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Christiane Passevant
Entretien avec Marianne Khoury, passionnée de cinéma
Article mis en ligne le 5 octobre 2015

par CP

Marianne Khoury naît dans le cinéma et, après un détour universitaire en économie et sciences politiques, elle s’y replonge totalement. C’est une productrice qui a un don, celui de découvrir des cinéastes de talent, c’est aussi une réalisatrice qui, dans son merveilleux documentaire, Les Passionnées du cinéma, nous fait connaître les origines du cinéma égyptien.

Au début du XXe siècle, six femmes vont se passionner pour le septième art, briser les tabous, participer au développement de l’industrie cinématographique et forger la mémoire du cinéma égyptien. Elles s’appellent Aziza Amir, Fatma Roushdi, Bahija Hafez, Amina Mohammed, Assia et Marie Queenie… Et la filiation se perpétue, non seulement avec Marianne Khoury, mais aussi avec toutes les réalisatrices que Marianne produit, par exemple Kamla Abu Zekri. C’est toute une nouvelle génération de réalisatrices, volontaristes, prometteuses, qui développent des idées et expriment des envies profondes. Toutes sont déterminées à occuper leur place dans l’univers cinématographique. Bref, des femmes qui s’emparent de la caméra…

J’ai rencontré Marianne Khoury au Festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier en octobre 2013. Elle y présentait une rétrospective des films de Youssef Chahine, des films qu’elle avait produit et non des moindres, de même que ceux de cinéastes comme Yousry Nasrallah, Atef Hetata, Hala Galal…

Elle présentait également le jeune cinéma égyptien, avec Heba Youssry et son premier film documentaire, My Sheherazade, de même que certains de ses propres documentaires comme le formidable Zelal, coréalisé avec Mustapha Hasnaoui. Zelal, c’est une plongée bouleversante dans le monde de l’asile psychiatrique qui fait notamment penser au travail de Marco Bellocchio sur le même thème et qui a pour titre Fous à délier (1968).

À l’issue de cette première rencontre durant le festival de Montpellier, je voulais la revoir pour comprendre son itinéraire dans le monde du cinéma et savoir si sa perspective du nouveau cinéma égyptien correspondait à mon impression de renouveau du grand cinéma égyptien.

Lors d’un passage à Paris, cela a donné un portrait bref, à son image, naturel et spontané, celui d’une indéniable passionnée de cinéma.

Marianne Khoury : Je suis née dans une famille où tout le monde faisait du cinéma. Mon père était producteur et mon oncle maternel était réalisateur. Ils se respectaient beaucoup mais venaient de générations différentes et avaient des caractères, des visions et des mentalités différentes. Mon père était ce qu’on appelle un self made man, il a d’abord travaillé aux tribunaux mixtes d’Alexandrie parce qu’il avait une très belle écriture. Il n’a pas pu poursuivre des études parce qu’il devait s’occuper de sa famille et a commencé à travailler très tôt. Il a trouvé par la suite un job dans la compagnie étasunienne, la Fox. Et c’est donc un peu par hasard qu’il a commencé à travailler dans le cinéma.

Dans la période des années 1950-1960, mon père est en quelque sorte devenu le roi de la distribution dans les pays arabes. Le frère de ma mère, Youssef Chahine, était l’artiste, le rebelle qui venait des États-Unis, celui qui avait des idées et voulait faire des choses. Entre eux deux, il y avait non seulement la différence d’âge, mais aussi des mentalités très différentes. J’ai grandi dans cette ambiance, je n’étais pas sûre de vouloir faire du cinéma mais j’ai toujours été intéressée par les gens. Pendant mes études, sans savoir ce que je voulais faire, j’étais portée vers la sociologie, le développement, les individus. J’ai finalement fait des études d’économie parce que mon père, sans doute inconsciemment, voulait m’éloigner du monde du cinéma parce qu’il pensait que c’était un métier difficile, où l’ego tenait une place prépondérante. Et surtout il voulait m’éloigner de Youssef Chahine, il pensait qu’il était trop rebelle et s’inquiétait à mon sujet. Il m’a donné la même possibilité qu’à mes frères de faire des études ; j’étais la plus jeune des trois enfants, mais il ne m’a jamais considéré comme une fille qui devait se marier, jamais. Il me disait « ton arme, c’est tes études. Il faut que tu saches faire de l’argent, pas forcément en avoir, c’est sans importance, mais il faut apprendre à en faire. Cela m’est égal si tu te maries ou non. » Il y a cinquante ans d’écart entre mon père et moi, et je dois dire que sa façon de penser était extraordinaire. Mon père est décédé en 1982, je suis née en 1958.

Christiane Passevant. : C’est en effet remarquable qu’un père pense que sa fille doit avant tout se réaliser et être indépendante financièrement, même encore aujourd’hui.

Marianne Khoury et Heba Youssry

Marianne Khoury : Absolument. Je me souviens, qu’alors que j’étais encore étudiante à l’université, quelqu’un de plus âgé, très aisé et de la même religion, a proposé de m’épouser, Mais mon père a refusé pensant que j’étais trop jeune et que je n’étais pas prête. Et ça s’est arrêté là.
J’ai donc toujours vécu dans ce milieu du cinéma, mais lorsque j’ai terminé mes études je ne savais pas si je travaillerai dans le cinéma. J’ai fait un master à Oxford et je suis retournée en Égypte. Je voulais y vivre et y travailler, contre la volonté de mon père qui me voyait plutôt faire ma vie à l’étranger. Il vieillissait et je voulais être à ses côtés, c’est pourquoi je voulais rentrer en Égypte. J’ai d’abord travaillé dans une banque et j’ai fait des études de crédits et de marketting pendant trois ans.

En 1982, après la mort de mon père, Youssef Chahine m’a proposé de travailler avec lui. J’ai alors franchi le pas. J’ai toujours été proche de Chahine. Il n’a pas eu d’enfant et j’étais attirée et intriguée par son travail. Lorsqu’il y avait des tournages, j’y assistais. Les comédiennes avaient souvent mon âge, comme Magda El Roumi dans Le Retour de l’enfant prodigue, une jeune chanteuse libanaise qui avait mon âge et n’avait jamais joué dans un film. Lorsqu’elle est arrivé au Caire avec sa mère, je lui ai prêté mon uniforme scolaire. J’étais donc proche de ce milieu et je l’observais sans en faire partie, mais en 1982 l’offre généreuse de Chahine m’y a plongée. Je n’avais aucune expérience dans le cinéma et il m’a proposé d’être producteur exécutif sur Adieu Bonaparte qui était une production énorme. J’avais l’élan, bien sûr, mais c’était un test : ou bien je passe ou je me noie. Et ça a marché. Mais c’était une énorme entreprise, 120 personnes, des ateliers partout, le studio Gallal au Caire où il y avait des ateliers pour les accessoires, les costumes, tout ce qu’on peut imaginer. Je n’ai pas fait d’école de cinéma, mais j’ai tout appris avec Chahine.

Adieu Bonaparte, Youssef Chahine (1985)

Lorsque mon père était encore vivant, je n’avais pas le droit de travailler dans le cinéma. Il était très sérieusement contre sur ce point. Il a pourtant travaillé avec Chahine à la fin de sa vie, mais c’était toujours conflictuel. Sur Adieu Bonaparte, je me suis moi-même découverte. J’étais très curieuse. Je m’occupais de la production, des contrats, de l’informatique qui venait de commencer et j’avais des idées pour le budget. J’ai beaucoup voyagé avec Youssef Chahine et j’ai beaucoup appris, mais pas du côté créatif parce qu’il ne voulait pas que je collabore avec lui sur cet aspect. Il avait pourtant une totale confiance en moi pour la production.

Christiane Passevant : Tes études d’économie l’ont certainement encouragé à te faire confiance.

Marianne Khoury : Évidemment et je suis donc entrée dans le monde du cinéma par la production. Cependant le côté créatif m’intéressait aussi et en fait je faisais des doubles journées. J’étais au bureau pendant la journée et la nuit j’étais sur le tournage. Je voulais être proche de la caméra et comprendre le processus. J’observai Chahine. Depuis le début, j’étais intéressée par le cinéma documentaire. Chahine me disait de m’en éloigner, que le documentaire était tabou et que dans nos pays, c’était une source de problèmes parce que donner la voix aux personnes marginalisées, à ceux et celles que l’on entend pas, on souligne tout ce qui est problématique. Il ne m’a pas vraiment encouragée dans cette voie, c’est certain, mais pendant les dix années de travail avec lui, je n’ai guère eu le temps d’y penser. Le travail était très intense.

Alexandrie, encore et toujours (1990)

J’ai participé à trois de ses films, Adieu Bonaparte, le Sixième jour et Alexandrie encore et toujours, avec également Albert Balsan dont j’ai énormément appris en ce qui concerne la production et le partenariat international. Nous avons travaillé ensemble sur Alexandrie encore et toujours, et je pense que Chahine est allé à la limite de ce qu’il avait envie de faire dans ce film, il s’est tout permis, il a joué, chanté, dansé. À la fin du tournage, mon frère est arrivé, j’étais enceinte et presque sur le point d’accoucher, c’était un bon moment pour que je passe la main à mon frère.

En reprenant le travail, je voulais faire autre chose. J’ai par exemple produit Yousri Nasrallah, de même que des premiers films et j’ai eu envie de passer à la réalisation. Avec la nouvelle caméra digitale qui permettait d’avoir des moyens moins lourds et des équipes plus légères, je me suis permis de réaliser. J’ai osé.

Le Temps de Laura, Marianne Khoury (1999)

Christiane Passevant : Quel est ton premier film en tant que réalisatrice ?

Marianne Khoury : C’est le Temps de Laura. Laura est une femme assez extraordinaire qui tient une école de danse avec une énergie hors du commun. Elle est d’origine italienne, née en Égypte, et a grandi dans la culture française de cette époque. J’ai découvert cette femme grâce à ma fille qui prenait des cours de danse chez elle. Le ballet ne l’intéressait guère, mais il était de bon ton que les filles passent par son cours, ne serait-ce que pour apprendre les bonnes manières. Je voyais cette femme chaque semaine et quand on la voit de dos, il est difficile d’imaginer son âge. C’est pour cela que dans la première séquence du film, on la voit de dos. C’est beaucoup plus un film sur l’identité qu’un film sur la danse.

Christiane Passevant : Je vois une constante dans tes films, c’est la présence des femmes. Les femmes reviennent…

Marianne Khoury : Peut-être. Les femmes reviennent…

Christiane Passevant : Elles reviennent dans ton travail de réalisatrice et de productrice. Je pense notamment au premier film de Ateff Hétata, les Portes fermées, très beau film sur la montée de l’intégrisme et le désir des femmes. Il faut rappeler que Atef Hétata est les fils de la célèbre féministe égyptienne Nawal Al-Saadawi. Le film a remporté l’Antigone d’or au Festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier en 1999 et a été distribué en France avec un certain succès. Et si je regarde ta filmographie, les femmes sont très présentes.

Marianne Khoury  : C’est certain. Pour le film de Atef Hetata [1], nous l’avons produit avec mon frère Gaby. Ce film n’est pas seulement sur la montée de l’intégrisme, mais aussi sur la relation mère fils qui est très importante. Ce film très significatif pour Atef et c’est pourquoi il a pris beaucoup de temps pour réaliser son second film.

Les portes fermées, Atef Hétata (1998)

Christiane Passevant : Ton premier film sur Laura et sa présence est remarquable, on le découvre à Montpellier en 2013 à l’occasion d’un hommage à ton travail, et parallèlement on voit également le premier film de ta fille. À nouveau, c’est la passation, comme d’ailleurs tu passes le relais à d’autres jeunes réalisatrices très prometteuses. Une manière de dire il faut que cela continue…

Ma Shéhérazade, Heba Youssry (2011)

Marianne Khoury : Pas seulement ça. J’aime réaliser, mais je me réalise aussi à travers les autres. Si j’ai un sujet qui me tient à cœur, je dois le réaliser, mais je sens également une satisfaction, un autre genre de satisfaction à travailler avec les autres. J’ai travaillé avec Heba Youssry qui a fait un film sur sa grand-mère, Ma Shéhérazade [2], et j’ai compris que j’étais intéressée par ce type de récit cinématographique autobiographique, avec des témoignages, des archives qui est en fait une manière de raconter sa propre histoire à travers la grande histoire, à travers le contexte du vécu. J’ai fait cela avec Heba et maintenant je produis un film avec Dinah Hamza, un film très personnel, politique et musical. Dinah est la fille d’un poète, Mohamed Hamza, et elle cherche le père à travers ce qu’il avait écrit pour les divas égyptiennes dont Abdelhalim, Ouarda, Najat… C’est après la mort de son père qu’elle a décidé de faire un film. Elle se sentait très seule et déprimée. Le montage n’est pas facile. C’est en fait ce genre de sujet qui m’intéresse.

Christiane Passevant : Le premier film réalisé par ta fille est dans la même mouvance.

Marianne Khoury : Elle a fait un film très personnel. Je pense qu’elle n’avait pas l’idée de faire du cinéma, elle rejetait même cette idée parce que vivre dans ce milieu et me voir sans cesse prise par le travail… Mais ses études en sciences sociales à l’Université américaine de Paris l’ont amenée à découvrir le cinéma, à le choisir comme spécialisation et à réaliser. Elle a alors songé à faire un film sur son grand oncle, Youssef Chahine. Elle m’a surpris. Elle a visionné plus d’une centaine d’heures d’archives pour conserver quinze minutes et je crois qu’elle a réussi en adoptant un angle personnel et original, celui de questionner les proches, son père, son frère, son oncle pour raconter sa vision de Chahine.

Marianne Khoury et Sara Shazli

Christiane Passevant : C’était émouvant de voir son film [3] dans le contexte de l’hommage à Youssef Chahine durant le festival de Montpellier. Pour revenir à ton film, Les Passionnées du cinéma, que j’ai beaucoup aimé, je pense qu’il est important pour ce qu’il révèle de la naissance et de l’histoire du cinéma en Égypte. On apprend que les femmes tiennent une place majeure, prépondérante dans le cinéma égyptien, devant la caméra bien sûr, mais ce que l’on ignore c’est qu’elles sont aussi les initiatrices de la production cinématographique. D’autant que l’on connaît les a priori de genre, la production et la réalisation étant réservées aux hommes, les femmes étant des actrices et éventuellement des monteuses ou des scripts. Découvrir que le rôle des femmes avait été important et dynamique dans cinéma égyptien, un cinéma qui a rayonné dans toute la région et bien au-delà, était pour moi une surprise fascinante.

Marianne Khoury : Je suis contente que tu soulèves cette question, car il existe de nombreux clichés tenaces, en Europe notamment. Cela donne envie de raconter l’histoire de manière différente. D’abord, j’ai fait ce film parce que je voulais en savoir plus sur le cinéma égyptien. Je venais d’une famille travaillant dans le cinéma, je faisais du cinéma, mais je connaissais peu l’histoire du cinéma égyptien. Alors j’ai voulu réaliser un film comme une enquête, avec une chercheuse, Nadia, qui entreprend un périple dans l’histoire du cinéma.

Les Passionnées du cinéma, Marianne Khoury (2002)

Christiane Passevant : Nadia, c’est toi…

Marianne Khoury : Oui. je devais jouer le rôle, mais je n’ai pas osé (rire). C’était un peu trop pour moi — jouer et réaliser —, donc j’ai demandé à Nadia qui outre le fait qu’elle est chercheuse dans la vie, s’intéresse au cinéma. Du coup, nous avons chacune très bien bien joué notre rôle. Nous sommes parties à la recherche de ces femmes et lorsqu’il n’y avait plus d’archives, j’ai voulu retrouver les décors… De nombreux films égyptiens ont disparu. Toute cette recherche nous a fait découvrir beaucoup d’autres choses. C’est pourquoi le film a pris cette forme d’enquête. Le film a été controversé et je suis contente qu’il t’ait plu. En fait, le public voulait voir plus d’extraits de films au lieu de Nadia à la recherche des passionnées du cinéma. Mais ce qui m’intéressait avant tout, c’était mon rapport à ces femmes et à leur histoire. D’autres sont plus qualifié-es que moi sur l’histoire du cinéma. Ma démarche était tout autre. Si je refaisais un montage aujourd’hui, il est certain que le film serait différent, mais il correspond à ma recherche et à mes découvertes d’alors, en 2002.

Christiane Passevant : Dans le film, on voit Nadia rencontrer de jeunes réalisatrices qui parlent de leurs projets, des difficultés qu’elles rencontrent. Notamment l’une d’elles parle de son court métrage qui, malgré le soutien dont elle avait bébéficié, n’avait pas été simple à faire. Elle est décontenancée par les obstacles et se demande même si elle va persévérer dans cette voie.

Kamla Abu Zekri à Montpellier en 2009.

Marianne Khoury : C’est Kamla Abu Zekri qui est devenue une grande réalisatrice. Elle a réalisé la série TV, Zaat, que j’ai produit d’après le roman de Sonallah Ibrahim. Les femmes qui parlent dans la séquence du café sont aujourd’hui les réalisatrices du cinéma égyptien. Les femmes sont très fortes en ce moment en Égypte et elles font de plus en plus de films.

Christiane Passevant : Kamla Abu Zekri a présenté son film Un-Zéro à Montpellier en octobre 2009. [4] Tu as l’impression que le cinéma égyptien s’ouvre aux femmes [5] ?

Marianne Khoury : Je remarque que les femmes sont plus têtues, plus agressives dans la réalisation. Elles foncent. Les hommes ont du talent, mais leurs idées sont plus dispersés et ça les ralentit.

Christiane Passevant : La filmographie que l’on découvre grâce à ton film, les Passionnées du cinéma, est impressionnante. Mais ce qui est aussi impressionnant, ce sont tes choix tant dans la production que dans les sujets que tu produis depuis 1982.

Marianne Khoury : J’ai commencé avec Chahine, et j’ai voulu produire d’autres réalisateurs et réalisatrices, des auteur-es, ce qui m’a donné la possibilité de travailler avec des cinéastes du monde arabe. Et j’ai beaucoup appris. Notamment pour les Passionnées, nous avons obtenu une aide de la commission européenne et nous avions une certaine liberté, car ce n’était pas par avance formaté comme pour la télévision. Par la suite, j’ai aussi produit des documentaires à base d’archives, des docu-fictions, Raja Amari, Hala Galal (Entre femmes, 2004), Mustapha Hasnaoui (quand la femme chante, 2003)…

Entre femmes, Hala Galal (2004)

Christiane Passevant : Tu n’as jamais voulu te lancer dans les films de fiction ?

Marianne Khoury : Pas encore. Je ne me vois pas faire une fiction conventionnelle parce que je ne pense pas avoir le talent de tout imaginer au départ. Chahine passait six mois sur son découpage, sur des story-boards, à écrire et dessiner chaque plan. Je ne pense pas avoir ce talent, je m’inspire de la réalité, alors ce sera peut-être plus une docu-fiction.

Christiane Passevant : Tu es plus inspirée à filmer une réalité urbaine ?

Marianne Khoury : Ce n’est pas nécessairement urbain. Mon dernier film, Zelal [6], n’est pas ancré dans une réalité urbaine ou autre. Mon intérêt réside essentiellement dans l’approche des gens.

Zelal, Marianne Khoury et Mustapha Hasnaoui (2010)

Christiane Passevant : Pourquoi avoir choisi avec Zellal de t’approcher de la « folie » si je puis le dire ainsi, car dans ton film on se demande qui est finalement fou ?

Marianne Khoury : La folie m’a toujours intéressée, parce que j’ai souvent entendu dire « cette personne est folle, mais très intelligente »,
j’ai donc voulu comprendre ce qu’était la folie. Je voulais m’approcher de
la « vraie » folie, celle qui est reconnue telle que. J’ai d’abord pensé entrer seule dans cet hôpital avec ma caméra, mais après avoir obtenu toutes les autorisations, j’ai eu peur. C’est un grand sujet et je ne voulais pas le louper. J’ai donc fait appel à Mustapha Hasnaoui qui est un ami, décédé depuis ; j’ai pensé qu’il pouvait m’accompagner dans ce projet, car le sujet l’intéressait aussi. Dans ce film, que les gens viennent de la ville ou de la campagne n’a pas d’importance, mon intérêt se porte sur les personnes.

Christiane Passevant : Durant la projection de ton film, j’ai pensé au travail cinématographique de Marco Bellocchio sur la folie, Fous à délier. L’important là aussi étant la personne et non pas l’étiquette qu’on lui colle.

Marianne Khoury : C’est pour cela que ces personnes dérangent. Les gens s’attendent à ce qu’ils et elles se conduisent bizarrement et voilà qu’ils entendent des choses, des vérités qu’ils n’ont pas le courage de dire. Et ces personnes le disent très bien. C’est troublant d’autant que les personnes sont attachantes.

Christiane Passevant : Dans Zellal, tu abordes des problèmes sociaux, ceux de la famille, du couple. Une des femmes raconte : « malgré mes efforts, il ne me regardait pas » et l’on sent son immense frustration. Et finalement, elle n’arrive plus à accepter ce manque affectif et à gérer au quotidien le déni de son mari. De faire semblant.

Marianne Khoury : Absolument. C’est d’ailleurs une des personnes que je préfère dans le film ; je l’ai revue ensuite chez elle. Elle ne restait pas à l’hôpital, elle y faisait des séjours. C’est ce que je voulais montrer, des personnes qui ne sont pas malades, mais rencontrent des problèmes dans une société qu’elles n’acceptent pas.

Christiane Passevant : Les personnes que tu rencontres ne sont pas forcément marginales, mais elles refusent la société telle quelle et ne jouent pas le jeu.

Marianne Khoury : Comme ce jeune garçon qui, dans le film, explique sa situation. Son père ne s’occupe pas de lui et il n’a pas besoin d’être interné pour le savoir. Ce sont des problèmes de tous les jours en fait, très ordinaires.

Christiane Passevant : C’est d’ailleurs les familles qui souvent semblent avoir des problèmes.

Marianne Khoury : Le père du garçon est un bon exemple. C’est lui qui devrait être soigné. Les moyens de traitement sont aussi en cause. Le médecin choisissant comme remède d’enfermer le garçon quinze jours afin qu’il aille mieux est irréaliste. Quand on a des problèmes psychiques, cela dure bien plus longtemps.

Christiane Passevant : Comment Zellal a été reçu par le public ? Et où a-t-il été programmé ?

Marianne Khoury : Le film peut mettre mal à l’aise, car il oblige à voir la réalité. Il a été montré dans beaucoup de festivals, à Venise par exemple, il a eu le prix de la critique à Dubaï, un prix donné par la Raï, mais il n’a pas encore été distribué en salles de cinéma. C’est un film fragile et j’ai voulu attendre un peu pour le montrer, dans des conditions particulières.

Christiane Passevant : Depuis quelques années, il y a une appétence pour les films documentaires en salles et le film pourrait être programmé sur grand écran.

Marianne Khoury : J’aimerais le sortir en salles en France, mais nous n’avons pas eu de proposition de la distribution.

Christiane Passevant : Tu est productrice, et la distribution des films ?

Marianne Khoury : C’est une obligation à présent de faite la distribution aussi. J’ai beaucoup produit au départ, sans m’occuper de la distribution ; maintenant, il faut accompagner les films, les programmer dans des festivals, les suivre. C’est tout un travail. En Égypte, on se retrouve à faire plein de choses ; tu touches à toutes les étapes du cinéma. Tu ne peux pas te permettre le luxe de seulement réaliser, produire ou diffuser. Il faut toucher à tout si tu veux mener à bien des sujets qui te tiennent à cœur.

Christiane Passevant : Et la diffusion des films, des films d’auteur en particulier ?

Marianne Khoury : C’est très difficile. Il faut voyager et aller dans les festivals. Les films sont programmés dans des festivals un peu partout dans le monde, au Canada, au Lincoln Center, à New York et ils sont appréciés. Mais la distribution reste très difficile. Il y aura peut être plus de public à présent avec le VOD et d’autres moyens de diffusion, mais avec les supports et médiums traditionnels, c’est difficile.

Christiane Passevant : Et le cinéma populaire égyptien ?

Marianne Khoury : Tu veux dire celui qui ne s’exporte pas. Je connais un seul producteur qui a compris qu’il peut couvrir ses frais de production en diffusant ses films à l’occasion des fêtes. Cela s’adresse à un autre public. C’est le seul producteur cependant qui arrive à produire des films, pour la saison des fêtes.

Christiane Passevant : Le cinéma populaire égyptien s’exportait bien dans les années 1960-1970, vers les pays du Maghreb par exemple ?

Marianne Khoury : Cela a considérablement diminué. C’était une autre époque du cinéma égyptien, le temps de mon père. Sans en avoir conscience, c’était très politique. Le cinéma égyptien a beaucoup voyagé à cette époque grâce aux grandes divas comme Oum Kalsoum, Abdel Halim Hafez, Mohammed Abdel Wahab, Farid El Atrache, Samia Gamal. Les grandes divas égyptiennes ont permis cet engouement pour le cinéma égyptien dans toute l’Afrique du Nord et c’est pour cette raison que l’on comprend l’arabe dialectal égyptien dans ces pays, alors que nous ne les comprenons pas. Les feuilletons égyptiens ont été aussi pour beaucoup dans la diffusion de la langue et de la culture. Maintenant, c’est bien moins qu’auparavant, car le cinéma s’est développé dans tous ces pays. Au Maroc, il y a une production de 25 films par an, en Algérie et en Tunisie également. En Égypte, le paysage est en train de changer.

Christiane Passevant : J’ai effectivement cette impression plusieurs années déjà. Il y a toute une génération de cinéastes qui réalisent des fictions, des documentaires, des courts métrages. C’est toute une effervescence qui s’amplifie depuis une dizaine d’années…

Marianne Khoury : On peut parler d’effervescence. Des jeunes veulent réaliser, même avec de petits moyens. La façon de produire évolue, c’est-à-dire que pour produite et réaliser, tous et toutes sont partenaires du projet. C’est un cinéma indépendant qui n’est pas lié à une grosse boîte de production ou à une institution. Pas mal de films ont été réalisés avec de petits moyens, à savoir que personne n’est payé, sauf pour ce qui est incontournable comme la location des caméras. Les films sont tournés en lumière naturelle. Avec de tels budgets réduits, il faut être très créatif dans la production et la réalisation des films. Mais le résultat est que ces films ont une fraîcheur et une originalité.

Christiane Passevant : Rags an Tatters de Ahmad Abdalla a gagné l’Antigone d’or au 35ème Festival du cinéma méditerranéen de Montpellier. Du même réalisateur, j’ai vu Microphone que j’ai aimé justement pour son originalité.

Marianne Khoury : Je connais Ahmad Abdalla, qui est très fort en technique. Il tourne beaucoup et est très sérieux dans son travail.

Christiane Passevant : Son inventivité m’a surpris dans Microphone. Le film n’est pas linéaire et sa construction est subtile.

Marianne Khoury : Ahmad Abdalla vient de la musique et y est très sensible. Il joue d’un instrument lui-même. Le film a démarré comme un documentaire et finalement la décision a été prise d’en faire une fiction. Et comme je t’ai dit, dans cette génération il y a beaucoup de filles. Ayten Amin a réalisé Villa 69 (2013) qui est d’une grande sensibilité.

Christiane Passevant : Quels sont les rapports entre ces jeunes cinéastes et ce mouvement est-il plutôt situé au Caire, à Alexandrie ?

Marianne Khoury : Au Caire et à Alexandrie. Quand nous avons fait un panorama du cinéma européen, la plus ancienne script, qui est est originaire d’Alexandrie, a été invitée. Elle est allée à Alexandrie avec des jeunes qui projetaient de faire un film sur elle. Il y a tout un groupe à Alexandrie qui travaille ensemble sur des projets très intéressants. Il faut dire qu’en Égypte, à part l’école officielle du cinéma, il y a beaucoup d’initiatives autour de l’étude du cinéma, dont certaines menées par des jésuites. Il y a eu toute une génération qui a appris le cinéma dans les ateliers créés par les jésuites.

Christiane Passevant : Un film que j’avais beaucoup aimé et qui avait obtenu un prix à Montpellier, c’est Winter of Discontent de Ibrahim El Batout. Très beau film pour le sujet, le jeu des comédien-nes et pour la lumière, mais qui n’a pas été distribué en France.

Marianne Khoury : Le film de Ibrahim El Batout est sorti en Égypte. Le film a été distribué aux États-Unis. Mais comme je te l’ai dit, la distribution est difficile en France, il faut pourtant continuer. Peut-être une aide permettrait à la distribution des films d’être plus large… Les distributeurs ne veulent pas prendre de risques. Les prix donnés dans les festivals peuvent aussi aider. Les festivals ne sont pas seulement une vitrine actuellement, ils aident à la distribution, au développement.

Christiane Passevant : Je reviens au privé. Tu as parlé de ton père au début de notre entretien. Mais quelle a été l’influence de ta mère ?

Marianne Khoury : Je crois que ma mère aurait pu être comédienne, elle ressemblait beaucoup à Anna Magnani. Mais du fait qu’elle soit la sœur de Youssef Chahine et d’être mariée à un producteur, elle n’a pas été dans cette voie. Chahine me disait souvent qu’il avait été jaloux d’elle parce qu’elle attirait tout le monde, naturellement, par son tempérament. Je crois qu’elle a ressenti une certaine frustration et que cela lui faisait plaisir de me voir réaliser ce je voulais faire. Elle m’a toujours soutenue. J’étais la plus jeune, j’avais deux frères aînés, et elle m’a fait comprendre qu’elle n’avait pas désiré de fille, mais nous avons été très proches. Ma fille lui ressemble beaucoup.

Christiane Passevant : Ta fille a fait ce premier film, Jo, un documentaire en hommage à Youssef Chahine. Tu souhaites qu’elle continue ?

Marianne Khoury : Je l’espère, mais cela dépend d’elle. Mon fils est aussi associé un projet, Zaouia. Il me dit toujours que nous avons des points communs, mais des manières différentes dans la gestion. Je me suis toujours dit que dans la vie il faut avoir une passion, alors mes enfants doivent avoir la leur.

Christiane Passevant : Peux-tu me parler de tes projets ?

Marianne Khoury : Je peux parler de ce projet auquel je tiens énormément, Zaouia. Zaouia, cela signifie petite fenêtre ou angle cinématographique, perspective… et Zaouia sera aussi hors les murs, dans d’autres salles, si un film a un potentiel et si les exploitants le prennent. Ce sera un réseau de salles d’art et essai en Égypte, géré par les jeunes. C’est d’abord une salle au centre du Caire, qui s’appelle Odéon, dont la programmation sera internationale, tous les genres confondus, des longs et des courts métrages, des films documentaires, des films indépendants. Le projet est important pour le cinéma égyptien. Le film restera à l’affiche deux semaines et il y aura aussi des événements, des thèmes, des découvertes toute l’année.

En production, j’ai le film de Dinah Hamza dont nos avons parlé et j’ai un autre projet, celui d’une comédie musicale moderne. Voilà. Je t’ai dévoilé beaucoup de choses. Ce sera toute la musique underground égyptienne d’aujourd’hui, mais je ne peux pas t’en dire plus, sinon que plusieurs personnes y travaillent, un auteur, un musicien, un chorégraphe…


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