Chroniques rebelles
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Samedi 16 avril 2022
Algunas bestias de Jorge Riquelme Serrano. Qui à part nous de Jonas Trueba. Murena de Antoneta Alamat Kusijanović. My Favorite War de Ilze Burkovska Jacobsen. Les Heures heureuses de Martine Deyres. L’ivresse des communards.
 Prophylaxie antialcoolique et discours de classe Mathieu Léonard (Lux éditions). Contre la présidence Et autres écrits pamphlétaires Félix Pyat (éditions non lieu). Les sans-dents de Pascal Rabaté
Article mis en ligne le 18 avril 2022

par CP

Algunas bestias
Un film de Jorge Riquelme Serrano (20 avril 2022)

Qui à part nous
Un film de Jonas Trueba (20 avril 2022)

Murena
Un film de Antoneta Alamat Kusijanović (20 avril 2022)

My Favorite War
Un film de Ilze Burkovska Jacobsen (20 avril 2022)

Les Heures heureuses
Un film de Martine Deyres (20 avril 2022)

L’ivresse des communards

Prophylaxie antialcoolique et discours de classe

Mathieu Léonard (Lux éditions)

Contre la présidence
Et autres écrits pamphlétaires

Félix Pyat (éditions non lieu)

Les Sans-dents
Un film de Pascal Rabaté (20 avril 2022)

Algunas bestias
Un film de Jorge Riquelme Serrano (20 avril 2022)

Vue aérienne d’une l’île sur un lac. Un bateau accoste sur l’île… Débarquent alors Dolores et Antonio, couple de bourgeois, invités par leur fille Ana, son mari Alejandro et leurs deux adolescents dans l’idée de concrétiser un projet financier. Mais rapidement, les différences de classes, les différences de milieux dans une famille en déliquescence font basculer le séjour dans un thriller exacerbé par le huis clos. Dolores, la grand-mère, a le pouvoir de l’argent et ne se prive pas de le montrer, en draguant le gardien de l’île, Nicolas, qui s’esquive avec crainte des conséquences… « Un autre jour beau gosse » dit-elle désinvolte. Nicolas ne reparaîtra plus sur l’île.
C’est le premier abus de pouvoir qui marque un tournant du récit. Durant le repas, Alejandro expose son plan d’aménagement de l’île pour en faire un lieu touristique luxueux, il demande la participation de Dolores en tant qu’associée. Dolores et son mari n’ont jamais accepté Alejandro par mépris de classe et racisme, elle n’a aucune intention de vendre des terres dont elle ne fait rien d’ailleurs, et encore moins d’investir dans un projet de son gendre : « Vous nous avez attirés pour le week-end pour faire un investissement. C’est un piège pour avoir du fric ! »
Algunas Bestias est, comme le précise le réalisateur, « un miroir, un portrait de la société chilienne. C’est un film douloureux, naturaliste et urgent, qui s’attache à faire réfléchir le public, d’une manière franche et douloureuse. J’ai utilisé le mot “abus” comme structure cinématographique : je voulais que l’abus marque transversalement toute l’histoire, comme une espèce de symptôme social dont souffre la société chilienne. On le voit actuellement, il y a un réveil social après des années d’abus. C’est ce sentiment de vivre dans un pays très injuste, abusif sur tous les plans, très inégal, qui, avec une rage accumulée, a éclaté en octobre 2019. Il me semblait urgent d’en parler parce que lorsque je regardais les nouvelles, je discutais avec les gens, j’avais la sensation que dans ce pays prospère, avec une précarité interne, une poubelle était cachée sous un tapis très lourd. »

À partir de cette soirée où les tensions émergent, la situation dérape. Trois générations s’opposent, les grands parents, sorte d’aristocrates dégénérés et vampiriques, leur fille aînée et son mari méprisé, les enfants dont la jeune Consuelo. Au matin, l’isolement, l’impossibilité de communiquer, l’absence de réseau et de réserves, le puits presque vide n’arrangent rien. « Il fait froid et la maison est dégueulasse. C’est un désastre et notre fille est sous son emprise » s’exclame Dolores auprès de son mari. Celui-ci plaint sa fille : «  qu’est-ce qu’il lui apporte ? Quel horrible mariage ! [Évidemment] nous ne sommes pas de la même classe » ajoutent-ils dédaigneusement. Alors lorsque le gendre sollicite un prêt, le refus adressé à Ana est catégorique et humiliant : « Je ne prêterai rien parce que cet homme ne t’a fait que du mal. Ana tu tombes toujours dans les mêmes pièges. Regarde le désastre ! ». Ana finit par craquer tandis que son fils s’exclame, « j’en ai marre. Je veux rentrer à Santiago. Qu’est-ce qu’on fout sur cette île de merde ? »

Six personnages symbolisant la société chilienne le temps d’un séjour de vacances qui tourne mal, le machisme, les classes sociales, le pouvoir de l’argent, la violence des rapports… Et le huis clos devient insupportable jusqu’à l’autodestruction. Pendant que le père, ulcéré, se saoule, les gosses sont stoned, la grand-mère, en vraie garce qui refuse de vieillir, accuse sa petite fille de lui voler son maquillage, « je vais tuer cette vieille conne ! » s’écrie Consuelo, hors d’elle. « Elle passe un âge difficile » explique le grand-père en se rendant dans la chambre de sa petite fille, la caresse pour la calmer et commet l’inceste tout en jouant les victimes : « c’est un secret entre toi et moi ! Je me sens si seul ».
Algunas Bestias, c’est « entrer dans les zones les plus obscures, les plus profondes, les plus douloureuses de l’être humain. » C’est aussi montrer l’impunité dans ce qu’elle a de plus révoltant.
L’interprétation des sept personnages est remarquable, naturelle et tout en finesse, y compris Nicolas qui s’éclipse après les avances de la grand-mère, ce naturel donne une force incontestable à ce thriller politique et psychologique.

Cette année, dans un des films de la compétition des Rencontres de Toulouse, le Cinélatino, Alfredo Garcia interprète un homme venant visiter sa maison d’enfance construite sur le bord d’un lac, où une partie de la « bonne société » avait voulu capitaliser sur le territoire mapuche en en chassant la population d’origine. Il arrive en bateau, en terrain conquis, avec ses deux filles et fait montre de ce dégoût et du mépris de la classe privilégiée pour les classes modestes, la misère et en particulier le racisme vis-à-vis des Mapuches. Immersion de Nicolás POSTIGLIONE est également un excellent thriller politique où les différences de classes sociales et générationnelles sont également centrales dans le film.

Dans Algunas Bestias, Alfredo Garcia joue le rôle d’un homme privilégié, mais parasite, il dépend de sa femme qui détient le pouvoir de l’argent. Il était l’invité l’année dernière du Cinélatino et c’est à cette occasion qu’il a répondu aux questions de Philippe Chevassu, distributeur de Algunas Bestias. À commencer par :
— Qui est Antonio, son personnage ?
Alfredo Garcia : C’est un homme de la bourgeoisie chilienne, il est marié à une femme très forte. C’est elle qui détient le pouvoir dans le couple, le pouvoir de l’argent. Ils sont complètement « classistes ». Au Chili, la question de l’appartenance à une classe sociale est très importante. Antonio, c’est aussi l’incarnation de l’homme blanc aux yeux bleus qui écrase et rabaisse un homme avec des origines ethniques apparentes.
— Il y a quelque chose de presque maléfique chez ce couple (nldr grands-parents Antonio et Dolores), est-ce une représentation politique ?
Alfredo Garcia : Le regard porté par le film sur la famille Chilienne est effectivement très politique. Il raconte l’oppression des femmes, de la classe populaire et aussi la décadence de la bourgeoisie. Il y a plusieurs « couches » de lecture de la domination sociale. ll y a une forme de chantage de la part de l’ancienne génération qui a le pouvoir de l’argent et qui entretient une domination sur les plus jeunes. Cette domination passe aussi par l’inceste et l’abus qui se reproduit certainement de génération en génération. Dans les familles, il y a toujours un secret qui n’en est pas un.

— Ce huit clos forcé comment vous l’avez mis en place sur le tournage ?
Alfredo Garcia : Ce film a été présenté pour gagner un concours. Il n’a pas gagné le fond, alors Jorge le metteur en scène était en rage ! Il a obtenu cette île au sud du Chili, on lui a prêté. Le tournage a duré dix jours avec une équipe très petite. Nous avons beaucoup improvisé sur le tournage. Au montage Jorge a retenu beaucoup de ces scènes improvisées. Finalement, ça n’est pas la caméra qui raconte l’histoire, mais plutôt les personnages, l’île, le climat.
— Comment vous avez abordé cette scène d’abus incestueux ?
Alfredo Garcia : Nous avons beaucoup parlé avec Consuelo... C’était très difficile pour tous les deux. C’est même la scène la plus difficile de ma carrière. Même si cela passe par le son plus que par l’image c’est très difficile. La scène existe dans l’imaginaire des spectateurs. Dans le film il y a tout le parcours de l’abus : l’agresseur qui se victimise, il y a l’acceptation de la grand-mère, l’acceptation de la fille elle-même. Tout cela illustre le pouvoir symbolique du grand-père sur la fille et le pouvoir de l’argent.

— Le personnage de Maximo qui veut partir du Chili c’est le rêve de beaucoup de jeunes chiliens ?
Alfredo Garcia : C’était mon rêve aussi quand j’étais jeune, mais c’était la dictature... c’était différent. On avait besoin de sortir du Chili, c’était affreux et très difficile de vivre là. Je suis allé en Grande Bretagne pendant un an et puis en France pour étudier la mise en scène. La situation du Chili sur le plan social et politique est complexe. Pour moi le cinéma est un outil de confrontation, pour révéler des situations comme le rejet de classe, le rejet ethnique, le rejet de la société LGBT, qui existent au Chili.
Algunas bestias de Jorge Riquelme Serrano à voir au cinéma le 20 avril.

Qui à part nous
Un film de Jonas Trueba (20 avril 2022)

Pendant cinq ans, Jonás Trueba suit un groupe d’adolescent.es madrilènes et filme les transformations qui rythment la période charnière entre l’adolescence et l’âge adulte. Neuf jeunes et un portrait, ou plutôt une esquisse libre et multiforme de la jeunesse actuelle, En esquivant la description sociologique, Qui à part nous pose une question universelle : qui sommes-nous et qui voulons-nous être ?

Qui à part nous affiche dès le début l’envie de filmer sans projet de tournage, sans codes, comme ça, sans même savoir si des séquences, des rushes sortira un film. Pas de scénario, place aux surprises, une redécouverte pour le réalisateur du « sentiment presque adolescent de tourner à ses heures perdues et d’essayer différentes choses, sans l’obligation d’en faire un film à la fin, ce qui m’a procuré une grande tranquillité et une grande liberté. Qui à part nous est né de l’envie de filmer Candela, Pablo et d’autres gamins qui jouaient déjà dans mon film La Reconquista. » Le prologue de Qui à part nous est une conversation par zoom entre les neuf protagonistes.

Le film se divise en trois parties, avec des intermèdes de cinq minutes annoncés par des panneaux graphiques, rappelant les questions fondamentales ou pas de l’adolescence. Jonas Trueba est également dans le film, en tant que réalisateur qui a ses propres « interrogations sur le cinéma et questionne la manière idéale de représenter l’adolescence sur le plan cinématographique. Il s’agit d’un film très instinctif, peu théorique et assez honnête lorsqu’il s’agit de rendre compte du processus créatif avec tous ses hauts et ses bas. C’est un film qui vacille. En tant que spectateur, ce que je trouve le plus intéressant, c’est son imprévisibilité, son questionnement permanent, voire une certaine maladresse. » Cette tendance vers le cinéma du réel est particulièrement marquée dans la séquence concert de la troisième partie, mais aussi durant le voyage de fin d’année en Andalousie ou dans les manifestations où se brandissent des banderoles et des écriteaux « Je suis un élève et pas une marionnette », « C’est nous le futur. Retrait des examens », « Putain de réforme de merde ! », « On ne va pas payer vos dettes ».

Toute la première partie donne l’impression d’un filmage en roue libre, presque foutraque qui donne le climat vécu par ces ados d’une quinzaine d’années, le tournage a commencé à l’automne 2016. Il y a plusieurs témoignages, notamment de harcèlements, de blagues cruelles, dont Pablo, entre autres, fait les frais, de plantages, de regrets, mais jamais de cynisme.
La deuxième partie commence avec Candela et Pablo dans une rue de Madrid ; séquence de l’accordéoniste avant le départ de Candela pour son village en Estramadure. La vie au village et la grand-mère représentent une coupure dans la vie madrilène de la jeune fille, « tout le monde me connaît ici ! » dit-elle à Silvio qui débarque à l’improviste. Ils partent faire un tour en kayak sur un lac qui fait face au Portugal. Entre attirances amoureuses et liberté, une voix off intervient dans le récit. Peu après, le voyage de fin d’études en Andalousie sgnifie la fin de cet esprit d’ados en attente de décisions. Les liens se tissent et les questions importantes sur la vie, l’amitié et l’amour deviennent prégnantes.

Très intéressant est le glissement qui s’opère progressivement dans le film du documentaire à la fiction. Trueba dit s’être inspiré d’une « mise en situation, un concept théorisé par le réalisateur espagnol José Luis Guerín, en opposition à la mise en scène. Le but était de faire réagir les protagonistes à des situations qui ne se présenteraient sûrement pas de cette manière dans leur vie. » Et il est vrai qu’à partir de la seconde partie du film, le témoignage pur évolue vers une forme plus construite, vers la fiction ou le récit. Ce qui, sans doute, est le plus proche du scénario, selon le réalisateur, c’est la chanson de Rafael Berrio, Quien Lo Impide, dans laquelle il parle du « processus de construction de l’identité, du cheminement pour devenir “soi-même”, pour arriver à comprendre qui l’on est et de ne pas avoir peur d’essayer d’autres choses : On pourrait changer son nom / pour un nom qui sonne mieux / et mettre fin à sa lignée une bonne fois pour toutes ».

Dernier intermède. Candela et Silvio vont grapher, leur rencontre avec des grapheuses témoigne du sexisme existant dans cette forme d’expression. Des discussions sur l’avenir, sur les choix, il ressort que les filles sont plus matures, plus responsables. Les échanges se heurtent et les paroles de Candela et Claudia dominent : « si on a pas de visions, c’est triste. Jeter l’éponge ne sert à rien. », « Sans frustration ni colère, on ne peut rien changer. C’est un moteur », « En vieillissant, on oublie nos idées. Et puis seul, personne ne te contredit ». Pour ce film, le réalisateur a rencontré des dizaines de jeunes pour finalement réunir les neuf qui apparaissent dans le Zoom du dernier volet, filmé pendant la pandémie. « Le choix s’est fait en fonction de nos affinités réciproques [et] au hasard des rencontres dans plusieurs lycées de la région de Madrid ».

Le concert de la fin du film, avec Candela à la batterie, et qui, au micro, incite les jeunes à réagir avec un « qui nous en empêche ?! » était une fin sublime et collait parfaitement avec les paroles de Jonas Trueba déclarant sa volonté, avec ce film de « passer le relais à ces jeunes, leur montrer une manière totalement indépendante de faire des films, basée sur le temps et l’audace. Je voulais leur transmettre cette idée, que j’ai héritée d’autres cinéastes. Nous avons travaillé sans attaches, en étant dépendants que de nous-mêmes. Cette indépendance a donné de la valeur et du sens au projet et lui a fait atteindre le niveau de certains films sur la jeunesse qui ont des budgets plus importants, mais qui me paraissent plus artificiels et factices. » Ma réticence est cette seconde fin qui se surajoute aux réflexions sur les relations, et retombe en quelque sorte, après deux ans, avec le vote.
Bon, vous pouvez oublier la seconde fin de circonstances et rester sur l’image formidable du concert. Le film dure 220 minutes, mais on ne s’ennuie nullement, un retour brut à l’adolescence et de beaux débats en perspective.
Qui à part nous de Jonas Trueba au cinéma le 20 avril

Murena
Un film de Antoneta Alamat Kusijanović (20 avril 2022)

Sur une île croate vit Julija et ses parents, l’endroit est à la fois paradisiaque, isolé et rudimentaire. Le père, Ante, figure patriarcale excessive, domine tout et impose sa manière de voir et de vivre à la famille. La seule complicité tendre, Julija la trouve auprès de sa mère et son seul refuge c’est la mer, où elle se sent libre. L’arrivée d’un riche ami de son père, Javier, et le projet de développement touristique va alors exacerber les tensions entre la fille et le père.

La mer Méditerranée tient d’emblée le rôle principal et se présente dès les premières images comme un cocon : la sérénité dans les profondeurs versus les tensions sur la terre ferme. L’attitude du père est franchement désagréable, que ce soit avec les touristes qui arrivent en bateau près de son embarcadère ou avec sa fille qu’il considère corvéable à merci. Julija, qui accepte cette façon brusque d’être traitée, semble cependant tiquer lorsque Javier arrive avec des amis, et même se rebiffe. Elle en profite, car elle sait que son père n’osera pas se montrer trop dur avec elle en présence de personnes étrangères à la famille. De plus, Javier lui accorde une importance à laquelle elle n’est pas habituée. S’ajoute à la rébellion naissante de la jeune fille, un passé dont elle ignore tout et qui concerne les deux hommes et sa mère. Sans qu’il soit donné de détails, on apprend que les deux hommes étaient amoureux d’elle. Entre l’attirance de Javier pour sa mère et son envie d’échapper à la mainmise de son père, Julija confusément y voit une opportunité de quitter l’île, d’être libre et en finir avec les ordres paternels…
« Avec Murina, [explique la réalisatrice] je voulais explorer les tensions qui apparaissent lorsqu’un étranger vient perturber l’équilibre d’une famille, en encourageant une jeune fille à remettre en cause la mentalité qu’elle a connue toute sa vie. […] Le machisme est si profondément ancré dans notre société que nous le confondons souvent avec notre identité culturelle. Le père est machiste, car cela l’arrange, et la mère le soutient, car elle a été élevée ainsi. » L’arrivée de l’étranger remet en effet tout en question, l’autorité incontestée du père, qui tente de faire bonne figure et adopte une attitude amicale envers Javier pour des raisons de profit, la soumission de la mère qui paraît elle aussi troublée par l’arrivée d’un homme de son passé, enfin Julija prend confiance en elle et de son pouvoir de séduction. Elle refuse de jouer le rôle imposé par son père, celui d’un garçon manqué remplaçant le fils qu’il n’a pas, elle désire s’exprimer, s’ouvrir à ce qu’elle ne connaît pas encore.

Le cauchemar qu’elle fait de son père, en Poséidon au fond de la mer entouré par une méduse, est symbolique de ce qu’elle rejette : un patriarcat inhérent à la culture au point qu’il paraît naturel de s’y conformer. L’image de la murène autour du père-Poséidon représente son assujettissement à la seule culture patriarcale qu’elle connaisse, mais qu’intuitivement elle rejette. Par ailleurs la murène est un animal capable de mordre sa chair pour se libérer.
Dans le film, il existe deux personnages de femmes complexes, la mère soumise et résignée, la fille sortant de l’adolescence et prête à tout pour s’échapper, pour ne plus se taire, elle ne craint même plus la violence de son père. La réaction de ce dernier est, en dernier ressort, de la séquestrer, la mettre sous clé comme sa propriété. Là se place une séquence extrêmement angoissante dans une grotte marine, dont Julija essaye de sortir à plusieurs reprise en plongeant et après avoir appelé à l’aide. Elle décide alors de risquer le tout pour le tout, sa vie, quand apparaît la murène salvatrice, qui la guide pour sortir du cloaque et atteindre la baie extérieure.
À travers la tentative d’émancipation de Julija, c’est aussi le contexte de la société croate dont il est question, le patriarcat comme règle majeure, mais également l’obsession de s’enrichir rapidement sans prendre en compte les conséquences, à savoir confondre «  la valeur de la terre avec le profit ». Face à Julija qui se libère seule et nage dans l’immensité de la mer —, l’ancienne génération, celle de ses parents et de leur ami Javier, a bien des comptes à régler. Décidément la mer tient le rôle de la matrice libératrice, pour preuve la fin ouverte et le magnifique plan de fin, illimité.
Murena est le premier long métrage de Antoneta Alamat Kusijanović, il a reçu la caméra d’or en 2021 et est sur les écrans le 20 avril.

My Favorite War
Un film de Ilze Burkovska Jacobsen (20 avril 2022)

Dans les années 1970, la Lettonie fait partie des républiques soviétiques. My Favorite War est un documentaire d’animation dans lequel la réalisatrice raconte son enfance en pleine guerre froide sous un régime autoritaire. Au début du film, son père et sa mère partent en cachette regarder la mer, qui est un secteur interdit aux civils, ses grands-parents sont fermiers et ne sont pas appréciés par le régime, mais Ilse, complètement acquise à l’idéologie communiste, sert avec ferveur le groupe de filles dont elle fait partie. Ce n’est qu’après la découverte d’os humains sur un terrain de jeu qu’elle se pose des questions sur le roman national et prend peu à peu conscience de l’endoctrinement qu’elle subit. Le processus est long et il est impossible à sa mère de lui en parler par crainte de représailles. Elle-même est obligée de prendre sa carte au parti pour conserver son emploi.

Pour faire le récit de son enfance, parallèlement à l’histoire du pays, le choix du film d’animation s’est imposé à la réalisatrice. My Favorite war dépeint une petite ville morne et grise dans laquelle elle a vécu enfant et adolescente avec sa mère, et l’animation permet l’expression des sentiments et des questionnements de l’enfant face au silence des adultes. « Pendant des années, on n’a cessé de nous parler de l’héroïsme de l’armée soviétique… pour finalement découvrir que ce n’était pas vraiment le cas, qu’ils cachaient la vérité sur les civils et leurs souffrances. Ce sont de grands sujets, la vérité et le mensonge. Mais en même temps, ils ont une forme concrète : les mensonges ne sont pas abstraits. »

De grands sujets en effet, d’autant plus dans le contexte actuel, où la même propagande est assénée à la population russe pour nourrir un nationalisme basé sur l’héroïsme de l’armée russe pendant la Seconde Guerre mondiale. My Favorite War décrit tout le mécanisme de la propagande et son impact sur la population, plus encore sur les enfants. Le film prend une résonance particulière aujourd’hui alors que l’expansionnisme du gouvernement Poutine s’appuie sur les mêmes arguments rapportés dans le film, au moment de la guerre froide. La propagande, le nationalisme et la peur sont autant de clés pour maintenir une population sous dictature.

Le dessin particulier des personnages, des enfants dont les yeux semblent proches de ceux d’insectes, la grisaille de la petite ville morne, le côté éteint de la population à côté du monde fleuri de la campagne chez ses grands-parents, tous ces détails participent au souvenir d’une époque et du besoin de retrouver la lumière et la couleur.

Ilze Burkovska Jacobsen a travaillé neuf années sur ce film avec l’ambition de porter un enseignement sur cette époque afin d’éveiller les consciences. Il est certain que le film a une portée pédagogique, le récit d’une enfant dont le regard est peu à peu dessillé est puissant. My Favorite War est également tristement actuel et permet de comprendre le rôle du nationalisme, toujours lié à la Seconde Guerre mondiale.

My Favorite War de Ilze Burkovska Jacobsen au cinéma le 20 avril.

Les Heures heureuses
Un film de Martine Deyres (20 avril 2022)

Sous le régime de Vichy, 45 000 internés sont morts dans les hôpitaux psychiatriques français. Un lieu échappe à cette hécatombe, c’est l’asile de Saint-Alban où le personnel soignant et les malades luttent ensemble pour la survie et accueillent clandestinement réfugiés et résistants. Grâce aux bobines de films retrouvées dans l’hôpital, Les Heures Heureuses font revivre l’intensité de l’époque au quotidien. Cette expérience de courage politique et d’audace poétique ont révolutionné la psychiatrie de l’après-guerre.
Les Heures heureuses de Martine Deyres au cinéma le 20 avril.

L’ivresse des communards

Prophylaxie antialcoolique et discours de classe

Mathieu Léonard (Lux éditions)

« Classes laborieuses, classes vicieuses »
Comment la lutte contre l’alcoolisme a été utilisée par le pouvoir sanitaire, politiciens et médecins, pour discréditer la Commune et stigmatiser les classes populaires
Le discours réactionnaire de la fin du XIXe siècle utilise l’alcool pour incriminer le prolétariat et réduire ses soulèvements révolutionnaires et démocratiques à des défouloirs éthyliques collectifs. Au lendemain de la Commune, l’Académie de médecine qualifie l’insurrection de “monstrueux accès d’alcoolisme aigu dont la population honnête a été, pendant deux mois, le témoin épouvanté”, selon le Dr Jules Bergeron qui déclare en 1872 devant ses pairs que « de si grands excès n’auraient pu se produire, si une partie de la population n’avait été déjà démoralisée par des habitudes d’ivrognerie invétérées.
 »
En partant d’une minutieuse archéologie du mythe de l’ivrgonerie des communards dans la littérature versaillaise et le discours hygiéniste, l’auteur décrit la lutte contre l’alcoolisme en France au lendemain de l’insurrection comme une des façons d’exorciser le démon révolutionnaire. Il montre comment le regard des médecins et des psychiatres sur les insurgés drape d’oripeaux scientistes une véritable mission politique qui amalgame prolétariat, socialisme, maladie mentale et alcoolisme en une repoussante allégorie de la révolution. La théorie de la dégénérescence, un des fondements de ce discours pseudoscientifique qui prépare le terrain à l’eugénisme, laissera, contre toute attente, des traces jusque dans le mouvement ouvrier et les mouvements anarcho-individualistes et néomalthusiens.
Comme le fait remarquer l’auteur, il est vrai que les voix pour contredire le déchainement réactionnaire contre la Commune et ses idées ne pouvaient guère s’exprimer après la répression de la semaine sanglante, les exécutions, les déportations, les départs en exil pour celles et ceux qui en eurent la possibilité. Tout l’élan de la Commune était réduit au silence. Le mythe de l’ivrognerie des Communard.es, eut alors beau jeu de s’imposer et d’imprégner profondément les esprits, un mythe d’ailleurs prôné tant dans les discours que dans la littérature et la presse.
Auteur de L’Émancipation des travailleurs. Une histoire de la Première Internationale (la Fabrique), Mathieu Léonard participe au mensuel CQFD et il présentait pour la première fois son nouvel ouvrage à la Librairie l’Atelier, dans le XXème arrondissement de Paris et les chroniques y étaient.
Dans un premier temps, Mathieu évoque les thèmes de son livre et, dans la seconde partie, il commente l’iconographie, riche et étonnante, qui complète son essai.
L’ivresse des communards

Prophylaxie antialcoolique et discours de classe
Mathieu Léonard (Lux éditions)

Les chansons et les illustrations musicales sont extraites de l’album du Trio Utgé Royo sur la Commune de Paris, avec notamment pour interprètes Natacha Ezdra, Cristine Hudin, Serge Utgé Royo et Bruno Daraquy.

Les Sans-dents
Un film de Pascal Rabaté (20 avril 2022)

Le film de Pascal Rabaté est pour le moins étonnant, sans dialogues, il y est parlé une langue étrange, incompréhensible, faite d’onomatopées et de gestes, de pantomimes, mais pour surprenant que cela paraisse, on comprend tout. Bien sûr, on pense à Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola, sauf que la tribu des sans-dents ne vit pas dans un bidonville à deux pas de grands ensembles, mais dans une grotte, près d’une déchetterie qui devient un décor surréaliste à la Duchamp…

Plus critique de la consommation n’est guère possible, car les objets ne sont utilisés par la bande qu’une fois recyclés, décortiqués, démontés, avec un mode d’emploi détourné. Ces as de la récup pas toujours légale ont de l’imagination et détournent allègrement les objets et leurs fonctions après que la société les ai relégué ou balancé à la poubelle.

Tati critiquait le progrès, Rabaté critique la consommation, mais au-delà, il fait l’éloge du déchet. Et contrairement au film de Scola et plusieurs des films italiens de l’époque, les sans-dents sont sympathiques, solidaires, créatifs et déjantés. Déjantés pour les non marginaux peut-être, mais en y regardant de plus près, cela s’apparente plutôt à une certaine innocence, une candeur même.

L’adolescente adoptée par Yolande Moreau-Calamity de la gâchette, est la seule qui dira un bout de phrase : « Je vous aime tous ». Sinon les méchants sont les détenteurs de l’ordre, Morel en tête, qui d’ailleurs est tout aussi incompréhensible que les sans-dents, avec les tics en prime et un besoin débordant de pouvoir. L’absurdité est du côté de l’ordre, c’est clair, le patron et ses rambos arrivent trop tard dans l’antre des sans-dents… La tribu a migré vers de nouveaux horizons, vers une forêt de pylônes électriques où la moisson des câbles sera sans doute fructueuse…
Les Sans-dents de Pascal Rabaté est un film radical avec beaucoup humour, il est sur les écrans le 20 avril.

Contre la présidence
Et autres écrits pamphlétaires

Félix Pyat (éditions non lieu)

Pour apprécier ce pamphlétaire étonnant et méconnu, nous avons choisi quelques extraits parmi les textes de Félix Pyat, réunis et présentés par Guy Sabatier « pour montrer que sa critique révolutionnaire s’adresse à notre temps et n’a rien perdu de sa puissance démonstratrice. »

Contre la présidence
Et autres écrits pamphlétaires


Félix Pyat (éditions non lieu)

Extraits lus par Jean-Manuel Traimond
Faut plus de gouvernement (chant révolutionnaire du folklore français.


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par CP
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le 4 décembre 2022
par CP