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Samedi 4 novembre 2017
Décoloniser l’espace, décoloniser les esprits. Cinéma : Ex Libris. The New York Public Library de Frederick Wiseman. We Blew it de Jean-Baptiste Thoret
Article mis en ligne le 29 octobre 2017
dernière modification le 17 octobre 2017

par CP

Colonialisme et roman national : « Il faut décoloniser l’espace, il faut décoloniser les esprits »

Les Etats-Unis célèbrent Christophe Colomb depuis presque un siècle avec un jour férié fédéral, the Columbus Day. Or de nombreuses personnes sont revenu.es, outre-Atlantique, sur cet épisode du roman national états-unien et certains états en contestent même les faits : Christophe Colomb n’a pas « découvert » l’Amérique, mais l’a pillée, décimée, mise en esclavage… Il faut d’ailleurs rappeler que le génocide indien et l’esclavage ont présidé à la fondation des États-Unis. Il s’agit donc pour beaucoup de remplacer the Colombus Day par the Indigenous People’s Day (la journée des populations indigènes).

Qu’en est-il en France ?

En France, si les autorités et autres faiseurs d’histoire nationale sont prompts à critiquer les crimes racistes perpétrés aux Etats-Unis, il faut bien constater que « le chameau ne voit pas sa bosse ». Les négriers et autres massacreurs nationaux sont en effet toujours couramment et abondamment honorés : la statue de Colbert devant l’Assemblée nationale, l’aile Colbert du Ministère des Finances, les nombreuses rues, avenues, et lycées Colbert partout en France… On célèbre à qui mieux mieux, et sans se poser de questions, celui qui fut l’auteur, en 1685, du Code Noir pour légaliser l’esclavage, et donc l’organisateur d’un crime contre l’humanité.

« Vos héros sont nos bourreaux » déclare Louis-Georges Tin. « Il faut décoloniser l’espace, il faut décoloniser les esprits », et pour ce faire, il est nécessaire de stopper cette main mise sur la mémoire au quotidien dans les rues, sur le fronton des écoles, des institutions, sur les monuments…

«  Ni statue, ni avenue ! » Et le général Bugeaud ? questionne Olivier Le Cour Grandmaison. C’est « une insulte permanente à l’émancipation des peuples et aux Algériens [et Algériennes] en particulier, et à la République qu’il a toujours combattue et haïe. » Il n’est donc certes pas « scandaleux d’exiger que ses statues disparaissent et que [le nom de Bugeaud] soit effacé de l’avenue parisienne qui l’honore encore », non. Ce qui est scandaleux, ce sont les «  hommages toujours rendus au bâtisseur sanglant de la France coloniale et à l’ennemi de l’égalité, de la liberté et de la fraternité. »

Reste à savoir si les autorités sont prêtes à envisager cette décolonisation des espaces et des esprits…

En compagnie de Louis-Georges Tin, président du CRAN (conseil représentatif des associations noires de France) et auteur d’Esclavage et réparations. Comment faire face aux crimes de l’histoire (Stock) et de Olivier Le Cour Grandmaison, auteur, entre autres, de trois livres essentiels (Fayard) pour analyser et comprendre le colonialisme et ses conséquences : Coloniser. Exterminer (2005), La République impériale. Politique et racisme d’État (2009) et L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies (2014).

Ex Libris. The New York Public Library de Frederick Wiseman est sur les écrans depuis le 1er novembre. Frederick Wiseman ou comment faire oublier sa caméra pour saisir la vie, observer le comportement social, les institutions, les désaccords ou les enthousiasmes pour redonner l’envie de connaître l’autre, les autres.

Les discussions sur l’art, la culture, le savoir, les attentes de la population des différents quartiers, la conservation de la mémoire, de l’histoire… font en quelque sorte de ce documentaire passionnant, Ex Libris, une plateforme pour des débats et des questionnements sur la place à accorder à la bibliothèque publique. The New York Public Library est parmi les plus importantes bibliothèques publiques au monde. Et ne craignez pas d’être lassé.e par la longueur du film, en fait c’est une suite de rebondissements et de découvertes.

We Blew it de Jean-Baptiste Thoret sort le 8 novembre. C’est tout à fait un autre univers. Dès le générique, le montage cut, serré et rapide nous place dans une ambiance quelque peu vertigineuse. L’histoire états-unienne défile vitesse grand V sans laisser le moindre répit, toute l’histoire en tourbillon des années soixante et soixante-dix, celles où les luttes et l’amorce d’utopies influençaient une partie de la jeunesse à refuser en bloc, le système de vie, les codes sociaux, la consommation, le fric, la compétition et le fétichisme de la marchandise… Seulement voilà «  We Blew it  » dit Peter Fonda à Denis Hopper dans Easy Rider (1969). Film et phrase prophétiques s’il en est puisque quelques décennies plus tard, après la mascarade de l’épisode Reagan, à partir de 1981, on arrive à l’élection d’un Trump, riche, ignorant et populiste, qui fait penser au dictateur de Charlie Chaplin, avec ses outrances, sa mégalomanie et ses tendances fascisantes.

We Blew it de Jean-Baptiste Thoret n’est pas un film à la gloire ou aux regrets des années soixante, c’est une forme de constat et de voyage personnel à travers les Etats-Unis, le cinéma et la route… Les questions qui sous-tendent tout le récit demeurent prégnantes : comment peut-on passer des refus exprimés dans les années soixante à Donald Trump ? Pourquoi ce pays fait-il encore rêver ou exerce-t-il encore tant d’attirance ? Good questions comme dirait l’autre ! À nous d’y réfléchir.
Le film est superbe et captivant, entre fascination et angoisse. Jean-Baptiste Thoret connaît certes bien les Etats-Unis et les témoignages croisés provoquent des réflexions au rythme du montage… Et la bande son est sublime. Le 8 novembre au cinéma.

En attendant les hirondelles de Karim Moussaoui. Trois histoires dans l’Algérie actuelle, trois récits imbriqués les uns dans les autres, qui reflètent la diversité de la société algérienne, les différents milieux et les différentes classes. « Cette multiplicité des personnages, avec, en marge des récits, des digressions qui révèlent ou suggèrent d’autres situations possibles » permet au réalisateur de se saisir des questions majeures qui l’interrogent sur son pays. Par exemple le lien entre présent et passé, qui ne joue pas le même rôle selon les personnages. Le film montre également le poids social des traditions, notamment concernant les femmes.
Un très beau film dans cette vague prometteuse du jeune cinéma algérien.
En attendant les hirondelles de Karim Moussaoui sort le 8 novembre.

À l’Ouest du Jourdain d’Amos Gitaï est sur les écrans depuis le 11 octobre. Pour la première fois, depuis Journal de campagne tourné en 1982 dans les territoires occupés, le réalisateur reprend sa caméra pour filmer en Cisjordanie et témoigner des liens entre la population palestinienne et les activistes israéliens et israéliennes. « C’est [déclara-t-il] avant tout un constat sur ce qui se passe sur le terrain et sur l’évolution des esprits. Face à une situation politique bloquée, des initiatives individuelles émergent. » Évidemment le gouvernement ne leur facilite pas la tâche. Par exemple, une loi interdit au groupe Breaking the Silence (briser le silence) de parler de l’occupation dans les écoles. On sait aussi que les profs n’ont pas le droit de parler de la Nakba (l’exil forcé de la population palestinienne en 1948) sous peine de renvoi.

Parmi les groupes et les personnes qui interviennent dans le film, B’Tselem (pour les droits humains dans les territoires occupés de Palestine ), Breaking the Silence (qui recueille les témoignages de soldats qui ont effectué leur service militaire en Cisjordanie et à Jérusalem), The Parents circle (qui réunit des familles israéliennes et palestiniennes qui ont perdu des proches en raison de la situation), Gideon Levy, journaliste et écrivain engagé contre l’occupation, l’école de Bédouins de Khanal Ahma, près de Jérusalem, menacée de démolition.

C’est un film important pour comprendre la situation dans cette partie du Moyen-Orient. De même, Derrière les fronts. Résistance et résiliences en Palestine d’Alexandra Dols qui filme Samah Jabr, psychiatre, qui fait ce constat sur l’occupation et ses effets dévastateurs : « Au quotidien, la colonisation n’est pas seulement celle des terres, des logements, du ciel et de l’eau. Elle ne cherche pas simplement à s’imposer par les armes, mais travaille aussi les esprits, derrière les fronts. »

Lorsque l’on voit les conséquences de l’occupation et ses effets sur la vie quotidienne, sur une population qui n’a connu souvent que celle-ci avec les humiliations, la violence et les faux espoirs, on peut parler de sociocide et on peut se demander comment sortir de l’impact d’une colonisation sur les esprits. Libérer les territoires sera insuffisant, il faut aussi libérer les esprits.
Derrière les fronts. Résistance et résiliences en Palestine d’Alexandra Dols sera en salles le 8 novembre.

Jeune femme de Léonor Serraille est sur les écrans depuis le 1er novembre.
Film intimiste et spontané à la fois, un film de femmes, tourné pas des femmes et sur une femme.
Paula, fantasque et paumée, revient en France et est larguée par son compagnon. Trente ans, sans boulot, sans compétences particulières et sans domicile, elle va se débrouiller comme elle peut, en trichant ou en saisissant toutes les opportunités qui se présentent.
Drôle de fille, touchante et agaçante, libre et aliénée… Et vient à l’esprit que ce portrait de femme trentenaire pourrait correspondre à une génération. À débattre… on peut voir le film depuis le 1er novembre.

La Lune de Jupiter de Kornel Mundruczo sort le 15 novembre.
Il est rare de voir au cinéma une violence envers les migrants avec un tel réalisme qui frôle le documentaire, de même est montré sans aucune concession le racisme et l’inhumanité. Source de haine ou de profit, les migrants et migrantes sont traité.es avec une brutalité inouïe, à peine comme de la marchandise, qui n’est pas sans rappeler des images de la Seconde Guerre mondiale. Mais au réalisme de la brutalité contre les personnes migrantes, le réalisateur ajoute l’incroyable, le fantastique, un jeune migrant est blessé par balles à la frontière et soudain ce dernier se met à léviter.

Il s’échappe du camp de réfugiés où il a été placé grâce à un médecin peu scrupuleux, qui comprend tout l’intérêt qu’il peut tirer d’un tel phénomène et de la situation. Le jeune Aryan vole dans les airs, fait des miracles et le médecin empoche l’argent. Mais tout se complique… Alors que le film revient au thriller sur fond de terrorisme… « Il était important pour moi de considérer ce film comme une histoire européenne, ancrée dans une Europe en crise, notamment en Hongrie. Mais en même temps, j’avais envie de lui donner des airs de science-fiction contemporaine. »
Les trucages sont simples et très beaux aussi… Ce qui ne gâte rien. Le film sort le 15 novembre.

Paradis d’Andreï Konchalovsky est également sur les écrans le 15 novembre.
Le film reprend l’idée inscrite à la fin du film d’Alain Resnais, tant décrié au moment de sa sortie, Nuits et brouillard. Penser que le massacre par les nazis, avant et durant la Seconde Guerre mondiale, des populations juive, tzigane, des politiques, des marginaux, des malades mentaux, était exceptionnel, est hélas faux.
Pour cela, le réalisateur met en scène trois personnages devant une même situation extrême et analyse leurs motivations, ce qui les pousse à des attitudes différentes, la rébellion, la résistance, le conformisme, la complicité, l’intérêt sordide… La banalité du mal.

Quand arrive la Seconde Guerre mondiale, les trois personnages vont devoir choisir : Olga, aristocrate russe émigrée en France et plutôt futile, rejoint la Résistance ; Jules, français moyen, est un fonctionnaire de police de la Collaboration, prêt à tirer parti de toute opportunité ; Helmut, issu de la noblesse allemande, est à la fois séduit et dégoûté par le régime nazi et devient officier SS dans un camp d’extermination.
Karl Jaspers écrivait en 1946 : « Ce qui est arrivé est un avertissement. Il doit être remémoré continuellement. Si les camps ont existé alors ils peuvent de nouveau exister, n’importe quand. Seule la mémoire peut empêcher cela de recommencer. Le danger à présent est le déni, l’oubli, le refus de croire que c’est effectivement arrivé. »
Paradis d’Andreï Konchalovsky sort le 15 novembre.

Western de Valeska Grisebach
Western met en scène un groupe de travailleurs allemands, assez beaufs, sur un chantier de construction dans la campagne bulgare. Fiction ou documentaire ? La frontière est peu visible entre ces deux expressions. Le film est étonnant par la justesse de l’observation du groupe qui arrive là en pays conquis, surtout pour le responsable du projet, n’ayant que mépris pour la population du village, qui bien sûr se méfie.

La nature, les préjugés… Un des ouvriers va tenter de prendre contact avec les villageois, mais il n’est pas simple de briser la défiance et pas simple non plus d’aller contre les différences. Un film très original sur les rapports de domination.
La sortie de Western de Valeska Grisebach est le 22 novembre.

Enfin La educacion del Rey (l’Éducation d’un roi) de Santiago Esteves est également dans les salles de 22 novembre.
Le réalisateur déclare avoir voulu faire un polar pour aborder la réalité contemporaine en Argentine. En effet, « une frange importante de la jeunesse appartient à la troisième génération de pauvreté structurelle : leurs parents et leurs grands-parents sont pauvres, ou l’ont été au cours de leur vie, et eux-mêmes vivent comme des marginaux. Faute d’autres possibilités, le délit apparaît comme un moyen de survie économique et sociale. » Stigmatisés par la société, ils sont même utilisés par des policiers véreux pour des cambriolages. C’est le sujet de ce film.

Le frère du jeune Reynaldo l’embarque dans un cambriolage qui tourne mal et en tentant de fuir, il tombe dans le jardin d’un couple. Bien que le fils du propriétaire veuille appeler la police, son père comprend que le gosse est naïf et décide de l’aider.
Sur fond de corruption et de violence policière, ce polar fait un état des lieux très intéressant.
La Educacion del Rey de Santiago Esteves sort le 22 novembre.