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Samedi 25 juillet 2020
Station Metropolis direction Coruscant d’Alain Musset. Vie™ Jean Barret. Tijuana Bible de Jean-Charles Hue. Hôtel By the River de Hong Sangsoo
Article mis en ligne le 31 juillet 2020
dernière modification le 17 juillet 2020

par CP

Station Metropolis direction Coruscant
Alain Musset (Belial)

Vie™
Jean Barret (Bélial)

Tijuana Bible
Film de Jean-Charles Hue (29 juillet 2020)

Hôtel By the River
Film de Hong Sangsoo (29 juillet 2020

Station Metropolis direction Coruscant
Alain Musset (Belial)

Le monde s’emballe… L’imminence d’une catastrophe environnementale ou l’attraction plus ou moins dissimulée d’une société autoritaire pour certain.es — entre totalitarisme et démocrature — amènent à observer sous tous les angles les sociétés contemporaines, la transformation de leurs espaces et à anticiper des sociétés futures à brève et moyenne échéance. D’ailleurs doit-on parler encore de sociétés différentes dans un monde uniformisé dans presque tous les domaines par la globalisation capitaliste ? Il sera donc question de capitalisme, d’uniformisation, de pollution, de surconsommation, de pandémies, d’apprentis sorciers de l’« après nous, le déluge ! »… Par exemple, écrit Alain Musset, dans les récits de science fiction, en littérature comme au cinéma, les cités du futur « sont toutes bâties sur les mêmes schémas dystopiques : gigantisme, surpopulation, hyper concentration des activités industrielles et commerciales, pollution, violence, peur de l’autre, racisme, oppression des minorités ethniques, exploitation des classes sociales [jugées] inférieures au profit d’une élite sans cœur et sans scrupule  »… Avec pour résultat la destruction irrémédiable de la nature pour cause de « progrès », ça c’est l’argument avancé : faut-il encore savoir lequel ? En réalité, il s’agit du profit dont bénéficie une minorité au détriment de la majorité de la planète.

Le modèle de la Babylone du futur ? On en est très proches, sinon on peut dire que c’est déjà en partie réalisé dans les mégapoles devenues des monstruopoles, créant des situations chaotiques décrites par la science-fiction. Cela génère une réflexion sur « un certain nombre de problèmes que posent pour nos sociétés modernes le rôle ambigu de l’État, la légitimité de la violence, les faiblesses du système [qualifié de] démocratique, les valeurs de l’individualisme ou le pouvoir symbolique que s’arrogent des communautés antagoniques au nom de leur identité collective. » En fait, souligne Alain Musset dans son nouveau livre, Station Metropolis direction Coruscant, « entre la mégapole d’aujourd’hui et la monstruopole de demain, la frontière est ténue. » Ainsi, étudier les villes futures à travers l’univers de la science-fiction peut s’avérer révélateur du point de vue de la sociologie et de la géographie urbaine. « En effet, la science-fiction accompagne ou anticipe les transformations de la ville et des sociétés urbaines tout comme le font les sciences sociales. »

« La ville intelligente de l’avenir, la smart city, aujourd’hui présentée comme la solution à tous nos problèmes [est en réalité] un outil de pouvoir et de contrôle au service des classes dominantes. » De même, elle symbolise la hiérarchie… En haut ou au centre, la minorité des riches, en bas ou dans la périphérie, ghettoïsé.es, ceux et celles qui vivent dans la merde et de la merde… On se souvient du reportage terrifiant de Jack London publié en 1902 sous le titre, le Peuple de l’abîme… alors où est ce « progrès » si souvent évoqué et justifiant souvent le pire… Bien sûr, ce n’est plus dans l’East End londonien que cela se passe, mais à Bombay, Rio, Mexico, Los Angeles, Dehli, Le Caire, la liste est fort longue… À Paris, le nombre de personnes et de familles sans abri augmente à la cadence des fortunes des plus riches…

Dans Station Metropolis direction Coruscant, Alain Musset revient sur l’importance à accorder à « l’inscription spatiale des faits sociaux et aux relations ambiguës qui s’établissent entre les lieux physiques, les représentations sociales et les imaginaires. » Or, « la métaphore ou la caricature [des] sociétés soi-disant libérales qui ont érigé “l’égalité des chances” en vertu cardinale [elles passent sous silence] que les dés sont toujours pipés et que les seuls gagnants sont ceux [et celles] qui n’ont pas besoin de jouer. »

Vie™
Jean Barret (Le Bélial)

En illustration du propos d’Alain Musset, et comme en miroir, le roman de Jean Barret, Vie™, où le citoyen X23T800S13E616 — il paraît que c’est l’avenir ! —, autrement nommé Sylvester Staline, n’attend qu’une chose : que le jeu contraint et truqué cesse. Le cauchemar d’une existence hyperconnectée, avec un temps de vie subdivisé entre travail, amour, amitié, divertissement, l’insupporte jusqu’à se suicider chaque soir. Une manie, Une manière de rébellion ?

Et chaque matin ça recommence… il fait son boulot — tourner des cubes colorés — il se pose des questions, tente de se distraire et d’échapper un temps à cet univers connecté, classé, arbitré, concentrationnaire, du fast food de la pensée anticipée pour lui et les autres citoyens et citoyennes numéroté.es… Il ne se passe rien, rien ne change, pourtant il n’est pas question pour lui de faire appel à la bouée d’un algorithme du bonheur, non, décidément, Sylvester n’a pas envie de jouer le jeu… Néanmoins le jeu de rôle est de rigueur dans cette Vie TM, et pas question de se défiler.

Vie™ de Jean Barret, un futur au goût du présent ? Une vision exacerbée d’aujourd’hui ? Peut-être et il y a même quelques prophètes normalisés qui traîne dans le monde aseptisé et cadré de Sylvester. Mais voilà que débarque dans cet univers morne le vent de la révolte, V, qui se présente comme l’idée de la révolution incarnée numériquement, bref celui qui veut faire tout dérailler et déclare : « Je suis le premier disciple d’une révolution nihiliste, terroriste et anarchiste. Je suis une idée à l’épreuve des coups, à l’épreuve des balles, à l’épreuve des hommes. Je suis votre double. »

Vie™
Jean Barret (Le Bélial)

Tijuana Bible
Film de Jean-Charles Hue (29 juillet 2020)

Nick, un vétéran américain blessé en Irak, vit dans la Zona Norte, le quartier chaud de Tijuana. Il y fait la connaissance d’Ana, une jeune mexicaine à la recherche de son frère disparu depuis quelques semaines. Ensemble, ils vont plonger dans les bas-fonds de cette ville aux mains des narcos-trafiquants.
Le générique se déroule sur le mur qui sépare le Mexique des Etats-Unis, un mur sans fin, qui laisse une impression concentrationnaire. Dans cette zone désertique, erre un type paumé, ex marine, traumatisé par la guerre d’Irak, qui a atterri à Tijuana pour la came et parce que là on ne lui demande rien. Tijuana, la frontière, on sait depuis longtemps la violence qui y règne, les assassinats de femmes, les maquiladores

Le film raconte une réalité sans fard, quasi documentaire. Inspiré par les témoignages recueillis par le réalisateur et ses observations, le récit reprend l’éternel opposition du bien et du mal, d’où le titre : « ce titre parle déjà de Tijuana, de son ambiguïté permanente. C’est aussi l’histoire du film, avec l’éternel penchant d’un côté — le personnage de Nick qui vient s’oublier dans la came — et le bon pasteur de l’autre, Ricardo, inspiré de l’authentique récit d’un ancien marine déporté des Etats-Unis tombé dans la drogue à Tijuana, qui, après la rencontre d’évangéliste, est devenu ce pasteur un peu étrange, en uniforme de cérémonie et a fondé sa propre église. […] Dans ce scénario tout est vrai : les histoires sont soit des histoires qu’on m’a racontées, soir des choses que j’ai pu voir. »

Le film est impressionnant pour la violence crue qu’il montre, où la mort semble anecdotique, et le fait que ce soit un gringo qui joue le rôle de révélateur est étonnant. On se souvient évidemment du film d’Orson Welles, la Soif du mal, qui joue de ce climat inquiétant d’une ville frontalière, où tous les coups sont permis. Avec cette variante de la globalisation qui a renforcé la violence, banalisé le crime. La vie des autres n’a plus de valeur, les exécutions sont quotidiennes : « Les scènes que je préfère ont été en partie improvisées, et parfois plus difficiles à tourne que les autres. Par exemple au cimetière, à cause de la vague de crimes très forte, il y avait beaucoup de morts enterrés dans la fosse commune. Il y avait des tombes ouvertes, les odeurs étaient très fortes… c’était très difficile pour tout le monde de ce que l’on voulait obtenir. »

Au milieu de ce chaos, il y a Nick, un homme cassé, et Ana lumineuse et déterminée. Un portrait de femme très fort — « elle parle aux morts » —, ne craint pas de poser des questions ni de déambuler dans la Zona Norte : « c’est le quartier de la prostitution et de la drogue, auquel s’ajoute toute la faune interlope qui s’acoquine à ça : les Mexicains déportés des Etats-Unis. C’est la Cour des miracles dans le Paris de François Villon, à la différence que même si c’est très petit, c’est vraiment le cœur de Tijuana, qui est une ville conçue “pour le plaisir” des Américains : jeu, alcool, prostitution (homme et femmes). Une fois que tu es dans la Zona Norte, il y a une forme d’égalité. Les Mexicains ne sont pas dupes, ils savent très bien que les gringos sont souvent es white trash, des traîne savates, ils pourraient leur reprocher les déportations mais ils ne disent rien. La Zona Norte est une affaire d’ambiguïtés. Ce n’est pas facile à montrer. Beaucoup de gens tombent amoureux de cet endroit. Ils ont pourtant de réels problèmes, mais ils n’arrivent pas à en décoller ; ça devient leur identité. […] Il y a tous ces néons la nuit… quelque chose de féérique et dangereux où les gens ont l’impression de vivre intensément, quitte à se brûler. » Et c’est le cas de Nick, un survivant, qui jongle avec des ombres, et se demande pourquoi il en a réchappé.
Tijuana Bible de Jean-Charles Hue au cinéma le 29 juillet.

Hôtel By the River
Film de Hong Sangsoo (29 juillet 2020

Dans un hôtel au bord d’une rivière, tout est enneigé — un blanc immaculé — qui donne au décor une force de l’irréel et une impression d’espace feutré. Dans une des chambres, avec vue intrusive du décor nuageux, se trouve un vieux poète, qui semble à un tournant de sa vie. Bilan, regrets, sentiment de culpabilité ou besoin de pitié ? Rien n’est tout à fait explicite dans cette invitation, qui se présente comme une demande d’aide, tout est suggéré par des mots ordinaires dans un moment qui ne l’est pas.

Le poète, convaincu qu’il est au seuil de sa mort, a demandé à ses deux fils de venir le rejoindre à l’hôtel, pensant sans doute pouvoir pallier à ses absences paternelles, expliquer les choses de la vie selon sa perspective. Les deux jeunes hommes se retrouvent, perplexes presque méfiants, devant leur père vieillissant sans avoir oublié les manques dont ils ont pâti et ne comprennent pas vraiment la nécessité de ces retrouvailles familiales tardives. Les promenades nocturnes, le restaurant, la rivière invisible, autant de détails qui concourent au récit sans qu’on puisse vraiment prendre une distance.
L’hôtel est désert, l’extérieur est minimaliste, il fait un froid vif, pourtant une autre chambre est occupée par une jeune femme trahie par l’homme avec qui elle vivait. Un refuge au désespoir amoureux où une amie la rejoint à sa demande. Deux tristesses se croisent et cherchent des réponses sans les trouver.

Le film se conclut par un poème, écrit au moment du tournage comme l’explique le réalisateur : « alors que je rédigeais le scénario devant la station-service située en face de l’hôtel. J’étais intrigué par cet endroit. L’idée d’avoir un poème à la fin du film m’est venue quelques jours avant le tournage de la scène dans le restaurant. L’ambiance morne de la station-service que je voyais en marchant la nuit m’a fait penser que je pourrais m’en inspirer pour écrire ce poème. Je ne me souviens pas exactement dans quel état d’esprit j’étais. C’est flou mais je crois que je pensais que ce serait une bonne idée de décrire le sentiment de remords ou de rébellion d’un poète face à une fin. » Un film magnifique et profond.
Hôtel By the River de Hong Sangsoo au cinéma le 29 juillet.