Chroniques rebelles
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Christiane Passevant
Elio Petri. Un cinéaste engagé et sans doute enragé
Article mis en ligne le 23 décembre 2014

par CP

Le triomphe du film de consommation « basé sur la violence, sur le sexe, [devenu] le plus pur produit commercial », Elio Petri en faisait le constat en 1976, alors qu’il tournait Todo Modo [1], film remarquable sur la classe politique italienne et la mauvaise foi. Et il ajoutait : « En même temps, on peut aussi continuer à dire que cette année, [1976] il y aura des films intéressants, les films de Bellochio, de Rosi, de Ferreri, et de Pasolini, Salo [par exemple]. C’est comme les autres années… Il y a un groupe d’œuvres d’avant garde, de pointe du point de vue social, politique, poétique. Et ensuite une masse stagnante de produits de consommation, lesquels réfléchissent cependant le degré de civilisation auquel nous sommes arrivés. […] Il manque la lutte en commun de groupes d’auteurs, il manque aussi des auteurs isolés de films pour un cinéma vraiment alternatif. […]

Des films qu’on voit dans des endroits différents, des films faits de façon différente, avec des caméras différentes, des visages différents, des
thèmes différents, un langage différent, des films qui durent vingt minutes au lieu de deux heures, ou six heures au lieu de deux heures.
[…] Je ne veux pas parler de cinéma aristocratique, [mais] de cinéma spectaculaire,
de cinéma populaire.
 » Il ne faut cependant pas oublier que les films, critiques ou non, « sont faits toujours dans le contexte de la production capitaliste, même s’ils sont contre cette production. C’est cela le problème de fond. »

Le problème de fond… Quelques décennies plus tard, qu’en est-il du
cinéma engagé et critique ? Le contexte de la production capitaliste
est inchangé sinon pire. On peut, en revanche, regretter que les films
«  alternatifs » se fassent rares, en Italie comme ailleurs, de même que
les conditions de production et de distribution cinématographiques aient
été revues à la baisse. Mais l’on peut également poser la question quant
au retour relativement récent sur les écrans de plusieurs films d’Elio Petri : est-ce un prélude au renouveau du cinéma italien, du cinéma de réflexion comme de la « comédie à l’italienne » ?

Après Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon [2] que l’on peut trouver en DVD, après la reprise de La Classe ouvrière va au paradis [3], de I Giorni contati (Les Jours comptés) [4], ou encore de L’Assassin — ces deux derniers films sortis en copie restaurée sur les écrans —, on apprend que La Dixième victime est en cours de restauration…
On se prend alors à espérer que le cinéma italien revienne sur nos écrans avec un « langage différent » et que le cinéma mièvre ou strictement commercial soit passé de mode… enfin peut-être…

Voilà des années que le cinéma d’Elio Petri est relégué, hormis quelques initiatives louables, aux oubliettes des salles de projections, avec l’étiquette
« dépassé » ou bien trop ancré dans une certaine époque. Vraiment ?! L’Assassin que l’on redécouvre aujourd’hui dans plusieurs salles en France — grâce à une distribution non parcimonieuse — bat en brèche ce jugement vain et donne à voir la dimension réelle de la profondeur et de la virtuosité du cinéaste.

Un cinéma dépassé, La Classe ouvrière va au paradis ? Critique acerbe de l’aliénation et du consumérisme. Dépassé et trop ancré dans la réalité des années 1970, l’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon ? Pamphlet au vitriol contre la police, la justice et les dérives fascistes des institutions étatiques. Et I Giorni contati (Les Jours comptés) ?
Réflexion sur le sens de la vie et du travail : hors de propos aujourd’hui ?

Il est vrai que les films de Petri, depuis l’Assassin — son premier long métrage (1961) —, sont de véritables coups de poings et n’ont certainement rien de consensuel. Mais il faut le souligner, rares sont les cinéastes d’une telle justesse dans l’observation critique de la société et de ses travers [5].

Lorsque Robert Altman cite ses mentors, Elio Petri en fait partie auprès de Fellini et de Bergman, car dit-il, « sur le plan politique, quel que soit le film,
ils prenaient une position d’artistes.
[Et] on ne peut pas être un artiste du XXe siècle sans s’occuper de politique. » Bel hommage à propos de l’engagement du cinéaste, comme celui d’ailleurs que lui rend Bernardo Bertolucci à propos de I Giorni contati (Les Jours comptés) qu’il voit comme étant à « mi-chemin entre le réalisme et l’existentialisme ».
Les films de Petri se distinguent par une originalité conjointe sur le fond et la forme, dans le contexte de l’époque certes, mais toujours aussi actuelle. Une démonstration percutante de l’humour noir et de la critique acerbe, ses films sont servis par un casting de comédiens et de comédiennes hors pair et admirablement dirigé-es.

Redécouvrir l’œuvre d’Elio Petri grâce à L’Assassin, actuellement sur les écrans en copie restaurée, c’est aussi retrouver un cinéaste qui a marqué deux décennies de cinéma engagé italien. Dans ce premier film, Marcello Mastroianni joue un antiquaire opportuniste et profiteur, accusé d’un crime qu’il n’a pas commis. On devine qu’il a abandonné certaines de ses convictions à son attitude désabusée vis-à-vis de la gauche italienne. Le personnage n’est guère sympathique bien qu’en butte au harcèlement policier. S’il n’est pas l’assassin de sa maîtresse, interprétée par Micheline Presle, il est « coupable d’inhumanité » par son égoïsme, son mépris des autres et son rejet du milieu populaire dont il est issu [6]. Durant sa garde à vue sur décision d’un commissaire manipulateur (Salvo Randone) décidé à le faire craquer, le présumé assassin revoit des scènes de sa vie, sa rencontre embarrassée avec sa mère qu’il renvoie dans son village, sa mauvaise conscience et son égoïsme face à la misère des autres, sa dernière entrevue avec la victime, sa liaison avec Nicoletta, fille de famille qu’il espère épouser en vue de parfaire son ascension sociale, ses magouilles pour obtenir des objets qu’il estime et achète une bouchée pain pour les revendre au
prix fort. À la question d’une ancienne connaissance, « Tu votes toujours pour nous ? », on devine à sa réponse qu’il a sans doute quitter un parti de gauche : « Oui, mais c’est de plus en plus difficile. »

Le noir et blanc du film épouse parfaitement l’ambiance d’une Italie aisée dont « le moralisme aime la grisaille hivernale ». La photo du film et le décor des cellules accentuent le climat d’oppression, d’enfermement jusqu’à l’irréalité et l’absurdité du piège. Et l’on retrouve dans certaines séquences de l’Assassin des impressions de perte de repères et de basculement dans la paranoïa, identiques au film de Welles, le Procès. Même regard traqué de Mastroianni et d’Antony Perkins [7] piégés dans l’univers judiciaire, même sentiment d’être un pion sur un échiquier où l’on a rien à faire. Le piège se referme et broie l’être humain. Un thriller non réaliste où les personnages se découvrent en petites touches, saccadées, et où la narration du film joue sur les surprises, au détour d’un plan, d’une séquence, et les « accidents » du récit. Du vrai cinéma !

Le film a eu des problèmes de censure, est-ce parce qu’il montre les agissements de la police en marge de la loi pour obtenir des aveux ?
Le commissaire (Salvo Randone) annonce déjà le personnage d’Enquête
sur un citoyen au-dessus de tout soupçon
qui portera une critique plus radicale du système judiciaire, « un leitmotiv d’Elio » déclare son avocate [8]. Paola Petri révèle que le film a été bloqué pour un plan qui montre les policiers salissant les escaliers de l’immeuble, un jour de pluie. Le producteur s’engagea alors de couper la scène, mais prit le risque de n’en rien faire.

À quand la prochaine reprise d’un film de Petri ? La Dixième victime devenu film culte ? « Le XXIe siècle est le siècle de la violence autorisée » faisait dire Petri à l’un des personnages. Écho à une citation tout aussi grave, « la répression, c’est la civilisation. », extraite d’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon. Vision lucide et pessimiste de son cinéma qui en fait sa force, son actualité et son universalité.

Jusqu’à son dernier film [9], Elio Petri sera un cinéaste dérangeant et sans concession. Son œuvre de réalisateur et de scénariste « s’est concentrée sur une série de personnages qui, avec leurs névroses, leurs problèmes mentaux et leurs phobies révèlent à différents niveaux comment la répression de la société capitaliste a un impact sur l’individu ». Alors si l’on ne cherche au cinéma que le divertissement béat, passif et imbécile, on risque de passer à côté des films d’Elio Petri. Son cinéma est un cinéma de réflexion, de réflexions au pluriel qui génère la prise de conscience… Un cinéma engagé, à coup sûr enragé [10].