Chroniques rebelles
Slogan du site
Descriptif du site
Samedi 9 avril 2022
Et il eut un matin de Eran Kolirin. Face à la mer de Ely Dagher. Vortex de Gaspar Noé. Toute une nuit sans savoir de Paval Kapadia. Un vrai crime d’amour de Luigi Comencini. Allons enfants de Thierry Demaizière et Alban Teurlai. Sous l’aile des anges de A.J. Edwards
Article mis en ligne le 9 avril 2022

par CP

Et Il y eut un matin
Film d’Eran Kolirin (13 avril 2022)

Entretien avec Eran Kolirin

Face à la mer
Film de Ely Dagher (13 avril 2022)

Vortex
Film de Gaspar Noé (13 avril 2022)

Toute une nuit sans savoir
Film de Payal Kapadia (13 avril 2022)

Un vrai crime d’amour
Film de Luigi Comencini (13 avril 2022)

Sous l’aile des anges
Film de A.J. Edwards (13 avril 2022)

Un mot tout d’abord sur les 34èmes Rencontres de Toulouse, le CINELATINO, qui se sont déroulées du 25 mars au 3 avril. Nous en avions parlé le 19 mars dans les chroniques lors d’une table ronde avec Xénia Maingot, Isabelle Buron et Miquel Escudero Diéguez. De retour des Rencontres, je ne peux que renchérir sur l’enthousiasme général par rapport à ce festival où l’on découvre la richesse et la diversité des films sélectionnés. Le cinéma latino américain est certes généreux en talents, cela on le savait déjà, mais ces Rencontres du CINELATINO confirment l’élan créateur d’une nouvelle génération de cinéastes. Nous en reparlerons, puisque fort heureusement, plusieurs des films sont en attente de distribution ou seront prochainement distribués en France, notamment Utama de Alejandro LOAYZA GRISI qui sera en salles le 11 mai, chef-dœuvre tourné en Bolivie dans des décors à couper le souffle, arides et oniriques. Utama est un conte philosophique sur la vie et la mort dans une région oubliée et particulièrement touchée par les conséquences du réchauffement climatique.
Immersion de Nicolás POSTIGLIONE , un thriller social et politique tourné sur le lac d’un territoire confisqué aux Mapuches, véritable paradis et enjeu d’une colonisation qui ne dit pas son nom.
La Calma de Mariano CÓCOLO , dont le noir et blanc accentue encore la dureté de la situation des paysans face aux grands propriétaires qui s’accaparent les terres de la province andine de Mendoza. Issu du cinéma indépendant argentin, La Calma met en scène une femme seule, rebelle et déterminée.
Un autre film chilien, Mes frères rêvent éveillés de la réalisatrice mapuche, Claudia HUAIQUIMILLA, situé dans une prison pour mineur.es ; film dédié aux nombreuses victimes de ces lieux loin de tout, officiellement plus de 1700 victimes jusqu’à présent, des prisons où également ont été incarcéré.es des politiques durant la dictature de Pinochet.
El Arbol Rojo, L’Arbre rouge de Joan Gomez Endara , road movie à travers la Colombie en compagnie d’un trio improbable. Ce ne sont que quelques exemples des découvertes formidables grâce au festival, auxquelles j’ajouterai un film étonnant, ovni par sa forme et son propos, Corazon azul du cinéaste cubain Miguel Coyula , qui a travaillé dix ans avec sa compagne pour produire un film intense entre fiction cauchemardesque et opéra surréaliste. Lieu : la Havane ; nœud de l’histoire : une tentative de créer un être nouveau et un projet qui échappe aux apprentis sorciers du régime et dégénère complètement.
De tous ces films nous reparlerons et consacrerons sans doute une émission à ces cinéastes et à la production cinématographique sud américaine.
Donc partie remise.

Et Il y eut un matin
Film d’Eran Kolirin (13 avril 2022)

«  Je suis toujours à la recherche de l’entre-deux », cette phrase pourrait ainsi résumer la note d’intention d’Eran Kolirin pour son nouveau film et, plus généralement, pour son œuvre cinématographique. Et il y eut un matin l’illustre en effet : le film se situe dans un village palestinien sur le territoire israélien — au vu des plaques jaunes d’immatriculation des véhicules —, où les responsables de la milice sont des Palestiniens qui suivent les directives israéliennes et, se prenant pour des rambos au service de l’autorité occupante, font la chasse aux illégaux qu’il appellent des « Dafaouis », terme péjoratif désignant des Palestiniens venant des territoires occupés pour travailler au noir en Israël… Une situation en attente d’un quelconque incident qui peut tout faire basculer… En relatant sa rencontre avec l’auteur et le roman qui a inspiré le film, Eran Kolirin dit s’être approprié l’histoire pour la raconter à sa manière : « J’avais la bénédiction de Sayed Kashua, qui me laissait parfaitement libre d’agir à ma guise. Pour autant, l’exercice était périlleux : on peut, parfois, être fidèle à des détails et passer à côté de la vérité d’un sujet. Comme on peut trahir les détails d’un roman et être bien plus en phase avec sa vérité profonde. Il m’a fallu plonger dans les profondeurs du texte pour pouvoir en dégager l’esprit et en faire celui de mon film. […] L’absurdité de cette situation est au cœur du roman. Les personnages y sont en situation de survie, et vivent cet état autant de l’extérieur que de l’intérieur, les deux étant intimement liés. Que signifie “être assiégé” ? Cette histoire tente de caractériser l’essence même de cette sensation. »

En adaptant le roman de Sayed Kashua, Eran Kolirin aborde également des problèmes souvent passés sous silence, tabous diront certain.es. En effet, on évoque parfois la discrimination vis-à-vis des 20 % de la population palestinienne restée sur leur terre en 1948, à la création de l’État d’Israël, les commentaires sont plus complexes sur la discrimination « de classe », ou encore le sentiment de culpabilité, qui existe au sein de cette population envers la population palestinienne des territoires occupés. Une partie de la population palestinienne des territoires travaillait en Israël avant les accords d’Oslo, mais après 1992, les permis de travail ont été supprimés, mettant au chômage beaucoup de travailleurs, notamment dans les domaines du BTP et de l’agriculture. Il en résulta un accroissement de la précarité due au manque de travail en Palestine occupée, d’où le passage illégal en Israël de travailleurs, d’une manière ou d’une autre, en quête de boulots au noir et donc livrés à l’arbitraire de patrons concernant les salaires.

Ce type de situation crée évidemment des apriori, évoqués dans le film par des remarques au détour de dialogues et par certaines attitudes. La société palestinienne est divisée par une occupation militaire de plus de 70 ans : 20 % de la population palestinienne-israélienne a des papiers israéliens, mais n’a pas les mêmes droits que le reste de la population israélienne, étant écartés du service militaire ; d’autre part, il y a la population palestinienne de Cisjordanie, dont une partie a plus de moyens financiers, notamment celle revenue d’exil après 1992 ; enfin il y a la population palestinienne qui vit dans la Bande de Gaza. Les tensions générées par la situation sociale et politique ont pour conséquences de donner dans certaines occasions les coudées franches aux abus de pouvoir et autres magouilles.

Dès la première séquence du film, celle du mariage, une sorte de malaise s’installe par paliers. Ce qui est censé être une fête tourne court comme pour anticiper une catastrophe, les colombes restent dans leur corbeille et ne s’envolent pas, les invités semblent dans l’expectative et commèrent, Aziz, le jeune marié paraît angoissé, les enfants invités s’emplissent les poches de sucreries, mais le fils du maçon, qui construit un étage supplémentaire à la maison, est stoppé du regard par la maitresse de maison, lui rappelant ainsi qu’il n’a pas les mêmes droits que les autres gosses… Au milieu de la fête, Sami, le fils aîné, n’a qu’une envie, celle de rentrer à Jérusalem après cette obligation familiale remplie. En voiture, son fils demande « C’est quoi des Dafaouis ?
— C’est des Palestiniens comme nous » répond Mira, sa mère.
La voiture est stoppée à la sortie du village par un barrage militaire. Aux questions de Sami, les militaires disent que la décision vient d’en haut et qu’ils ne savent rien de la durée du blocus. Sami doit rebrousser chemin et revenir à la maison familiale.

Le lendemain matin, tout le village se rend sur place, personne ne peut aller autravail, il n’y a pas de réseau téléphonique, le village est isolé, coupé du monde extérieur par le mur érigé par les militaires, sans plus d’explications. Un invité du mariage, qui travaille pour une boîte étrangère, s’énerve et lance : « Forçons le barrage. Notre destinée n’est pas de vivre une vie de misère… » Mais en tentant le passage, il se fait tirer dessus. La tension monte d’un cran, le chaos s’installe et les esprits s’échauffent, les boutiques sont vidées de leurs produits, on se chamaille pour un paquet de riz, les coupures d’électricité désorganisent la vie au village. Mira se dispute avec sa belle-sœur qui soutient son collabo de mari et dit à Sami : «  Tu veux baiser ? Quoi faire d’autre ! »
L’état de siège est incompréhensible pour Sami. Après plusieurs tentatives d’appeler Jérusalem, mais sans succès, il se sent piégé entre deux mondes, sa vie, son travail en Israël, et son village natal. Il s’arrange finalement avec un jeune militaire jouant de la guitare au poste de garde afin de joindre son responsable par téléphone, la nuit. Il apprend ainsi qu’il est viré : « Je suis absent quelques jours et ils me virent ! » s’écrie-t-il furieux avant de s’en prendre au jeune garde israélien : « tu es le pire de tous. »

Le lendemain, le père de Sami et d’Aziz traite son gendre de vendu lorsque celui-ci, prétextant une décision de realpolitik pour dénouer le problème, annonce que les milices vont rafler tous les illégaux palestiniens, et il s’écrie : « Qu’est-ce que j’ai fait pour que ma fille épouse un tel imbécile ? » Lorsque la milice vient chercher les Palestiniens qui vivent sur le chantier de la maison, il s’oppose à son gendre et refuse de les livrer, mais le maçon et son jeune fils se rendent avec ce commentaire : « Votre prison ou la leur, ça change quoi pour nous ? À chacun sa prison. » Deux personnages semblent comprendre la situation et adopter avec lucidité une sorte de détachement, l’ouvrier palestinien et la mère de Sami. Tous deux observent avec sagesse l’emballement qui gagne le village.

En voulant faire voler un cerf volant autour du village, Sami, Mira et leur fils découvrent le mur qui cerne à présent complètement le village. Une partie de la population décide alors de manifester, et sur une des pancartes brandies, on peut lire : Honte aux collaborateurs ! Mais à l’arrivée des miliciens en 4x4, Ashraf en tête tirant des coups de feu en l’air, la manifestation se délite et Abed, le sincère et le bouc émissaire, est humilié publiquement. Dans ce climat délétère, le couple en crise de Sami s’explique, et Mira de conclure :
« ne t’excuses pas pour ce que tu as fait, mais plutôt pour ce que tu n’as pas fait. »

Après son film le Voyage de la fanfare (2007), Eran Kolirin a réalisé notamment The Exchange et Au-delà des montagnes et des collines, son nouveau film, Et il y eut un matin, mêle l’intime et le politique, le drame et la comédie, donnant une force au récit, une fable de l’entre-deux à l’image de Sami partagé entre son identité palestinienne et sa vie en Israël. Son père, qui rêve de le voir revenir dans son village natal, construit un étage supplémentaire à la maison familiale, mais Sami est en total décalage avec son ancienne vie. L’état de siège le met alors face à ses contradictions —“retour aux sources” versus “volonté de s’en extraire” — qui font vaciller tous ses repères.

Et il y eut un matin a été tourné dans deux villages palestiniens et est interprété par des comédiennes et comédiens palestiniens. À la présentation du film à Cannes, Eran Kolirin a déclaré : « Jamais je n’ai vécu une expérience humaine d’une telle intensité. J’avais à cœur que la situation singulière décrite par ce film trouve un ancrage réaliste, mais soit exprimée de manière poétique, et que ce geste artistique réalisé par tous [et toutes] avec une telle ferveur, une telle implication, soit aussi un acte politique, car je ne vois pas de frontière entre la poésie et la politique. Bien sûr, nous n’y donnons pas de leçon, mais il s’agit de faire éprouver ce que quelqu’un peut ressentir quand il se retrouve encerclé par un mur, et crie sans être entendu. »
Au début de la rencontre dans le cadre du festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier, nous avons demandé à Eran Kolirin de revenir sur la nouvelle de Sayed Kashua dont s’inspire le film et ses raisons d’en faire l’adaptation.

La prise de son est parfois difficile dans l’ambiance du festival CINEMED, et nous avons reformulé la question sur le lien entre la situation intime des personnages et la situation politique, sur la violence qu’il entraîne, ainsi que la méfiance, le repli sur les traditions, la frustration sexuelle…
Cet entretien s’est déroulé en Octobre 2021 au CINEMED et y ont participé, entre autres, Annie Gava (journaliste à Zibeline). Les illustrations sonores et musicales sont issues de la bande originale du film. Et il y eut un matin d’Eran Kolirin est en salles le 13 avril. Un film à voir absolument, une réflexion profonde sur l’occupation, mais au-delà, c’est une vision complexe et universelle sur la violence et l’enfermement.
Entretien avec Eran Kolirin

Autre film sur la région moyen-orientale, Face à la mer de Ely Dagher, qui décrit un pays à la dérive — le Liban — à travers le regard d’une jeune femme qui revient chez ses parents après un exil volontaire en France.
Face à la mer
Film de Ely Dagher (13 avril 2022)

Jana revient à Beyrouth, à l’improviste, d’un long séjour à Paris. Elle rentre chez ses parents et ces derniers s’inquiètent de son silence, elle a quitté l’université et son travail sans donner d’explication. « — Elle n’a rien dit ?Non, elle est retournée se coucher. — L’important, c’est qu’elle soit là », conclut sa mère. Son frère vit à Dubaï.
Jana retrouve les commérages de son milieu bourgeois, une jeune fille aurait été retrouvée nue, complètement défoncée, dans la rue. Vite agacée, elle remarque que la ville est différente : « c’est comme si quelqu’un avait changé tous les meubles ». Depuis la terrasse de ses parents, de nouveaux immeubles bouchent la vue sur la mer. « Le rapport à la mer est de plus en plus paradoxal à Beyrouth [explique Ely Dagher] : on ne peut plus se baigner tant l’eau est polluée. On tourne le dos à notre propre horizon. Je n’ai pas filmé un Beyrouth romanticisé avec ce qui reste de ses vieux quartiers. Je voulais davantage filmer le Beyrouth contemporain, et la façon dont nous en faisons l’expérience. » Jana le ressent comme un « sentiment d’aliénation » par sa propre ville et l’annonce d’un apocalypse imminent.

Adam, son amour d’avant, l’emmène dans un nouveau quartier avançant sur la mer, éclairé, mais désert, « tout le monde voulait s’y installer, maintenant c’est désert et ils continuent de construire », c’est une ville fantôme. «  Je sais pourquoi tu es partie [dit Adam]. Tu te croyais mieux que nous. Tu t’es inscrite dans une école prestigieuse, mais tu t’es aperçue que dans ton école huppée, c’était aussi des connards. Tu as rencontré quelqu’un, un artiste, un musicien comme moi, et puis tu t’es lassée. » Jana ne répond rien, ne parle pas de sa vie à Paris ni de la raison de son retour. De même, « le film joue avec les absences de mémoire, et ne désigne jamais avec précision les événements historiques : il est question d’une crise, d’une guerre, de combats de rue dans Hamra, sans préciser quelle guerre exactement, sans donner l’année, sans désigner un moment précis. Les traumas ne sont pas directement nommés. » Jana le sait-elle d’ailleurs, elle perçoit un malaise et ressent « un état d’âme flottant, jusqu’au danger, une perte de vision, une absence de futur, une lente déréalisation. Il passe par cette fille, par ses sentiments, ses émotions à vif. Jana souffre, comme tout le pays, d’un passé qui n’est toujours pas résolu, d’un présent complètement perdu et d’un futur qui, pour l’heure, n’existe pas, même comme simple perspective. Personne au Liban, ces dernières années, ne sait où va sa vie. Ce film [précise le réalisateur] a été tourné avant l’explosion qui a frappé la ville le 4 août 2020, et qui a précipité les Libanais dans des abîmes dangereux : on vit à la fois une absence de mémoire et une absence de futur. Mais à travers le personnage de Jana, que j’avais écrit depuis longtemps, on voit bien que cet état était déjà en nous depuis des années. »

Dans une fête, avec l’alcool, la drogue, Jana tente de s’étourdir, mais soudain elle se sent piégée, frappe Adam et s’enfuit. Elle est assaillie par le même rêve : elle nage dans une étendue d’eau sale où flottent des détritus et une photo d’elle que gardait Adam. L’histoire d’amour s’entremêle au lien avec sa famille et la déliquescence de la ville. « Nous sommes tous perdus ».
Au loin, sur la mer grise, une vague énorme se forme… Est-ce le tsunami annoncé au début du film ? Qui le sait ? Cut et fin du film.
Face à la mer de Ely Dagher au cinéma le 13 avril

Vortex
Film de Gaspar Noé (13 avril 2022)

Le film est dédié « À tous ceux dont le cerveau se décompose avant le cœur »… « J’avais envie [explique le réalisateur] de tourner un film avec des personnes âgées. Avec mes grands-parents, puis avec ma mère, j’ai compris qu’il y avait dans la vieillesse des enjeux de survie très complexes. Celle-ci génère des situations bouleversantes dans lesquelles ceux qui vous ont le plus protégé retournent à leur tour en enfance. J’ai donc imaginé un film à la narration on ne peut plus simple avec un personnage en état de décomposition mentale perdant l’usage du langage, et son petit-fils qui, lui, ne le maîtrise pas encore, comme les deux extrêmes de cette brève expérience qu’est la vie humaine. »

Depuis le ciel, la caméra descend près du canal St Martin, dans un appartement où vit un vieux couple. L’homme se recoiffe et sa compagne l’appelle pour un apéro sur une petite terrasse.
Françoise Hardy, en gros plan, chante « On est bien peu de chose et mon amie la rose est morte ce matin… » Vortex est une histoire banale de fin de vie, une situation qui arrive tout naturellement, « l’histoire d’un effondrement génétiquement programmé. » De cette banalité, dont on ne parle qu’avec une certaine gêne, Gaspard Noé crée un film intime et bouleversant : « Vortex est vraiment inspiré par des expériences de ma vie récente, et par tous ces ultra-proches brillantissimes dont j’ai vu la pensée se décomposer puis s’éteindre sous mes yeux. Le film renvoie probablement au vide qui nous entoure et dans lequel on flotte. […] La vie est un rêve dans le rêve. »
Le choix du split-screen, — une envie de continuer à voir ce que fait l’autre une fois sorti du cadre —, « souligne la solitude partagée du couple » et donne « l’impression de suivre deux tunnels qui évoluent en parallèle. Mais ne se touchent pas ». Les personnages sont irrémédiablement séparés par leur chemin particulier, par l’image et des perspectives différentes. La vieillesse et la maladie engendrent une séparation inéluctable et pose la question de la signification du couple : quelles sont les attaches : seulement des partages induits par le quotidien ? La femme (remarquablement interprétée par Françoise Lebrun), est une psychiatre en retraite, qui perd les pédales et s’enfonce dans la maladie d’Alzheimer. L’homme (incarné par le réalisateur Dario Argento) est critique et écrit un livre sur le rêve et le cinéma, « J’ai trouvé un nouveau titre, Psyché » confie-t-il à un ami au téléphone. L’ambiance des salles obscures est le lieu parfait pour le rêve. Mais rêver n’est pas forcément à la manière de Fellini ou de Mizoguchi… « La vie est un rêve dans le rêve ».

Dans leur appartement, qui condense toute une vie d’accumulation de photos, de souvenirs, de livres, de revues, d’objets, il y a d’un côté le désespoir d’une femme perdant ses repères, entrecoupés de furtifs moments de conscience, elle marmonne, agite ses mains comme si elle se débattait, et de l’autre son compagnon parle de cinéma. La séparation s’aggrave, il s’agace et s’inquiète lorsqu’elle sort en laissant la porte ouverte, ne répond pas au téléphone et se rédige continuellement des prescriptions. Les médicaments encombrent littéralement la maison. Stéphane, leur fils, ancien drogué, tente de les aider, mais il est dépassé dans cette situation de rôles inversés, lorsque sa mère ne reconnaît plus son père : « ce type me suit tout le temps et il met du bordel partout. J’essaie de ranger. » Par ailleurs, son père refuse absolument l’idée de quitter son petit monde pour un appartement médicalisé : « Faisons comme si c’était normal » répond-il à Stéphane.

« L’histoire d’un effondrement programmé », la situation empire jusqu’au malaise du père devant un écran qui projette les images d’un océan rouge. Il meurt à l’hôpital, fondu au blanc, son écran s’éteint. Elle reste seule, un aide soignant vient l’aider, elle a des moments de conscience et décide d’en finir.
L’appartement est vidé, les souvenirs s’estompent, comme les êtres en fondu au blanc. « La mort, c’est cela, les objets d’une vie que l’on laisse aux autres et qui disparaissent dans un camion-poubelle, aussi rapidement que les souvenirs qui se décomposent avec le cerveau. » La caméra bascule vers le ciel : « La vie est une courte fête qui sera vite oubliée ».
Vortex de Gaspar Noé au cinéma le 13 avril

Toute une nuit sans savoir
Film de Payal Kapadia (13 avril 2022)

Quelque part en Inde, une étudiante en cinéma écrit des lettres à l’amoureux dont elle a été séparée et qui semble s’être éloigné de la contestation. À sa voix en off se mêlent des images, fragments récoltés au gré de moments de vie, de fêtes et de manifestations qui racontent un monde assombri par des changements radicaux. C’est ainsi que le film transmet les peurs, les désirs, les souvenirs d’une jeunesse en révolte, éprise de liberté.
Toute une nuit sans savoir est un ovni cinématographique et un document rare sur les contestations estudiantines en Inde, dont on ne sait pas grand chose. « Nous avons commencé à filmer en 2017. Ranabir et moi-même [relate Paval Kapadia] avons commencé à filmer, à documenter la vie autour de nous et donc celle de nos amis. 
Au fil des années, nous avons beaucoup tourné — fêtes, anniversaires, ou simplement de longues siestes d’après-midi. Nous n’étions pas toujours sûrs de ce que nous faisions, mais comme il s’agissait de personnes que nous connaissions bien, le processus de prise de vue avait quelque chose d’intime, de décontracté.
Un certain temps a passé et nous n’avions toujours pas de réelle idée de ce que deviendrait ces images, si cela donnerait un film. Tout ce que nous avions, c’était les souvenirs collectés avec notre caméra et notre enregistreur sonore de location. À travers ces documents et les témoignages de nos amis, leurs rêves, leurs souvenirs, leurs anxiétés, un tableau d’une partie de la jeunesse indienne a commencé à émerger. Lorsque nous avons commencé à monter quelques séquences, certains de nos amis nous ont alors donné des images qu’ils avaient tournées dans d’autres universités du pays. Ils avaient tous une nécessité de documenter l’instant, cette somme d’instantanées, et comme nous ils ne savaient pas vraiment ce qu’ils comptaient faire de ces images ensuite. Nous avons commencé à avoir de plus en plus de séquences de ce type — des rushes empruntés à des amis, de vieilles archives familiales et des vidéos virales sur Internet.
 »

Le montage des manifestations filmées, la narration du film, c’est-à-dire la lecture des lettres par une jeune femme en voix off, tient non seulement en haleine, mais donne à réfléchir sur le tournant du gouvernement indien vers une droite radicalisée. L’idée de travailler avec des éléments disparates et des supports différents confèrent au film un caractère d’exceptionnalité que l’on garde en mémoire bien après la fin du film.

Le projet du film était de créer « des archives du souvenir, des images à la fois familières et étrangères. Certaines des images que l’on voit dans le film sont très connues en Inde. Nous voulions parvenir à créer une forme qui permettrait à ces images de faire naitre un sentiment d’immédiateté et d’horreur chez n’importe quel spectateur, que l’on ressente ce même sentiment qu’elles ont suscité chez nous la première fois que nous les avons découvertes — je parle des images de grande violence que l’on retrouve plusieurs fois dans le film. »

Toute une nuit sans savoir s’est déroulé durant cinq ans, sous forme de fragments temporels, mais sans se vouloir chronologique. D’où le titre, griffonné par un inconnu sur les murs d’une université, A night of kwowing nothing (Toute une nuit sans savoir), « le récit d’une longue nuit imprévisible, où nous ne savons pas à quoi nous attendre. »
« Le film [ajoute la réalisatrice] utilise une forme cotonneuse, des images granuleuses en noir et blanc qui créent un sentiment de nostalgie. [Mais] il s’agit d’une nostalgie du présent — notre époque qui force beaucoup d’entre nous à réagir aux éléments qui nous entourent. C’est peut-être une nostalgie de l’idée romantique d’être jeune et consciencieux — de lutter pour une société plus juste et plus égalitaire. »

Toute une nuit sans savoir est un film délibérément politique, ayant : « une position claire sur l’échiquier politique. En fait, cette position est tout à fait synchrone avec la forme du film. La façon dont vous choisissez de monter, de cadrer, de mettre en scène... tous ces choix découlent de la position politique de chacun. Depuis le tout début du cinéma, nous avons appris sa puissance politique à travers des cinéastes comme Eisenstein. Bien sûr, dans ses films, la prise de position était limpide, cependant, même un film populaire hollywoodien a des positions politiques inhérentes, il propage une certaine idéologie politique tout en ignorant les autres, qu’il le fasse consciemment ou non. » Un long film tract et une réussite courageuse et étonnante.
Toute une nuit sans savoir de Paval Kapadia en salles le 13 avril.

Un vrai crime d’amour
Film de Luigi Comencini (13 avril 2022)

Un vrai crime d’amour est un film méconnu de Luigi Comencini qui « trouve dans le genre du mélodrame l’occasion de déployer sa veine sociale sur le terrain plus sensible de l’exploration du sentiment amoureux. L’histoire d’amour de Nullo et Carmela se développe essentiellement dans le cadre de l’usine où ils travaillent, prolongeant l’analyse d’une condition ouvrière étrangement ignorée par le néoréalisme italien, mais remise au premier plan par le cinéma des années de plomb. Un vrai crime d’amour s’inscrit en effet résolument dans la voie contestataire ouverte par Elio Pietri (La Classe ouvrière va au paradis, palme d’or en 1971), avec lequel Comencini partage un même scénariste engagé (Ugo Pirro).

À l’étude des mécanismes de domination qui régissent le travail ouvrier, se substitue toutefois une réflexion subtile sur les conséquences de cette oppression dans les rapports amoureux. Alors que le premier temps du film pourrait faire de l’usine le cadre pittoresque d’un marivaudage amoureux, celle-ci s’affirme progressivement comme un décor inquiétant et mystérieux (le public ne saura jamais ce qui s’y produit), qui étourdit ses travailleurs dans des nuées de vapeurs toxiques et dans le cliquetis de cylindres métalliques. » Cependant si Nullo et Carmela partagent des conditions de travail identiques dans cette usine de la banlieue industrielle de Milan, il n’en est pas de même pour leurs conditions de vie, Nullo est issu d’une famille athée du Nord de l’Italie, tandis que Carmela est sicilienne et est toute entière dominée par une culture religieuse et patriarcale. Un vrai crime d’amour est aussi un des premiers films à parler de pollution industrielle, de ses dangers pour l’environnement — les oiseaux morts près du fleuve empoisonné par les rejets de l’usine — et l’intoxication de Carmela.
Un vrai crime d’amour est à voir en salles et en copie restaurée le 13 avril.

Allons enfants
Film de Thierry Demaizière et Alban Teurlai (13 avril 2022)

Allons enfants est un film documentaire qui se présente comme une expérience chorale menée au lycée Turgot, dans le 3e arrondissement de Paris : intégrer des élèves de quartiers populaires et palier l’échec scolaire via la danse de la section hip-hop. Danseurs et danseuses se mêlent, sans discrimination de genre, de couleur ou d’apparences quelles qu’elles soient. En même temps, observe Thierry Demaizière, co-réalisateur, « cette génération a une conscience absolue qu’il va falloir se bagarrer pour gagner sa place au soleil. Avec ce monde d’ultra consommation qu’on leur vend à la télé, dans les clips et sur les réseaux sociaux en permanence, comment pourraient-ils ne pas vouloir en croquer aussi ? Contrairement à certaines idées reçues, ils ne sont pas du tout déconnectés ou, ils ne rêvent pas. On leur raconte le chômage, on les abreuve de mauvaises nouvelles depuis qu’ils sont nés ! Ils ont la hargne, la rage d’avoir leur part du gâteau et c’est bien normal. Le film raconte ça aussi, leur rage, leur hargne et leur envie de lumière. »

L’idée de créer cette section unique en France et d’aller chercher des gamin.es passionné.es de hip hop dans des quartiers parfois difficiles et de les intégrer au Lycée Turgot à Paris vient d’un ancien danseur passionné de hip hop. Comme l’explique, Alban Teurlai, co réalisateur : « Le deal avec les élèves, c’est danser tout en ayant de bonnes notes à l’école. L’excellence scolaire et artistique. Tout au long de l’année, ils [et elles] sont encadrés par des danseurs et des chorégraphes professionnels, on les encourage à s’ouvrir à d’autres évènements culturels, on les emmène à Chaillot, à la Villette, bref, on les remet sur le chemin des études avec le moteur de la danse. »

Cela donne un film rythmé fait d’une suite de « battles » où les jeunes se mesurent, s’apprécient, sortent des clichés habituels qu’on leur colle… Le film montre un très beau projet pédagogique en même temps qu’un régal cinématographique. Le hip hop est une langue du corps passionnante, surprenante. « On s’est servi du Hip Hop comme d’un prétexte pour accéder à ces adolescents et faire une photographie de la jeunesse française d’aujourd’hui. La seconde est une année magique pour des documentaristes. C’est la fin de l’enfance, [remarque Alban Teurlai] ils [et elles] ne sont pas encore adultes, […] ont conscience de [leur évolution], et en même temps, une forme de naïveté et d’innocence demeure. » Et Thierry Demaizière d’ajouter : « On sentait bien qu’on touchait à un âge charnière, un moment de transition extrêmement touchant, douloureux et aussi très poétique. Ils nous rendent optimistes pour l’avenir, ils sont “deter”, comme ils [et elles] disent, c’est tout sauf une génération perdue. Ce sont les enfants de la France d’aujourd’hui. Ce sont de super gamins embarqués par de super professeurs. »
J’ajouterai : si seulement, ce type d’expérience n’était pas unique !
Allons enfants de Thierry Demaizière et Alban Teurlai au cinéma le 13 avril 2022.

Sous l’aile des anges
Film de A.J. Edwards (13 avril 2022)

Au début du XIXe siècle, après la seconde guerre d’Indépendance, la jeune nation états-unienne accueille des vagues de pionniers, des hommes et des femmes qui doivent survivre et lutter contre la nature et les maladies. C’est le monde dans lequel Abraham Lincoln vit durant son enfance, ponctuée par des épreuves et des drames. C’est la voix de Dennis, son cousin, qui narre ce chapitre de l’histoire familiale et la formation d’Abraham Lincoln.
Tom Lincoln, son père,quitte le Kentucky avec sa famille lorsqu’il a dix ans pour s’installer dans le nouvel État de l’Indiana. Très proche de sa mère, c’est un enfant sensible, curieux et mature pour son âge. Alors que le père élève ses enfants à la dure, sans marque d’affection, lorsque sa mère meurt à la suite d’un mal étrange, Abraham est désemparé.

Rude et intransigeant, le père ne s’en tire toutefois pas seul, et il décide de partir à la recherche d’une nouvelle compagne, laissant Abraham, sa sœur Sally et leur cousin livrés à eux-mêmes. Pendant tout un hiver, les enfants doivent se débrouiller seuls, souffrir du froid et de la faim dans une nature sauvage.
C’est avec une nouvelle épouse, et ses propres enfants, que le père revient dans leur maison en pleine forêt. Au bout d’un certain temps, Abraham s’attache à cette nouvelle mère, après une scène très belle de passation imaginée entre les deux femmes, la morte et la vivante.

Sous l’aile des anges de A.J. Edwards retrace l’enfance du futur président des États-Unis sur une période de trois ans, de même le film décrit, dans un choix naturaliste, ce qu’était alors la vie de ces habitant.es du « nouveau monde ». C’est ainsi toute une partie de l’histoire états-unienne qui surgit du film, sans qu’il soit fait mention du fait que le territoire de l’Indiana était celui de nombreuses tribus indiennes.

Filmé en noir et blanc, la nature n’en paraît que plus impressionnante et les conditions de vie difficiles et austères. Pas de place à l’imagination ni au jeux… Il faut en suer pour mériter sa place au sein de la famille. Heureusement les deux femmes croient dans le potentiel intellectuel et dans la détermination du jeune garçon, elles sont les anges de l’histoire.
Entretien avec Manuel.


Dans la même rubrique

"Ce que peut le cinéma". Rencontre avec Basile Carré Agostini, Emmanuel Gras, Laurie Lasalle, Jean-Gabriel Périot. Que fait la police ? et comment s’en passer de Paul Rocher. Tirailleurs de Mathieu Vadepied. Venez voir de Jonas Trueba. Every Thing Everywhere All at once des Daniels.
le 18 décembre 2022
par CP
Les OFNI du cinéma fantastique & de SF (…et quelques réalisateurs) d’Alain Pozzuoli et Philippe Sisbane. Caravage de Michele Placido. Joyland de Saim Sadiq.
le 18 décembre 2022
par CP
Une Femme indonésienne de Kamila Andini. AEIOU de Nicolette Krebitz. Annie Colère de Blandine Masson. « Où est-ce qu’on se mai ? » Fièvre méditerranéenne de Maha Haj. La Poupée de W.J. Has. Peter von Kant de François Ozon. Every Thing Everywhere All at once des Daniels. De l’autre côté du ciel de Yukusa Hirota. L’Insurgée de Séverine. "Journée internationale contre les violences faites aux TDS". CQFD
le 18 décembre 2022
par CP
Le cinéma d’animation. Les Petits pois de Francis Gavelle et de Florentine Grelier. 19e édition du Carrefour du cinéma d’animation au Forum des images. Ernest et Célestine. Le Voyage en Charabie de Jean-Christophe Roger et Julien Cheng. Goodbye de Atzuko Ishizuka. Interdit aux chiens et aux Italiens de Alain Ugheto. De l’autre côté du ciel de Yukusa Hirota. Stella est amoureuse de Sylvie Verheyde. Corsage de Marie Kreutzer. Fièvre méditerranéenne de Maha Haj
le 11 décembre 2022
par CP
Nos frangins de Rachid Bouchareb. Sous les figues de Erige Sehiri. Nos soleils de Carla Simon. Il nous reste la colère de Jamila Jendari et Nicolas Beirnaert. La (très) grande évasion de Yannick Kergoat. Kanun. La loi du sang de Jérémie Guez. Mourir à Ibiza de Anton Balekdjian, Léo Couture & Mattéo Eustachon. Le Procès, Prague 1952 de Ruth Zylberman. Dario Argento en coffret DVD-BRD. Retour du festival Chéries Chéris avec Caroline Barbarit-Héraud. « Homo ça coince… » par la compagnie Manifeste rien. Rétrospective Mani Kaul
le 4 décembre 2022
par CP