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Samedi 19 mars 2022
L’Empire du silence de Thierry Michel. Medusa d’Anita Rocha da Silveira. Money Boys de C. B. Yi. Bruno Reidal de Vincent Le Port. En nous de Régis Sauder. 34ème rencontres de Toulouse, CINELATINO.
Article mis en ligne le 23 mars 2022
dernière modification le 24 mars 2022

par CP

L’Empire du silence de Thierry Michel (16 mars 2022)

Medusa d’Anita Rocha da Silveira (16 mars 2022)

Money Boys de C. B. Yi (16 mars 2022)

Bruno Reidal
Film de Vincent Le Port (23 mars 2022)

En nous
Film de Régis Sauder (23 mars 2022)

Cinélatino et les 34èmes rencontres de Toulouse
Du 25 mars au 3 avril

www.cinelatino.fr

L’Empire du silence de Thierry Michel (16 mars 2022)

Le film de Thierry Michel, l’Empire du silence, retrace l’histoire de la République démocratique du Congo depuis les trois dernières décennies. Le film est en effet une synthèse de ses précédents films abordant l’histoire de ce pays riche, marqué par la violence, la post colonisation, la dictature, la corruption, la mondialisation, enfin le viol utilisé comme arme de guerre selon de nombreux témoignages dans L’homme qui répare les femmes, tourné avec un médecin, Denis Mukwege, qui lutte pour la reconnaissance des violences faites aux femmes et y parvient en 2018 malgré les menaces dont il est l’objet. Il reçoit le Prix Nobel de la Paix pour son action dans l’hôpital qu’il dirige et déclare : « Je viens d’un des pays les plus riches de la planète. Pourtant, le peuple de mon pays est parmi les plus pauvres du monde. La réalité troublante est que l’abondance de nos ressources naturelles – or, coltan, cobalt et autres minerais stratégiques – alimente la guerre ».

L’Empire du silence dénonce sans aucune concession l’impunité, qui couvre les exactions et les massacres perpétrés en RDC (République démocratique du Congo) contre les populations depuis les années 1990 ; ce film est en quelque sorte l’aboutissement d’un travail cinématographique et engagé que poursuit Thierry Michel, avec pour but d’informer le public, de faire la lumière sur les crimes commis, de lutter contre l’oubli des innombrables victimes civiles, enfin d’éveiller les consciences pour mettre fin au règne de l’impunité. À qui profite le crime ? Évidemment aux différents chefs de guerres qui se sont succédés à la tête du pays, pour qui les carnages, les viols et les milliers de réfugié.es chassé.es de leurs terres importent peu en contrepartie des captations de richesses à leur profit. Pis, le pouvoir en place récompense les meurtriers en les intégrant dans les plus hautes fonctions, militaires et autres, du pays. Étayé par de nombreux témoignages et des analyses de la situation, L’Empire du silence est un documentaire historique remarquable par le regard porté sur l’origine des violences et des tueries. C’est en même temps un film accablant par la démonstration, qui est faite sur le silence autour de ce désastre humain.

Si l’Homme qui répare les femmes donnait la parole aux victimes, aux sans voix, l’Empire du silence revient sur les raisons de la spirale meurtrière, devenue banale depuis l’importation sur le territoire congolais des conséquences de la tragédie rwandaise. En 1994, une grande partie des génocidaires se réfugie au Congo et se mêle aux populations civiles déplacées de l’autre côté de la frontière. C’est le début d’une succession de massacres dans le pays, avec l’arrivée de colonnes de réfugié.es chassées par les conflits, massacres et exactions perpétuées par des rebelles et des militaires congolais. Et sous prétexte de « brassage », les anciens miliciens criminels sont intégrés à l’armée congolaise. Mais ce qui est remarquable dans cet emballement d’une violence inouïe, c’est l’inertie des puissances internationales devant la généralisation des massacres, des pillages, des viols et des conséquences désastreuses pour toute la région. On ferme les yeux à l’international malgré les témoignages, les enquêtes outre le fameux rapport Mapping, qui est, selon Denis Mukwege, « en train de moisir dans le tiroir d’un bureau à New York. Il a été rédigé à l’issue d’une enquête professionnelle et rigoureuse sur les crimes de guerre et les violations des droits humains perpétrés au Congo. Cette enquête nomme explicitement des victimes, des lieux, des dates mais élude les auteurs. Ce Rapport du Projet Mapping établi par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits Humains, décrit pas moins de 617 crimes de guerre et crimes contre l’humanité et peut-être même des crimes de génocide. »

Pour quelles raisons ce rapport demeure-t-il secret ? Quel est l’intérêt de ce silence ? L’exploitation des mines ? Autre exemple du silence, dans le film, il est question des milliers de morts et blessés durant la « Guerre des Six Jours » en 2000, à Kisangani, ce qui n’a entraîné ni condamnation des belligérants ni aide aux civils. Ce que rapporte un autre film documentaire, celui de Dieudo Hamadi, En route vers le milliard, sorti fin septembre 2021. Kisangani est à 1800 kms de Kinshasa, et selon les victimes handicapées, « l’amnésie collective, c’est choisir de tourner la page, mais en refusant de la lire, au risque d’écrire à nouveau les mêmes horreurs. »

Pourquoi les crimes « perpétrés au Congo-Zaïre sont peu connus ou médiatisés et n’ont fait l’objet d’aucune suite judiciaire ni en RDC, ni devant une cour africaine ou une juridiction internationale » ? Ainsi, explique Thierry Michel, « je ne pouvais pas terminer mon cycle de onze films sur ce pays sans avoir réalisé ce documentaire qui donnera les clés de compréhension de la tragédie, toujours d’actualité, dans laquelle s’enfonce ce grand pays africain, l’un des plus riches du monde par ses richesses agricoles, forestières, énergétiques, et bien sûr par l’importance stratégique de ses réserves en minerais précieux indispensables à la prospérité des pays occidentaux et asiatiques et au développement de technologies de pointe. » Là se situe sans doute l’une des raisons du silence des dirigeants et des institutions internationales.
Le film solidaire et engagé de Thierry Michel, l’Empire du silence, est à coup sûr dérangeant, brisant justement cette loi du silence, de mise depuis des décennies.
L’Empire du silence de Thierry Michel est sur les écrans depuis le 16 mars 2022.

Medusa d’Anita Rocha da Silveira (16 mars 2022)

Le film d’Anita Rocha da Silveira démarre sur une scène effrayante, une bande de jeunes femmes portant des masques blancs arpentent les rues de la ville la nuit, pourchasse des jeunes filles seules et les frappe jusqu’à ce qu’elles fassent acte de contrition et promettent de se consacrer au seigneur… Une fiction ? Ce n’est pas sûr si l’on en croit le retour dans la société brésilienne de l’image de la femme pudique prônée par certains groupes évangélistes, la femme soumise et dédiée à son homme. D’ailleurs le film s’inspire de reportages, qui ont témoigné des attaques violentes contre des adolescentes perpétrées par d’autres filles au prétexte des mœurs douteuses des victimes.

L’influence des évangélistes est très grande au Brésil, comme dans d’autres pays d’Amérique latine et en Afrique. « En 2015 [rapporte la réalisatrice], des photos et des vidéos d’un jeune groupe paramilitaire ont fait surface sur Internet. On y voyait des jeunes hommes en uniforme saluant devant un autel, criant des mots de commandement, disant qu’ils étaient préparés pour la bataille du Seigneur. Ils s’appelaient les "Gladiateurs". Ces dernières années, nous avons assisté à une croissance significative du banc évangélique au Congrès brésilien, ainsi qu’à la naissance de nouveaux influenceurs : de jeunes youtubers charismatiques qui utilisent Internet pour défendre un style de vie ultraconservateur, par exemple, un jeune journaliste dont la devise était "Je lutte [pour] la fin du féminisme". » Le film d’Anita Rocha da Silveira, en mettant en scène les coulisses de groupes semblables, souligne le projet politique qui, en réalité, sous-tend l’idéologie de ces groupes. Outre les nombreuses églises existant dans le pays, le courant évangélique propose des écoles et des groupes de soutien très populaires, qui accueillent les jeunes afin de les former, ou plutôt de les endoctriner, comme on le voit dans le film.

Mariana, 21 ans, vit dans un monde où elle doit être une femme pieuse, parfaite et bien entendu entraîner le maximum d’autres personnes dans la « cause ». C’est pour cette raison qu’elle participe masquée aux scènes de lynchage de jeunes filles jugées déviantes, jusqu’à un certain soir où l’une d’elle se défend, échappe à ses agresseuses et au passage balafre Mariana. C’est un tournant dans la vie de Mariana, qui n’est plus aussi parfaite selon les normes et, du coup, commence à se poser des questions, même si elle toujours convaincue du bien fondé du contrôle des corps et des esprits. Peu à peu, cependant elle dévie du comportement standard si bien que son amie Michèle s’en inquiète, mais Mariana la réconforte lui confiant son projet d’enquête sur une jeune actrice, qui a été défigurée par un soi-disant ange et a disparu de la scène publique. Un châtiment mérité selon Michèle. Virée de la clinique esthétique où elle travaille, pour cause de balafre, Mariana est engagée dans une clinique étrange, vétuste, située à l’écart dans la jungle, qui a en charge des personnes dans le coma. Mariana pense y trouver l’actrice disparue.

Le titre du film, Medusa, fait référence à l’image de la méduse transformée en monstre pour sa beauté et ses « fautes », mais le symbole du mal qu’elle représentait auparavant a été repris par le mouvement féministe. Dans le film, elle devient un symbole de la rage contre la société, contre les règles et les codes imposés aux femmes. Et la rage peut devenir un puissant outil de changement, de rébellion contre les règles établies.

La bande son est remarquable le groupe a bien compris l’enjeu médiatique de la musique pour gagner des adeptes parmi la jeunesse, c’est donc un groupe pop qui diffuse des paroles mièvres, mais rythmée avec force clips. Tout est en place pour l’endoctrinement… L’impact de ce type de groupe est effrayant d’autant que l’on peut déjà en constater l’emprise et les dégâts de nos jours. À commencer par les Etats-Unis et la Bible Belt, d’où viennent ces groupes d’influence.
Medusa d’Anita Rocha da Silveira est une satire sociale impressionnante. Le film est en salles depuis le 16 mars.

Money Boys de C. B. Yi (16 mars 2022)

Un jeune homme, Fei, originaire d’un village chinois, arrive en ville pour aider financièrement sa famille et se prostitue. Il est un peu timide, perdu, et est conseillé par un autre prostitué. Commence alors une histoire d’amour entre les deux hommes. La drague a ses règles que Fei ignore encore et lorsque son ami le voit avec un client qu’il connaît, il le prévient « celui-là c’est un taré. N’y va pas. » Ce à quoi Fei répond « Il faut que j’y aille, je ne peux pas laisser tomber ma mère ». Lorsque Fei est amoché, son ami veut le venger, mais la bagarre tourne mal, le client lui broie le genou et le fait arrêter. Pour éviter la prison, Fei change de ville et abandonne son ami.

« Money boys traite d’une situation très spécifique, l’émigration d’un jeune homme de la campagne chinoise, mais pour moi [explique le réalisateur] c’est une histoire universelle sur les relations interpersonnelles qui pourrait se dérouler dans de nombreux endroits du monde. Fei se sacrifie pour sa famille et ses amis, mais il est méprisé par la morale familiale pour s’être prostitué. Son abnégation n’est pas reconnue car il ne respecte pas l’ordre de la société et de sa famille. Il cherche l’amour de ceux qui l’excluent. »
Cinq années se sont écoulées après la fuite de Fei. Il a un amant attitré, vit dans un bel appartement et la cérémonie du thé, scène d’hyper séduction, montre à quel point il a changé. Pendant le repas de mariage de l’un de ses amis avec une épouse de convenances, Lulu, il raconte l’histoire de cet ami estropié et abandonné, peu de temps après, il est piégé par un policier, et lui-même est arrêté.

De retour dans son village, la pression familiale s’exerce par une simple phrase du grand-père : « tu as presque trente ans et tu dois te marier pour honorer ta famille ». Sa sœur semble être la seule à comprendre ce qu’il fait pour la famille et lui dit de penser à lui. Pendant cette visite au village, il rencontre Long, jeune garçon qui veut le suivre, mais il le repousse « Les gens comme nous n’ont pas de rêves. Si tu vends ton corps, tout le monde te méprisera et ta famille te rejettera.
— Mais c’est quoi vendre son corps ? [répond Long] Mon oncle a travaillé toute sa vie et est mort seul du cancer. C’est ça aussi vendre son corps.
— Tu expliqueras ça aux flics » réplique Fei.
— Fei que tu m’aides ou non, j’ai pris ma décision. »
Au cours d’un autre repas entre ami.es, une jeune fille revient sur la coupure entre l’univers familial traditionnel et la vie indépendante en ville : « je ne rentre pas pour les fêtes, c’est 30 heures de train, plus le bus. Le premier jour, tu es contente, ensuite c’est l’interrogatoire. En plus, ma mère pleure trois jours avant mon départ. » Ce partage entre deux types de vie est encore évoqué lorsque Lulu et son mari annoncent qu’ils veulent changer de vie, quitter la ville pour élever leur enfant.

Money boys joue sur les plans séquences où seuls les personnages sont en mouvement, les silences et les regards sont également importants, et les dialogues donnent des clés, non seulement sur les protagonistes, mais aussi sur la société, les conflits et les contradictions qui l’animent. « Pour moi [confie le réalisateur], lorsqu’il y a des silences dans les films, cela génère une ambiance dans laquelle on perçoit les gens dans leur connexion avec les choses et les êtres autour d’eux. Dans mon film, je ne m’attache pas tant à dépeindre les personnages dans leur individualité qu’à les montrer comme faisant partie du monde dans lequel ils vivent. » Outre ce choix de construction du récit et de mise en scène, il y a la beauté des images qui participe également de la vision cinématographique tout à fait originale de C. B. Yi. Par exemple, dans les plans graphiques au bord de la mer, dès le générique, ou la lumière dans les séquences de boîtes de nuit, ou bien au moment des retrouvailles avec son premier amour.

« Ne reviens plus me voir [lui demande ce dernier au cours d’une scène émouvante]. Tu veux te racheter, mais tu ne peux pas. Ma jambe est fichue. » Autre manière de dire que le passé est le passé et qu’il faut l’accepter, mais cela n’exclue pas les blessures. « Tu l’aimes tant que ça ? » demande Long. La réponse de Fei fuse, comme une évidence, « il a perdu sa jambe pour moi. Tu es ma famille, mais c’est lui que j’aime. » Un film à voir et un réalisateur à suivre…
Money Boys de C. B. Yi au cinéma depuis le 16 mars 2022.

Bruno Reidal
Film de Vincent Le Port (23 mars 2022)

En 1905, Bruno Reidal, 17 ans, se livre aux autorités après avoir sauvagement assassiné un enfant de 12 ans. Bruno Reidal est un séminariste studieux, qui bénéficie d’une bourse, étant sans fortune et issu du milieu paysan. Timide, secret et même taciturne, son geste paraît d’autant plus horrible qu’il ne s’en défend pas, n’exprime aucun remords face à son geste, pas davantage motivé par la colère. Il n’y a pas d’enquête, tout paraît clair et élucidé qu’il s’agisse du crime, de la victime, de l’assassin ou des circonstances du meurtre. On assiste à sa reconstitution méthodique, sans que Bruno Reidal montre la moindre émotion. Un geste monstrueux commis par un jeune homme effacé et soumis en apparence donne alors à penser qu’il a tué dans un accès de folie ou bien la sexualité réprimée a-t-elle à voir dans cet acte d’une barbarie extrême.

« Alors que la loi de séparation de l’Église et de l’État vient d’être promulguée, le cas d’un séminariste meurtrier faisant preuve de “perversité sexuelle” fait grand bruit. Les journaux s’en emparent. On confie alors l’affaire au Professeur Lacassagne, le plus éminent des criminologues du début du siècle, qui demande au jeune homme, comme c’est l’usage avec de tels prisonniers, de relater sa vie à l’écrit. »
Bruno Reidal va donc raconter sa vie dans tous les détails, depuis son enfance jusqu’au jour de l’assassinat du jeune François. Le film s’inspire de cette forme autobiographique du meurtrier pour fouiller le mystère de l’absence de regret ou de conscience de l’acte de tuer. D’autant que la qualité du texte de Bruno Reidal est surprenante chez un jeune paysan de 17 ans, dans le Cantal de 1900, « sa manière d’analyser si finement son environnement ainsi que ses propres pulsions, ses pensées et ses émotions, avec cet étrange mélange de distance et d’intériorité, c’est cela [révèle Vincent Le Port] qui a donné son orientation au film. Ce texte est le témoignage d’une grande intelligence, d’une grande lucidité, en même temps que d’un grand détachement et d’une incapacité à prendre réellement conscience de la portée de son geste. Si folie il y a, elle provient notamment de ce gouffre entre la puissance des pulsions qui l’animaient et cette manière assez froide de les relater. » Bruno Reidal a toute sa vie lutté contre ses pulsions meurtrières et l’on peut se questionner sur le lien entre l’exécution du cochon, dans la cour de la ferme, et ses hurlements sous les yeux de Bruno enfant et l’acharnement qu’il mettra des années plus tard à décapiter le jeune garçon.

Le film suit trois étapes de la vie de Bruno Reidal en soulignant son sens de l’observation du monde extérieur et son silence habituel. À aucun moment il n’exprime ses sentiments, certes il se confie au curé de la paroisse et au prê tre du séminaire, mais c’est dans le cadre de la confession. « Je voulais épouser l’horreur pour la réfléchir, sans forcément la comprendre [poursuit le réalisateur]. Car il y a une zone sombre et qui le demeurera à jamais, pour nous comme pour lui, à savoir l’origine de ses pulsions meurtrières. Une forme d’absolu que lui-même ne peut ni expliquer ni rationaliser. Bruno n’apporte aucune solution, ni par conséquent aucune position de confort. Il nous laisse dans une forme de sidération. C’est un film moralement trouble, car il épouse en grande partie le point de vue de Bruno qui n’éprouve aucun remords, mais qui d’un autre côté ne reporte jamais la culpabilité de son geste sur une tierce personne ou institution. Jamais il n’accuse frontalement sa famille, son milieu social, son violeur, la justice, l’éducation, le système carcéral, la religion ou les tabous moraux de la société. Il explique très bien, et presque malgré lui, comment tout cela l’a façonné, mais il ne blâme rien ni personne en particulier, dans un mélange de fatalisme et de résignation. »

La façon épurée de filmer le crime, l’égorgement du cochon, la vie à la ferme, plonge le public dans une réalité sans artifices. On est dans un des romans de Zola, La Terre en l’occurrence, et l’on comprend mieux l’isolement de Bruno Reidal et le malaise qu’il suscite. Cela n’apporte néanmoins pas de réponse concluante, pas plus que l’examen clinique des médecins chargés du rapport médical, ou les questions posées par Lacassagne, ou encore le récit de Bruno Reidal si précis et finement observé qu’il soit. Demeure la sidération de l’acte qui échappe à la compréhension et cette impression d’âpreté de la vie vécue dès l’enfance. Le mystère des pulsions et de ses origines reste entier.

Le film de Vincent Le Port pose un éventail de questions en opposant le rapport médico-légal aux écrits de Bruno Reidal, autrement dit l’analyse rationnelle au fait irrationnel qu’est la pulsion. Premier film fascinant et trouble d’un cinéaste à retenir, pour la construction du scénario, l’utilisation de la bande son et de la voix off, la maîtrise originale du récit et la direction des trois jeunes comédiens.
Bruno Reidal de Vincent Le Port le 23 mars au cinéma.

À lire : L’Affaire Bruno Reidal. Enquête sur un cas de folie meurtrière chez un adolescent, qui a inspiré le film (éditions Capricci)

En nous
Film de Régis Sauder (23 mars 2022)

Depuis Nous, Princesses de Clèves jusqu’à ce film, En nous, dix ans se sont écoulés. Emmanuelle est aussi à l’initiative de cette seconde expérience, et s’interroge sur son travail d’enseignante, sur la passation du savoir, de la littérature dans les quartiers Nord de Marseille. Dix ans auparavant, à partir de l’étude de La Princesse de Clèves, ses élèves énonçaient leurs rêves, leurs désirs et leurs peurs. Dix ans après, ils et elles se retrouvent mêlant les souvenirs et les récits de leurs itinéraires, des galères et des luttes. De la fiction à la vie réelle, de l’évolution de chacun.e, c’est un fil tendu entre Nous, Princesses de Clèves et le nouveau film de Régis Sauder, En nous.

Tranches de vie de dix personnes en partant de l’expérience de la lecture de la Princesse de Clèves, de l’échéance du bac, de leur parcours de vie… « “Vous êtes sur le bord du précipice”, dit Madame de Chartres à sa fille, la princesse de Clèves. Pour eux, le précipice n’est plus forcément l’amour mais parfois un choix professionnel quand le service public est en train de s’effondrer et qu’il faut sauver sa peau. La princesse de Clèves est là comme le sont ces personnages romanesques qui continuent de nous accompagner, dans tous les moments de la vie telle que l’abordent Anaïs ou Armelle. Beaucoup de mots de leurs récits sont les mots de l’école. C’est là que s’est forgé leur vocabulaire, de l’école et d’eux à la fois, ce “nous” qu’on est en train de disloquer. Ils en sont les fruits. »

Nous, princesses de Clèves était un pari cinématographique pour Régis Sauder, « la rencontre entre un grand texte de la littérature française et ces élèves d’un lycée en zone d’éducation prioritaire. Et malgré leur goût pour ce texte classique, leur grande compréhension des épreuves que traversait la princesse de Clèves, l’identification totale avec les personnages du roman pour certains, le film montrait que rien de tout ça ne garantissait leur réussite. Ils [et elles] prenaient conscience que la promesse d’égalité des chances n’était qu’une chimère et [qu’il serait nécessaire de] se battre davantage que d’autres pour trouver leur place dans la société. La lutte avait commencé à l’école où ils [et elles] ne se défendaient pas à armes égales face aux attentes de l’institution. [Dix ans plus tard,] Quand je les ai retrouvés pour entamer l’écriture de ce film, j’ai été frappé par leur force, leur aptitude à déjouer les schémas d’un verdict social qui les voudrait courbés, soumis, radicalisés... J’ai retrouvé de jeunes adultes s’inscrivant dans une forme de modernité de la vie affective, professionnelle et familiale. Ils se définissent sans misérabilisme, ni fatalisme mais à partir de leur expérience sociale d’enfants des quartiers populaires de Marseille, avec la fierté d’un héritage commun et modeste, à transformer. Leurs parcours montrent sans démagogie que les jeux ne sont pas joués à l’adolescence. »

Virginie vit avec son fils de dix ans et est indépendante. Après avoir repris ses études, elle travaille à Marseille et exprime sa passion pour la danse et la culture cap verdienne. Anaïs est mère au foyer et se consacre à son enfant. Armelle, propriétaire de son appartement, est cadre à la Sécurité sociale de Créteil. Elle est restée proche de Catiadou, très autonome, qui réalise son rêve de créer des perruques. Laura et Morgane sont jumelles et lorsque leur mère est décédée, la première a du travailler dur pour réussir des études en pharmacie, Morgane s’est mariée avec son amoureuse, a eu un enfant par PMA et vit toujours à Marseille. Albert désirait rejoindre son ami à Paris, mais finalement est resté à Marseille. Il est moniteur d’auto école. Abou s’est installé en Suisse et exerce le métier d’infirmier. Aurore habite Lyon et vient tous les quinze jours à Marseille pour voir son fils Logan dont elle n’a pas la garde. Elle travaille dans la restauration et est passionnée de photographie. Sarah a voyagé, travaillé dans plusieurs pays dont elle parle la langue et s’est installé à Malte. Enfin leur professeure, Emmanuelle, enseigne le français depuis quinze ans dans les quartiers Nord de Marseille, dans les « zones d’éducation prioritaire », dont les moyens sont sans cesse rognés, et se demande si elle a encore le goût de poursuivre son métier.

Cette seconde rencontre, dix ans plus tard, est un regard sur dix itinéraires dans une période de construction de la vie, de choix aussi, regard échangé sur des parcours à la fois différents et proches. En nous est aussi une réflexion sur le métier d’enseignante, Emmanuelle y parle de son vécu professionnel, de son rapport aux élèves, des conditions de travail et, plus généralement de l’éducation : « notre société ne voit pas ce qu’elle produit, ou bien si elle est consciente n’en tire pas de leçons. »

En nous est un film lucide, ouvert et politique, un engagement pour défendre le service public. Si Nous, Princesse de Clèves était un film de réaction au cynisme et au mépris d’un politicien ; En nous est une réflexion profonde et active, qui s’inscrit en faux face aux clichés sur les quartiers non favorisés, sans pour autant minimiser les difficultés de l’enseignement, le manque de moyens et la volonté des gouvernements successifs : à savoir que chacun et chacune reste à sa place, sans regard critique sur la société, sans revendiquer, juste consommer. En nous est une ode contre le déterminisme social, un constat, en quelque sorte un bilan faisant écho au vécu du public.
En nous de Régis Sauder au cinéma le 23 mars 2022.

Ensuite, place au Cinélatino et les 34èmes rencontres de Toulouse
Du 25 mars au 3 avril

Dans le cadre des 34èmes rencontres de Toulouse, le Cinélatino consacre une rétrospective des films de Patricio Guzman et c’est ainsi une occasion de voir ou de revoir des films documentaires exceptionnels, le cinéma documentaire étant, comme Patricio Guzman le dit lui-même, « un genre cinématographique magnifique, un prolongement de la voix des gens ».
Patricio Guzmán est un réalisateur documentariste essentiel du cinéma latino-américain. Défenseur de la mémoire de son pays — le Chili —, son cinéma génère une profonde réflexion sur la dictature et le processus de prise de pouvoir dans un contexte géopolitique, en même qu’il lui confère un caractère exemplaire et universel. Avec cette rétrospective, le « Cinélatino dessine le fil mémoriel de son œuvre et de sa vie. La mémoire historique, intime ou collective, celle de chacun, chacune et celle des peuples, est le moteur de tous ses films. » Patricio Guzman mène à la fois une travail de recherche, d’investigation et de mémoire, sans pour autant omettre ou négliger la partie de subjectivité du cinéma documentaire, bien au contraire, « les récits brisent les barrières qui l’opposent à la fiction. » Dans un entretien accordé à la revue Cinémas d’Amérique latine, il a d’ailleurs précisé : « Je fais des documentaires, mais je fais toujours des scenarii, ce qui est une façon d’approcher le sujet, mais de façon imaginative. »

30 films : chroniques cinématographiques de l’histoire chilienne. « Le cinéma documentaire c’est une façon d’accompagner une idée ou un peuple. C’est un genre cinématographique magnifique, un prolongement de la voix des gens. » La bataille du Chili : 1) L’insurrection de la bourgeoisie. 2) Le coup d’État. 3) Le Pouvoir populaire.
Mémoire encore et puissance symbolique. Une trilogie géographique et poétique : Au Chili, trois lieux le désert d’Atacama au Nord, la Patagonie au Sud et la cordillère qui borde tout le pays, trois éléments, la lumière, l’eau et la pierre gardent la mémoire de l’histoire des hommes et des femmes. Nostalgie de la lumière (2010), Le Bouton de nacre (2015) et La Cordillère des songes (2019). Patricio Guzman termine l’étalonnage de son prochain film qui sera présenté au Festival de Cannes.

Le Bouton de nacre (2015) : « Les espaces au Chili sont gigantesques, et les plus touchants sont les déserts du Nord : ils sont lunaires, composés d’un sol plane et de terres dures. C’est comme faire une promenade sur la mer. S’y trouvent également les observatoires astronomiques qui sont fantastiques. En fait, le désert est comme une fenêtre sur le cosmos, et c’est magnifique. Mais d’autre part, dans ce désert lumineux, il y a les corps enterrés des disparus de Pinochet, et ça, c’est dramatique. Ce sont des régions magnifiques du point de vue géographique, mais marquées dans leur sol par des choses dramatiques. »
L’impunité est un double assassinat. « Condamner, retrouver les coupables n’est pas seulement la fin du chemin, c’est le début. »
« Je me rends compte que je traite les mêmes sujets et que je suis les mêmes chemins. J’ai été marqué par le coup d’état contre Allende au Chili, et cela m’a marqué pour toute la vie. Je ne me rendais pas compte à quel point je suis un chemin déjà déterminé. C’est une chose inconsciente et agréable en même temps, et je ne peux pas expliquer clairement cette adhérence à cette seule thématique, à cette vision unique du monde. » Patricio Guzman.

Programme du Cinélatino évoqué et discuté en compagnie de Xénia Maingot, productrice et partenaire de Cinéma en construction, dont c’est la vingtième édition, Isabelle Buron et Miquel Escudero Diéguez.
www.cinelatino.fr


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