauche. Et Jacques Chirac qui a trouvé le moyen, une fois élu Président, de se faire photographier devant le Fort de Brégançon en train de pousser le landau de l’un de ses petits-fils. Tous ces gens-là, finalement, ne nous ont pas déçus : c’était un festival d’hypocrisie.

Ceux dont on aurait pu attendre un peu plus de tenue, un peu plus de clairvoyance, ce sont les intellectuels, chargés d’élucider, comme le rappelle Le Monde à propos d’Edgar Morin, ces faits de société. Les intellectuels, eux aussi, ont été saisis par une véritable extase. Ils se sont mis à jouer les voyants. Ils illustrent parfaitement une citation de Guy Debord, dans Commentaires sur la Société du spectacle : « On ne demande plus à la science de comprendre le monde ou d’y améliorer quelque chose. On lui demande de justifier instantanément tout ce qui se fait. » Et « Autrefois, on ne conspirait jamais que contre un ordre établi, aujourd’hui, conspirer en sa faveur est un nouveau métier en grand développement ».

Effectivement, qu’on lise Edgar Morin, Marc Augé, Régis Debray, tous ont conspiré pour mystifier davantage les populations, du moins une population dite cultivée, à l’occasion de cet événement. Il y a une véritable illustration in vivo de cette fameuse pensée aveugle sur laquelle je m’étais longuement attardé à une autre époque. Finalement, les intellectuels n’ont pas été les derniers à jouer les ravis.
Régis Debray, par exemple, dans un article intitulé Admirable Angleterre, (c’est déjà tout un programme) écrivait : «  L’ancienne Angleterre attendait debout, en plein soleil, la nouvelle. » J’en passe et des meilleures. Cet article est un véritable panégyrique de l’unanimisme fervent qui avait réuni le peuple anglais dans sa totalité et de la princesse Diana « qui touchait les âmes parce qu’elle touchait les corps et se donnait à toucher dans les hôpitaux, les gymnases et les chambres. » Je dirai que s’il y en a un qui se touche, en l’occurrence, c’est Régis Debray. Il remet cela à propos des funérailles, cette fois-ci à la gloire du peuple anglais : « la vitalité ethnique d’un grand peuple invente en direct une légende mondiale en faisant corps autour d’un signe central. » Je serais à sa place, je me méfierais. « La vitalité ethnique d’un grand peuple… » C’est exactement les descriptions que certains utilisent, à juste titre d’ailleurs, pour décrire le type de mobilisations qui avaient cours du temps du national-socialisme. C’est un collier entier de perles. Je terminerai, toujours avec le même article de Régis Debray : « Et le continent est une fois de plus en dette avec la Grande-Bretagne. » Pour lui, qui était devant sa télé, c’était un véritable « suspense médiologique ». Chacun, parmi les intellectuels, a utilisé ces événements, pour apporter de l’eau à son propre moulin. Debray est l’inventeur d’une pseudo discipline appelée la médiologie. Son compère en médiologie, Daniel Bougnou, autre universitaire, en remettait une louche en parlant de « l’immense événement de ce drame qui a entraîné jour après jour une réflexion salutaire. » En fait, il a entraîné les commentaires ravis, et non une réflexion. Bougnou poursuit : « La critique des médias s’annonce plus délicate que prévue. Ce pourrait être la tâche d’une médiologie ». C’est un prétexte pour faire tourner leur fonds de commerce.

Passons à Edgar Morin, à qui Libération demandait : « Faut-il déplorer, voire s’inquiéter de cette attitude du public ? » Il s’agissait, plus spécifiquement, de l’indifférence totale vis-à-vis d’événements, a priori plus importants, à condition de prendre une autre échelle de valeurs, à savoir le massacre de plusieurs dizaines d’algériens de la manière que l’on sait, deux jours auparavant. Les "anonymes" (avant, c’était le peuple, les gens) sont beaucoup plus intéressés par ce qui arrive aux personnalités qu’aux autres anonymes. La réponse de Morin vaut son pesant de choucroute : « Chacun de nous vit sur plusieurs plans, sur plusieurs niveaux. Les chômeurs qui fêtent la victoire du P.S.G. ne deviennent pas pour autant indifférents à leur chômage. Nous sommes tous des aliénés, mais cela ne nous empêche pas de vivre, sauf dans les cas extrêmes, pathologiques. » Il n’y a plus qu’à tirer l’échelle.
Autrement dit, la mission des intellectuels en tant que démystificateurs, “dégonfleurs” de baudruches, “dissipateurs” d’illusions est terminée. Ils concourent, finalement, à gonfler les baudruches.

Chroniques rebelles : Un auditeur pense que nous sommes sectaires.

Jean-Pierre Garnier : Il faut savoir ce que l’on entend par sectarisme. Quand on lit dans L’Humanité, je prends l’éditorial qui est sorti au lendemain de la mort de Lady Di, signé par Jean-Pierre Leonardini, c’est donc la position officielle du parti communiste : « Il faudrait être un monstre pour ne pas ressentir en soi un grand trou de pitié à l’annonce de la mort de Lady Di. » Une phrase de ce genre amène une déduction : tous les gens qui ne ressentent pas un grand trou de pitié devant la mort de Lady Di sont des monstres. Qui est sectaire ? Sont-ce ceux pour qui la mort de Lady Di n’est pas un événement extraordinaire ? Ou sont-ce ceux qui considèrent ces derniers comme des monstres ?
Pour ma part, je n’hésite pas à me qualifier de monstre. Il y a des morts qui m’affectent beaucoup plus que celle de Lady Di. La manière dont Mesrine a été exécuté était plus choquante que la manière dont Lady Di est morte. Elle est morte comme elle a vécu, à travers la pub. Une même chaîne relie Lady Di aux paparazzi, les paparazzi aux agences de photos, les agences de photos aux patrons de presse, les patrons de presse à leur public… Supposons qu’un paparazzi se soit planté dans la poursuite, qu’il soit mort. Cela n’aurait pas fait un scoop. On aurait considéré que c’était un accident du travail sans doute. La mort de Lady Di peut également être placée, sous un certain angle, comme un accident du travail. Mais c’est un autre débat…

Pour revenir à cet aspect un peu envahissant, étouffant, à savoir l’obligation qui nous est faite et les présupposés sur lesquels cela repose de participer (ou d’être exclu) à cet événement, tu parlais tout à l’heure de l’omniprésence du pronom "nous". "Nous" avons vu, "nous" avons subi, "nous" sommes tous coupables, "nous" sommes tous des voyeurs, "notre" télévision, "nos" pensées étaient tournées… Chaque journaliste, Poirot-Delpech que j’ai cité disait : « Il y a les marchands de scoop qui sont coupables, les acheteurs, 20 millions en France environ, autant dire un peu nous tous. » Je ne fais pas partie des 20 millions de crétins qui achètent la presse dite de caniveau. Voilà ce qu’écrit Pierre Georges, le billettiste du Monde qui extrait toujours de l’actualité quelques faits pour faire "réfléchir" ses lecteurs : « Nous l’avons tant regardée, nous l’avons tant aimée, nous sommes tous des paparazzi et des voyeurs. » Je n’ai pas "tant" regardé Lady Di, et d’autre part, je n’en avais rien à secouer.

Cette espèce de terrorisme, d’injonction à être comme les autres, l’unanimisme consensuel, sont exaspérants. On est sommé de se joindre aux autres, de se fondre dans la masse, de ne pas se tenir à l’écart. Cela est typiquement fasciste. C’est un fascisme soft, évidemment. On ne vous oblige pas, comme dans les pays du totalitarisme, la mitraillette dans le dos ou avec la menace d’être rayé des cadres, mais c’est plus pernicieux.

Salman Rushdie a été victime en Iran de phénomènes de totalitarisme, mais il a fallu, lui aussi, qu’il mette son grain de sel en première page du Monde. « S’il y a du sang sur les mains des photographes, des agences et des responsables des illustrations des médias, il y en a eu aussi sur les nôtres. Nous sommes des voyeurs meurtriers. » Voilà où il en est après avoir échappé au totalitarisme rétro-intégriste des fondamentalistes musulmans pour tomber pieds et poings liés, (bien que ces articles, ces piges lui rapportent) dans le nouveau totalitarisme qui enjoint à chacun de ressembler et de suivre les autres.

Chroniques rebelles : Il ferait mieux de parler (ndlc : Rushdie est né à Bombay, il a la double nationalité indienne et anglaise) des femmes qui s’immolent par le feu en Iran, et des femmes qui sont encore lapidées.

Jean-Pierre Garnier : Il en a parlé dans ses conférences, mais il n’a pas fait un grand article traduit par François Maspero, qui ne traduit d’ailleurs que des choses comme ça maintenant (ce qui situe toute une évolution). Je cite encore Rushdie : « Il faut accepter que notre insatiable appétit de voyeur pour la Diana des magazines ait été, en fin de compte, le responsable de sa mort. » Culpabilisation collective à la clef. Je pourrai en citer d’autres. « Les médias nous relient », disait Bougnou. Pour ma part, je n’ai pas envie d’être relié par les médias aux gens avec qui les médias sont censés nous relier. « Notre intimité avec elle » écrit Edgar Morin… Il y a quelque chose d’assez symptomatique.
Les intellectuels, qu’ils soient sociologues, philosophes ou anthropologues ont une nouvelle attitude vis-à-vis du réel. Traditionnellement, on attend qu’ils démystifient, qu’ils dissèquent, qu’ils mettent au jour des réalités cachées, et certains le font encore (je songe à Bourdieu). Mais la plupart ont adopté, de manière métaphorique, la stratégie du bain de foule. Par peur d’être coupé du peuple, on plonge dans les affects populaires, pour essayer d’y trouver un certain nombre de satisfactions et même de justifications.

Tu évoquais tout à l’heure l’attitude de Marc Augé, l’anthropologue, spécialiste du Tour de France dans Le Monde Diplomatique, ce qui n’est pas n’importe quel niveau. Il était question de l’Iliade et de l’Odyssée, il y avait une espèce d’empathie sympathique vis-à-vis du cyclisme, du foot. Auparavant, ces sports-là étaient dénigrés. Rappelez-vous, Roland Barthes qui montrait, dans Mythologies, comment un certain nombre de distractions populaires ou à l’usage du peuple étaient un moyen de l’aliéner, de le détourner, de l’abrutir. Maintenant ces mots ont complètement disparu. Je suis sûr que la manière dont tu as présenté ces nouvelles formes d’endoctrinement sera qualifiée de rétro par certains. Maintenant, c’est vrai : le cyclisme, le Tour de France sont appréciés par un nombre croissant d’étudiants, d’enseignants, de cadres, d’artistes, de créateurs et même de penseurs. Il faut être un anthropologue comme Jean-Marie Brohm, qui n’appartient pas au troupeau, pour qualifier de « meutes sportives » les foules hystériques, avinées des stades. Aujourd’hui, il faut au contraire célébrer la ferveur collective des foules. Maintenant, il y a toute une équipe officielle de chercheurs qui s’attache à encenser ces nouvelles grand-messes populaires.

Chroniques rebelles : Cela fait peur. On peut très bien aimer le foot, et avoir un recul par rapport à ce que cela représente…

Jean-Pierre Garnier : Ce que cela peut impliquer dans une certaine conjoncture. Des analyses qui avaient cours dans les années 1970 ont totalement disparu. C’était dans la foulée de 1968 où les intellectuels s’étaient radicalisés. Ce qui manque, ce sont les analyses montrant quelles formes prennent aujourd’hui les nouveaux opiums du peuple. Avec les J.M.J., on a vu que le vieil opium n’était pas si vieux que ça, même si le type de ferveur participait plus du show-biz et du goût d’être ensemble, par certains côtés, de certains grands concerts de rock ou de pop, que de la ferveur chrétienne médiévale. Néanmoins, on est à la limite.

Ces liesses populaires d’un nouveau genre, d’un troisième type, si je les oppose, d’une part à ce qu’on appelait la “fête révolutionnaire” au sens large du terme, cela peut être la libération d’un pays (l’entrée de Fidel Castro en 1959, à La Havane) et, d’autre part, à la mobilisation de masse organisée et mise en scène par un ordre oppressif.
Aujourd’hui, il ne faut pas faire l’amalgame, c’est très différent. Un mot d’ordre comme « un peuple, un Reich, un Führer », ça ne marcherait pas, étant donné que l’on n’a pas affaire à un mouvement de masse orchestré par un chef, auquel il faut s’identifier. La cheftaine, en l’occurrence, était morte. Il n’y a pas de Duce, pas de Conducator, pas de Führer, pas de Caudillo, pas de Grand Timonier, pas de Leader Maximo, etc.… Dans le totalitarisme classique, les masses étaient dirigées, encadrées par des leaders, et des services d’ordre extrêmement durs, menaçants. Dans certaines périodes, ces masses-là adhéraient fortement à ces mouvements, qu’il s’agisse des Italiens, d’une partie de la population espagnole ou a fortiori des Allemands. Autre différence : les masses étaient mobilisées en fonction de l’avenir. « Un avenir radieux » pour certains, ou « le Reich de 1000 ans » pour d’autres, bref « les lendemains qui chantent ». Ce sont des distinctions fortes par rapport aux mouvements d’aujourd’hui qui se caractérisent d’abord par leur caractère assez spontané, même s’il y a incitation et orchestration par les médias. S’il n’y avait pas un ressort interne venant de la population, les médias auraient beau être là… La guerre du Golfe n’a pas marché tant que ça. Si cela avait marché cela n’aurait pas été dénoncé.

Ensuite, et c’est fondamental, ils ne sont pas tournés vers l’avenir. C’est tout à fait nouveau. On pourrait même établir un lien entre le fait qu’il n’y ait pas de futur, pour l’instant (j’entends : de futur engageant), pas de projets, de grands desseins, pour utiliser les termes consacrés, et le fait que l’on cherche à vivre intensément certains événements au présent.

Chroniques rebelles : Il n’y a pas de futur, mais il y a un système qu’on doit accepter. Il n’y a pas de Führer, mais il y a un système omniprésent, rudement bien rodé.

Jean-Pierre Garnier : Oui, mais cela ne se passe pas de manière aussi explicite parce qu’il n’est jamais question du système actuel dans ces affaires-là. C’est une troisième différence, par rapport aux mouvements aussi bien révolutionnaires que contre-révolutionnaires. C’est l’apolitisme total (même si, pour nous, l’apolitisme est un phénomène politique) sous l’égide duquel est placé ce genre de phénomènes. Je citerai des commentaires qui se chargent de dire que cela réunit tout le monde par-delà les séparations et les divisions.
Libération, par exemple, : « Jamais auparavant, un personnage n’avait produit une telle unanimité de sentiments, transcendant toutes les barrières culturelles, raciales, religieuses, voire idéologiques. » « Funérailles globales », pas seulement parce qu’elles sont planétaires, mais aussi parce qu’elles englobent la totalité de la population. Je ne sais pas comment le Front National a fonctionné dans cette affaire (je dois dire que je manque de scientificité, car j’aurais du voir l’autre extrême).

C’est un phénomène nouveau. On peut mobiliser une foule en faisant totalement abstraction de référence à la politique. Il n’y a pas d’ennemis. Dans les mobilisations “socialistes” ou fascistes. Il y avait toujours des ennemis : c’était les juifs, c’étaient les bourgeois, ou l’Allemand, le Français… Il faut étudier le statut donné à cette foule, à ces “gens”, puisqu’il n’y a plus de classes, plus de couches, plus de divisions : ce sont les “gens”. L’expression qui a fait florès, devant laquelle tout le monde s’est extasié, utilisée par Tony Blair, qui est le consensus incarné (la droite et la gauche sont réunis en lui) : « Elle était la princesse du peuple et c’est ainsi qu’elle restera à jamais dans nos cœurs et dans nos mémoires. » « Princesse du peuple » a eu beaucoup de succès. « Princesse rebelle », L’Humanité, « anticonformiste », Le Monde…

On n’a pas assez insisté sur ce que voulait dire « princesse du peuple ». Cette expression a eu ce succès en même temps, qu’en France, on importait l’expression "la presse people". À part les spécialistes personne dans le grand public ne savait ce qu’était la presse "people". Puis, brusquement, on s’est mis à en parler. Blair a dit "People’s princess". Je dirais que c’est la "People Princess", la princesse de la presse de caniveau. La presse people, c’est la couverture médiatique des personnalités, qu’elles soient mannequins, stars de cinéma ou du sport, têtes couronnées, etc.…
Ce glissement est intéressant, si on passe du "people", le peuple qui avait quand même une connotation progressiste (il suffit de lire Michelet ou Victor Hugo, chez nous), à "people" au sens des "gens", le public, le grand public. Je m’appuierai sur la pub, sortie à l’occasion du lancement de la nouvelle émission de Michel Field à la télévision, qui s’appelle Public comme par hasard, et était en pleine du Monde. Cette pub donnait la définition du mot "public" (Petit Robert) : « qui concerne le peuple dans son ensemble ». Ici, c’est très clair. Autrement dit, il n’y a plus de clivage de classe. C’est le peuple en tant que spectateur, avec un statut qui n’est pas celui d’acteur. Il se trouve même Alain Krivine pour se féliciter de ce genre d’émission, puisqu’il qualifie l’émission de Michel Field de « journalisme citoyen ». Même pour la Ligue Communiste Révolutionnaire, les classes ont disparu. Pour l’anecdote, je signale que Field est l’un des cousins de Krivine.

Le peuple est voué au rôle de spectateur. Il ne s’agit plus de transformer le monde, il s’agit de le contempler. Il faut aller au-delà. Le peuple n’existe plus qu’à travers des personnalités auxquelles on doit s’identifier. Jadis, c’était le culte de LA personnalité. Aujourd’hui c’est le culte DES personnalités, mais ce n’est pas du tout le même culte. Il est apolitique. Les gens vont essayer de compenser la médiocrité de leur quotidien en s’identifiant à des gens à la fois hors du commun et comme eux. C’est ça, le coup de maître de l’opération Diana : Ils sont beaux, riches et célèbres, mais en même temps, ils sont comme les autres, ils meurent comme les autres. D’où tous ces truismes entendus sur la relativité de l’existence. Une honte.
Si je voulais parodier l’Internationale « Nous ne sommes rien, soyons tout », maintenant c’est : « nous ne sommes rien, mais nous formons un tout ». Ce tout existe non seulement à travers le regard commun face à l’écran de télévision, mais surtout avec la présence commune physique dans un espace donné à un moment donné. Le peuple veut redevenir acteur tout en restant impuissant. De plus en plus, pour pouvoir manipuler les masses, il faudra leur donner des lieux et des moments de grande intensité où elles pourront se regrouper. Il y a un désir de fusion, de fraternité, de complicité. Ce sont des valeurs du social qui sont détournées. Dans une société atomisée, où les gens sont anonymes, isolés et ont l’impression d’être interchangeables, il y a un désir compensatoire de fusion et de retrouvailles qui se satisfait à travers ce genre de manifestations.

Dans les stades, les fameuses vagues, les "olas" auxquelles se livrent les supporters, c’est le public qui érige sa propre massification en spectacle. Le public verrait bien mieux le match s’il restait devant son écran, surtout avec les grilles, il faudrait un téléobjectif pour voir quelque chose. Mais les gens sont là parce que non seulement il faut être là, mais il faut en être. C’est la nouvelle forme de massification des populations, c’est la présence massive des gens ensemble qui atteste de leur existence de peuple (au sens de Tony Blair, bien entendu, pas du tout en tant que sujet collectif, actif, historique). Ils sont l’histoire à défaut de la faire. C’est ce qu’a dit une participante interviewée par Le Monde à Londres : « Je suis venue parce qu’on voulait faire partie de l’histoire ». Ce n’est plus faire l’histoire. C’est Tony Blair, la Banque Mondiale qui font l’histoire. C’est être physiquement présent dans un événement qui est jugé historique. À partir du moment où la mort de Diana suscite un tel vacarme planétaire, c’est un événement historique.

Chroniques rebelles : Ça devient un repère. C’est pour cela qu’il y a tant de personnes qui se font photographier au pont de l’Alma, par exemple.

Jean-Pierre Garnier : On n’attend plus le Grand Soir, comme jadis, on attent le Grand Jour. Départ ou arrivée du Tour de France, enterrement de Lady Diana. On est dans le présent, No Future. Ce n’est plus la projection dans l’avenir. On ne fonctionne plus en termes de projets.

Dans Le Monde Diplomatique, il leur arrive de faire appel à d’autres personnes que l’anthropologue Marc Augé qui est maintenant préposé aux discours d’accompagnement béat de ce qui se produit.
Manuel Vasquez Montalban, auteur catalan de romans policiers, mondialement connu, a très bien résumé la situation au sujet du sport. Ça participe du même phénomène. Pourquoi ce changement d’attitude de la part de l’élite dite cultivée vis-à-vis de ce phénomène qu’elle méprisait jadis. Voilà ce qu’il dit : « En cette fin de millénaire, le football, qualifié d’opium du peuple au temps des dictatures, est devenu la drogue dure des démocraties. Il permet de répondre au manque de projet des sociétés globalitaires, comme à la paradoxale solitude des masses. » Il utilise le terme "globalitaire" qui a été mis sur orbite par Le Monde Diplomatique, auparavant pompé chez Noam Chomsky. Le Globalitarisme est très différent du totalitarisme classique. Les méthodes sont plus soft à condition que l’on ne résiste pas activement.

J’ai déjà insisté sur les dispositifs militaro-policiers qui se mettent en place pour réduire à néant les réfractaires avec l’approbation de la foule (voir l’exécution de Mesrine). S’il y avait des menaces terroristes, il y aurait sûrement des pratiques de lynchages médiatiques comme cela s’est passé vis-à-vis de l’ETA ou vis-à-vis de l’IRA Thatcher a laissé mourir de faim neuf ou dix militants en grève de la faim sans que le peuple anglais, sur lequel bave d’admiration Régis Debray, ne s’émeuve beaucoup. Les gens opposés aux régimes globalitaires où nous vivons ne bénéficieront pas d’une couverture médiatique "people" s’il leur arrive de vouloir faire une grève de la faim pour émouvoir les masses. Les immigrés, c’était limite, mais on n’en en entend plus parler.

Ces phénomènes participent d’un grand désir de réenchanter le monde. C’est ce que disaient les éditorialistes de la revue Esprit, dans un numéro récent : « Le monde doit être réenchanté ». Ils sont spécialisés dans le réenchantement tout azimut, y compris par le biais de la religion. Effectivement, à force de rabâcher aux gens qu’il faut en finir avec les grands récits, sous-entendu de l’émancipation, de la révolution, de l’amélioration pour le plus grand nombre, du progrès, etc.…, à force de leur dire que les vastes systèmes d’interprétation théorique n’ont plus cours, que les constructions intellectuelles globales ne sont plus valables, ça crée un sentiment généralisé de vide.

De plus, l’an 2000 est proche et, pour la grande masse des gens, y compris les hommes politiques (le nombre de discours qui commencent par "le troisième millénaire", "le XXIe siècle"), on a beau être passé dans un siècle plus laïque et plus rationnel, cette approche crée néanmoins une espèce d’hypnose. C’est dans cette hypnose que s’engouffrent les phénomènes auxquels on assiste. Ils n’attendent rien de l’avenir puisqu’on leur a expliqué que le progrès est une notion périmée. Si on attend quelque chose de l’avenir, ce n’est sinon le pire, du moins pire qu’aujourd’hui. Beaucoup de gens, dans les couches populaires, ont l’impression que leurs enfants vivront moins bien qu’eux. On ne croit plus au meilleur des mondes. On ne croit même plus à un monde meilleur. La conséquence en est la grande évasion. La grande évasion dans le présent, ou la grande évasion dans le passé. La grande évasion dans le passé, le retour au passé, c’est la fuite vers une religion traditionnelle, le culte du patrimoine.

Si je pointe du doigt vers les phénomènes de masse, ce n’est pas à destination des gens qui orchestrent ces mouvements, c’est pour essayer de résister. Résister, cela veut dire qu’on aille à contre-courant, mais aussi qu’on connaisse la dynamique qui anime ces mouvements-là.

En Angleterre, il y a eu quelques voix minoritaires qui n’ont pas eu voix au chapitre. Face à ces phénomènes, il y a des minoritaires, mais, en plus, ce qu’ils peuvent dire n’a pas d’écho. L’éditorial d’une revue connue de la gauche travailliste The New Statement disait : « Elle était la princesse du peuple, nous dit-on, et c’est ainsi qu’elle restera à jamais selon Tony Blair. Quand la princesse du peuple a les funérailles du peuple, quel espace reste-t-il pour la dissidence ? Celui qui n’est pas avec elle est contre le peuple. » Jadis, il y avait les foules fanatisées, il y a maintenant les foules chloroformées, aliénées d’une autre manière. Les mêmes foules peuvent pourtant se retourner. Il peut y avoir des lynchages médiatiques, les briquets qui s’enflamment lors de concerts de rock ou de pop sont exactement les mêmes qui peuvent s’allumer pour des autodafés.

L’enthousiasme est fondé sur une somme de frustrations et de rancœur. C’est un phénomène de décompensation. La morale, l’éthique est polluée, corrompue par ce contre quoi elle se promet de réagir. Ceux qui parlent d’éthique, aujourd’hui, sont les premiers à promouvoir un monde où la morale et l’éthique sont totalement absentes. Il y a eu un très bon article dans Libération de Jean Baudrillard, qui s’intitulait « le mondial contre l’universel ». Pour lui, le mondial est la globalisation capitaliste, la loi de la jungle, la précarisation, les inégalités, le mépris de faibles. L’universel, pour lui, ce sont les fameuses valeurs héritées des Lumières. Ces valeurs sont en voie de disparition au fur et à mesure que le mondial prend son essor. Mais il y a de la part des idéologues, des stratèges, des médiateurs de tous poils, une tentative pour réinjecter de l’éthique dans ce processus totalement immoral qu’est la globalisation. La compassion, érigée en valeur suprême, a un immense avantage. On se penche sur les pauvres, à condition qu’ils restent dans leur statut de pauvres. Si les pauvres prennent les armes, ils deviennent des terroristes, des combattants et l’on n’en parle pas ou seulement dans un quart de page du Monde. En revanche, s’ils meurent de faim la bouche ouverte, si possible sous les flashes…
C’est la Kouchnérisation ! Kouchner, Teresa, Diana, même combat.

Il faut quand même dire que le play boy avec lequel elle s’affichait (ainsi que son père) s’était enrichi dans le trafic d’armes. Ils ont trafiqué avec les dictatures les plus innommables. Mais elle luttait contre les mines anti-personnelles. En somme le couple légendaire : le complexe militaro-humanitaire. Avec Kouchner, il est réuni en une seule personne.
Pour en revenir à la frustration, on détourne le désir de fraternité sur des événements qui ne résolvent pas du tout les problèmes, qui font que la solidarité, le souci de l’autre, l’entraide ne sont plus que des vains mots. On reproduit, grâce à ces mobilisations totalement vides et creuses, les conditions qui permettent d’entretenir la passivité de la population. La population est actrice, uniquement en termes de spectacle, presque narcissique.

Comme cela ne résout pas à la longue les problèmes et les manques, il faut alors déchaîner les haines et trouver des boucs émissaires au lieu de trouver des cibles d’adoration, cela peut être très pratique. La manière dont on avait diabolisé Sadam Hussein, avec orchestration planétaire, est l’exact envers au plan stratégique de la manière dont les médias et les gouvernements ont encensé Diana.

Les valeurs sont détournées. Quand on parle du bien-être, on parle de quantité et non de qualité. C’est avoir plus de choses. Étant donné les politiques de rigueur, d’austérité, on dit qu’il faut transformer l’avoir en être. Vous ne pouvez pas avoir une augmentation de salaire, on va vous donner une dose de caritativisme. Je pense que cela ne peut pas durer beaucoup, car ce qui est au fond de ce désir de solidarité et de fusion (il y a toujours une nostalgie pour ces valeurs) est non satisfait. Tel le retour du refoulé, ces valeurs peuvent se manifester de manière totalement réactionnaire : le clanisme, le code des bandes, le micro nationalisme, les meutes sportives, le chauvinisme, le racisme, etc.…

Il y a un antifasciste de pacotille qui me tape sur les nerfs. Il ne voit pas que ce sont des formes déformées, monstrueuses, de manifestations d’un désir d’être ensemble. Mais, faute de pouvoir se manifester dans une perspective de lutte, (la solidarité, c’est contre quelqu’un quand on est progressiste), elles peuvent resurgir sauvagement. Les mêmes qui pleurent peuvent pendre haut et court l’individu qui trouble la cérémonie. Le passage de l’un à l’autre est très facile parce que c’est le même phénomène et les mêmes origines.

Serge July, dans un éditorial intitulé "Peace and Love" (ce qui est tout un programme) faisait une comparaison, fondée, même si les conclusions qu’il en tirait sont erronées, entre la grand-messe de Longchamp et le deuil planétaire de Diana. Il disait que dans ces deux phénomènes il entrait «  une quête effrénée, à bien des égards désespérée, des valeurs qui puissent civiliser et rendre supportable la modernité. » Si on remplace modernité par capitalisme, l’interprétation est qu’il y a une quête désespérée pour rendre civilisée la barbarie capitaliste. C’est moi qui traduit… July terminait en disant c’est « le rêve d’une mondialisation à visage humain ». Ce rêve ne sera jamais réalisé tant que la mondialisation se poursuivra sous l’égide du Capital. La mondialisation est synonyme de décomposition sociale, de décomposition intellectuelle et de décomposition morale.

Libération, encore, : « On note, en ces temps de mondialisation, l’absence d’éléments fédérateurs d’une planète que tout rapproche désormais mais que rien n’unifie. » C’est le propre du capitalisme de tout rapprocher, dès que c’est conforme à la logique du marché. Il faut faire sauter les frontières pour élargir les marchés, mais en même temps s’accentue une pulvérisation du social. On ne pourra jamais avoir une mondialisation à visage humain tant qu’elle sera capitaliste.

Marc Augé disait qu’on avait assisté à « un premier cours magistral de socialisme réaliste ». C’est le socialisme à la Tony Blair. C’est l’idée qu’en ces temps de mondialisation, d’européanisation, où les lois d’airain de l’économie ne peuvent pas être détournées, on ne peut plus espérer une amélioration réelle et continuelle, une amélioration des conditions d’existence pour la majorité. En quoi est-ce socialiste ? Selon Augé, Blair, Aubry, selon tous les bons apôtres de la gauche recentrée, selon les intellectuels de cour, il faut revenir à une conception humaniste du socialisme qui consisterait à demander au dirigeant politique, non pas de changer de politique, mais de se montrer plus humain, à l’écoute de la rue. Je cite : « il doit ressentir les choses de la vie comme le plus humain des citoyens. Il doit montrer qu’il souffre, qu’il hésite, qu’il peut se tromper. »

À ce moment-là, les gens vont se reconnaître dans leurs dirigeants. Ce que demandaient les Anglais à la famille royale, c’était de descendre de son piédestal. Être de gauche, ce serait, contrairement à l’arrogance de la droite, montrer que l’on est soucieux des sentiments, des émotions. Mais on fait la même politique. C’est un problème de style de gouvernement. Le Monde l’explique très clairement. C’est à cause des marxistes et des extrémistes que le socialisme a perdu son visage humain. « Souvenez-vous, avant de devenir scientifique et engendrer des dérives qui ont conduit à son effondrement, le socialisme fut d’abord romantique, nourrissant son action d’une vision humaniste de la question sociale. » Somme toute, c’est la version laïque du vieux catholicisme social, du XIXe, du pape Léon XIII en particulier, pour lutter contre la montée du mouvement ouvrier. Maintenant, les gens doivent se résigner et en même temps être heureux. Il faut en faire des ravis. Le ravissement est une forme de l’aliénation.

Et les intellectuels qui sont censés donner une perspective critique, que font-ils ?
Les intellectuels avaient auparavant des réflexions critiques sur les phénomènes de masse, à présent ils amplifient le phénomène. Et ils englobent tout le monde dans le même sac avec leur « nous ». Mondialisation, nostalgie des valeurs disparues, solidarité, charité, sectes, désocialisation, enthousiasme programmé, absence de repères donc reconnaissance dans le fait d’être comme tout le monde. Il n’y a plus de luttes, il faut donc faire comme les autres, ça rassure.