Chroniques rebelles
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Samedi 12 février 2022
Maurice Rajsfus (archives et publications). After Blue de Bertrand Mandico. Un Peuple d’Emmanuel Gras. Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid. Je ne suis pas ton pauvre de Stéphane Vuillet. Les Affluents de Jessé Miceli. La Vraie famille de Fabien Gorgeart. Media Crash. Qui a tué le débat public ? Un documentaire enquête de Valentine Oberti et Luc Hermann.
4 heures (11h30/15h30)
Article mis en ligne le 14 février 2022
dernière modification le 15 février 2022

par CP

Chroniques syndicales-rebelles

Archives Maurice Rajsfus (1995)
Que fait la police ?

After Blue
Le paradis sale

de Bertrand Mandico (16 février 2022)

Chroniques rebelles

Un Peuple
Film d’Emmanuel Gras (23 février 2022)

Entretien avec Emmanuel Gras

Deux films en salles le 16 février :
Les Affluents de Jessé Miceli
La Vraie famille de Fabien Gorgeart,

Le Genou d’Ahed
Le film de Nadav Lapid sorti en DVD

Media Crash
Qui a tué le débat public ?

Un documentaire enquête de Valentine Oberti et Luc Hermann (16 février)

Je ne suis pas ton pauvre de Stéphane Vuillet (sur You tube)

Chroniques syndicales-rebelles

Archives Maurice Rajsfus (1995)
Que fait la police ?

After Blue
Un paradis sale

Film de Bertrand Mandico (16 février 2022)

After Blue, planète refuge pour les seules terriennes, les hommes ne peuvent y survivre, After Blue est en fait un paradis sale, ou plutôt sali par les colonisatrices qui décrètent une règle de survie : supprimer toute « mauvaise herbe », à savoir toute déviance. Le seul personnage non féminin est un androïde dont le sexe est formé de tentacules. After Blue, l’après la planète bleue, plonge d’emblée le public dans une irréalité diffuse et surréaliste, construite sur des mythes ancestraux revisités, définie par un graphisme métaphorique et par la matière organique, la terre, les pierres, la saleté, la suie, le sang…

Sur cette planète, une adolescente, Roxy, est spontanément rebelle, animée par des pulsions sexuelles qui la submergent sans qu’elle comprenne leur signification, sinon le désir de s’émanciper. Roxy la toxique, comme l’appellent les autres, délivre une tueuse enterrée dans le sable qui l’appelle petite sœur et lui promet d’exaucer trois vœux. Mais sitôt libérée, elle tue les autres adolescentes. Roxy et sa mère, Zora, sont alors bannies par leur communauté, condamnées à errer dans les territoires inconnus à la recherche de Kate Bush, la tueuse, nouvelle Lilith vengeresse.

Les Affluents
Film de Jessé Miceli (16 février 2022)

Né de rencontres et du réel, les Affluents dresse trois portraits de jeunes garçons qui offrent une certaine vision du Cambodge contemporain. Le caractère volontairement documentaire du film donne à voir la mutation d’une société à très grande vitesse, la dichotomie existant entre le monde rural et la ville, et l’attraction exercée sur les jeunes par la capitale, Phnom Penh, dont la croissance accélérée donne le vertige. Dans un pays tourné vers le consumérisme, tout est produit, tout est à vendre, même les corps. Cependant, si le Cambodge vit une mutation sociale et économique incroyable, basculant d’une société rurale à un capitalisme sans frein, il n’en demeure pas moins que les mentalités sont conservatrices et que la majorité de la population est encore rurale.

Ces trois parcours de jeunes gens illustrent les contradictions générées par la mutation du pays et ses inégalités criantes, Thy travaille dans une boîte gay et rêve d’acquérir une moto, Phearum s’endette pour acheter son taxi, tandis que le plus jeune, Songsa, vend des vêtements dans un tuk-tuk. Thy intègre un groupe de motards, le second se fait draguer par une étrangère, tandis que l’adolescent timide, exploité et entraîné dans une histoire de vol de portable, se révolte finalement. Trois manières de survivre dans une ville où les buildings remplacent les maisons traditionnelles, les voitures de luxe les vélos… « Tout y est disparate, sauvage, contrasté. Les quartiers insalubres avec des chiens errants côtoient les restaurants de luxe et les tours de bureaux vides, les mendiants en haillons croisent des ultra riches rivés à leurs téléphones… »
L’exode rural ne peut qu’amplifier le phénomène, alors on peut espérer que la colère de l’adolescent est le signe d’une prise de conscience.

Les Affluents de Jessé Miceli fait écho au premier long métrage de fiction du cinéaste cambodgien Kavich Neang, White Building, situé également à Phnom Penh. Autre signe de l’emballement du néo libéralisme, la destruction du White Building, où vit un jeune homme et sa famille, symbolisant la disparition d’un monde pour y installer un centre commercial.
Les Affluents de Jessé Miceli au cinéma le 16 février.

La Vraie famille
Un film de Fabien Gorgeart, (16 février 2022)

Une histoire ordinaire, celle d’Anna et son mari, leurs deux jeunes fils ainsi que Simon, un enfant placé chez eux par l’Aide Sociale à l’Enfance depuis qu’il était bébé, après la mort de sa mère. Simon a 6 ans à présent, et lorsque son père se déclare prêt à en assumer la garde, c’est une souffrance pour Anna, un véritable arrachement, avec le doute latent que la paternité ne se décrète pas. C’est également un bouleversement pour l’enfant, une rupture avec un quotidien protecteur, avec ses deux frères d’adoption dont il est le complice dans les jeux, dans l’affection.

Le film explore la zone paradoxale dans laquelle évolue la famille d’accueil tandis que le conseil théorique — « Aimez-le, mais ne l’aimez pas trop » — que débite l’aide sociale a tout d’une injonction froide, détachée qui ne tient pas compte de l’affect construit entre un.e enfant et des parents de substitution. Inspiré par une expérience très personnelle, le réalisateur épouse le point de vue d’Anna « pour disséquer la multitude d’émotions qu’elle traverse dans cette période exceptionnelle — et qu’elle ne pourra plus jamais revivre : il lui sera impossible d’accueillir un autre enfant après Simon. Eddy [le père biologique de Simon] s’est reconstruit après que la perte de sa femme l’ait ravagé. Il se bat pour retrouver son fils, mais la résistance d’Anna à lui faire confiance le renvoie à sa propre culpabilité : tous deux nourrissent pour Simon un amour légitime mais incompatible. » Cependant peu de détails transparaissent du vécu d’Eddy, et cela nourrit évidemment les inquiétudes et les fantasmes d’Anna concernant Simon.
Par ailleurs, il y a aussi la complicité des trois enfants, cassée en quelque sorte par les adultes et les lois, dont la fratrie est victime, et bien sûr Simon bien qu’il soit curieux de connaître mieux son père. Il n’empêche que la brutalité de la séparation est atroce entre Simon et Anna, qu’il ne peut plus appeler maman. Une page se tourne comme si les cinq années de la petite enfance de Simon était éradiquée, mise entre parenthèses par des décisions juridiques. Adrien et Jules expriment à leur manière, souvent différente, leur ressenti de cette séparation, de la focalisation douloureuse d’Anna et de ses sentiments vis-à-vis de Simon.

Pour transmettre à l’image et au jeu des comédien.nes l’authenticité du sentiment vécu, « en amont du tournage [explique Fabien Gorgeart], j’ai travaillé avec l’ensemble des interprètes, enfants et adultes, plusieurs situations leur permettant de se façonner des souvenirs communs, des habitudes, des gestes et des plaisanteries propres à incarner une famille unique. Leur complicité m’a permis de traquer, à chaque instant du tournage, la vérité de leur vie quotidienne, peu à peu déréglée par le bouleversement que chacun traverse. La relation d’Anna et Simon est toujours représentée compte tenu de son appartenance au cercle plus large de la famille. Le mouvement de la caméra et les allées et venues des personnages prédominent dans les scènes collectives de repas ou de fêtes, qui adoptent une couleur naturelle et libre. » Il en résulte un film d’une grande sensibilité, sur le fil du rasoir des émotions intenses dont Mélanie Thierry se fait l’interprète juste et fidèle, par petites touches, d’un drame intérieur vécu avec une sincérité impressionnante. On se souvient de sa remarquable interprétation dans le film d’Emmanuel Finkiel, la Douleur.
La Vraie famille de Fabien Gorgeart au cinéma le 16 février.

Le Genou d’Ahed
Un film de Nadav Lapid sorti en DVD

Si vous avez loupé la sortie du film de Nadav Lapid, le Genou d’Ahed, à la rentrée dernière, la sortie du DVD vous permet de le voir, ou de le revoir. Un film important pour sa dimension critique de l’État et le constat d’échec d’une société de plus en plus en contradiction avec sa propagande affichée. Le Genou d’Ahed part d’un projet de film sur Ahed Tamimi, adolescente palestinienne qui gifle un soldat israélien lors d’un raid de l’armée israélienne dans son village. Arrêtée et condamnée à la prison, Ahed devient rapidement une icône de la résistance à l’occupation israélienne, surtout après la circulation de la scène sur les réseaux sociaux et la déclaration d’un député israélien d’extrême droite, qui regrette que les soldats ne lui aient pas tiré une balle dans le genou, histoire de lui donner une leçon et de l’handicaper à vie. D’où le titre du film qui fait référence à Ahed Tamimi et la répétition par un comédien de la réflexion inique à son encontre durant la première partie du film, la préparation du tournage. Ahed Tamimi, adolescente contestataire, habite avec sa famille dans un village de Cisjordanie, près de Ramallah, et comme l’explique Nadav Lapid : « Elle est née et a grandi sous occupation israélienne. Quand un groupe de soldats a voulu entrer dans sa maison, elle a giflé l’un d’eux et a été arrêtée et emprisonnée pendant neuf mois. C’était en 2018, elle avait 16 ans. Son histoire a fait beaucoup de bruit en Israël et dans le monde arabe. Pour les Palestiniens elle est devenue une héroïne, pour les Israéliens une terroriste. Un député israélien a appelé sur Twitter à tirer dans son genou afin de la rendre handicapée. Je tenais à démarrer mon film avec ça : le genou, qui est généralement très peu filmé au cinéma. »

La séquence de filmage du casting qui lance le film est précédée par une scène extraordinaire et « secouée » d’un motard traversant Tel Aviv à toute blinde, sous la pluie : montage accéléré d’images brouillées par les gouttes de pluie, d’immeubles déformés à la manière des montres molles de Dali, de perspectives mouvantes et saccadées, de gros plans fugitifs jusqu’à son arrivée à la production. Le casque retiré, c’est une jeune femme qui déclare « Je suis Ahed Tamimi. », elle dénude son genou et interprète une chanson dans le studio : Welcome to the jungle
La séquence du casting se poursuit avec Y, le réalisateur, et plusieurs jeunes filles jouant Ahed, entrecoupée par la scène filmée au portable de la confrontation d’Ahed avec les soldats, la préparation du tournage, les répétitions et soudain Y saisit une masse et annonce qu’il va briser le genou d’une jeune comédienne répétant le rôle d’Ahed Tamimi, Cut.

Le prologue du film en construction s’interrompt brusquement : scène intérieure, dans un petit avion qui fait le trajet vers les confins désertiques du pays où Y a été convié pour présenter l’un de ses films. L’accueil par Yahalom, jeune fonctionnaire du ministère de la Culture, est chaleureux, mais elle lui précise immédiatement que sa prestation ne sera défrayée qu’à la condition de signer un formulaire l’engageant à ne parler que de sujets autorisés durant le débat avec le public. D’emblée, Y se sent piégé par cette censure et « en conflit avec tout ce qui l’entoure : les gens, le paysage... et il l’exprime en se montrant très souvent insensible. Les seuls instants où il est atteint, c’est lorsqu’il veut transmettre ce qu’il vit et ce qu’il voit à sa mère. Là, il se comporte de façon différente. Il filme avec douceur, avec affection, avec émerveillement, avec curiosité, le miracle d’être en plein désert. Quand ça s’arrête, il redevient aveugle, hostile. » La mère de Nadav Lapid, monteuse de ses films, est malade et condamnée, comme celle de son personnage. Il se remémore la phrase qu’elle répétait souvent : « “A la fin, c’est la géographie qui gagne.” Ma mère disait cette phrase pour signifier qu’Israël est un pays sans futur, pour essayer de nous encourager, mon frère et moi, à quitter le pays, bien qu’elle n’ait jamais envisagé de le faire elle-même. »

Le Genou d’Ahed est un voyage pas comme les autres dans le désert et dans les contradictions de la société israélienne, car, précise Nadav Lapid, « quel que soit le film qu’on veut réaliser sur Israël, le pays sera toujours encore plus fou et extrême. J’ai voulu me donner entièrement aux sentiments radicaux suscités par mon pays à travers les mots. Je voulais dessiner un carré noir à la manière du peintre Mark Rothko. La série d’injures [dans le film] est prononcée par un visage marqué par la vulnérabilité, par une bouche en forme de mitrailleuse, dans un rythme qui forcément transforme le discours en un cri strident, la parole en un balbutiement et la victoire rhétorique en un écroulement. […] Ce qui caractérise le plus ce film pour moi a été le sentiment de l’urgence. Je savais dès le départ que ce serait difficile et risqué de financer ce film en Israël. Dans une ambiance politique d’angoisse et de risques de censure, exposer un tel scénario à des comités de lecture aurait pu compliquer son exécution. »

L’analyse de Nadav Lapid est, on ne peut plus juste, puisque précise-t-il : « quelques mois plus tard, la ministre de la Culture a initié la loi pour la loyauté de la culture, qui interdit le financement d’une œuvre d’art jugée infidèle à l’État. Une loi qui peut être votée à tout instant. » Autant dire que la « démocratie » relative, qui existait encore, se rétrécit de plus en plus dans une société entretenue dans l’idée de « guerre perpétuelle ».
Entre film inachevé et décision de dénoncer le carcan imposé à la liberté d’expression, Nadav Lapid réussit un film d’une force brutale, une vérité crue et sans concessions. Un très grand film.
Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid est disponible en DVD (Pyramide).

Un Peuple
Film d’Emmanuel Gras (23 février 2022)

Entretien avec Emmanuel Gras

Sur écran noir, au son : Macron est Interpellé, bafouille un peu et répond par un slogan : « Moi je crois dans une République du mérite et du travail. » Et c’est ce que vous représentez ?! Des balbutiements de campagne électorale ?

La chanson de Nino Ferrer, la Maison près de la fontaine, accompagne une balade dans la ville de Chartres, plutôt dans la périphérie, la zone commerciale… La maison près de la fontaine, pano et zooms sur les zones pavillonnaires, les HLM, vue aérienne de la ville. De loin, un rond-point la nuit.
2018, Le gouvernement annonce l’augmentation de la taxe sur le prix du carburant, c’est la goutte d’eau qui fait déborder un ras-le-bol général installé depuis longtemps. Et c’est un soulèvement spontané, sans leader, ni organisation…
Les Gilets jaunes. Une mobilisation générale durant laquelle les gens se parlent, ne ressentent plus la honte de dire leur misère, leurs difficultés : « On demande la justice », « on se bat pour tout le monde ». C’est une lutte collective sans direction, ni chef. Pour cette raison, il fallait évidemment décrédibiliser ce mouvement.

Les Gilets jaunes sont très vite diabolisés par les autorités et les médias, comme on pouvait s’y attendre car ce type de mouvement, qui échappe au contrôle, fait peur… Et voilà que les classes dangereuses déboulent dans les beaux quartiers parisiens… LCI, BFM et les autres se déchaînent… Ah non pas question de toucher aux symboles du pouvoir, du fric et d’un nationalisme guerrier ! Pourtant taguer ce monument ouvertement à la gloire de la guerre, c’est comme l’envelopper dans du plastique… En revanche, les blessé.es pendant les manifestations, la violence policière programmée, les provocations… ça c’est insupportable ! Les Gilets jaunes : c’est finalement une prise de conscience extraordinaire et spontanée de l’injustice sociale…

Un Peuple d’Emmanuel Gras au cinéma le 23 février 2022)
Retrouvez le film d’Emmanuel Gras et les rendez-vous débats sur la page Face Book : Un peuple, le film
unpeuplefilm@gmail.com

Le 20 février à Chartres, aux Enfants du paradis à 16h30

Media Crash
Qui a tué le débat public ?

Un documentaire enquête de Valentine Oberti et Luc Hermann (16 février)

Je ne suis pas ton pauvre
Film de Stéphane Vuillet (sur You tube)

« Dans ce monde, moi je suis et serai toujours du côté des pauvres. Je serai toujours du côté de ceux qui n’ont rien et à qui on refuse jusqu’à la tranquillité de ce rien. » Federico Garcia Lorca
Le film s’ouvre sur une route de campagne sinueuse, une jeune fille à vélo, un gilet jaune sur le dos. Elle rejoint un groupe au même dress code, elle sort de prison, un mois ferme, trois ans avec sursis, un an de mise à l’épreuve. « Tu peux faire aucune connerie, t’as des comptes à rendre au juge… ils pensent qu’on est des terroristes, c’est l’avocate qui m’a dit ça, ils te disent à quelle mouvance vous appartenez ? Au procès ils m’ont dit : “est-ce que vos parents vous ont donné une éducation normale ?” Moi, je ne comprenais rien, j’ai jamais pensé aller en prison, 55h ça a duré la garde à vue, parce qu’ils ont droit de prolonger, comme pour les terroristes. »
Je ne suis pas ton pauvre de Stéphane Vuillet commence ainsi, par la répression subie par les manifestant.es et s’attache à nous chroniquer ce qui se passe avant. Entre leurs convictions, leur nécessité de manifester, de se faire entendre, et l’ombre planante de la violence qu’ils subissent, des risques encourus.

Nous sommes en 2019, un groupe de gilets jaunes dont la baraque a été détruite se retrouve dans la vieille demeure bourgeoise de Louis, un hôte singulier, qui ouvre son cœur, sa maison, à ces gilets jaunes, pour qu’ils puissent se préparer dans de bonnes conditions, à monter à Paris, pour manifester, là où on les voit, là où on les entend. Il y a le couple, lui chômeur de longue date, n’en peut plus de colère, de frustration, de laissé pour compte, de ne plus pouvoir être actif. Sa femme a peur, elle essaie de dédramatiser, gauchement, elle a peur pour lui, prêt à exploser, de la sentence : « elle a pris un mois ferme pour une bouteille d’eau… tu vas vraiment y aller dans cet état ? » L’infirmière libérale, qui vit seule avec son gosse, pour qui l’augmentation du coût de l’essence est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, et si elle craque en évoquant la laideur de la vie qu’on lui inflige, on comprend que ce qui la fait craquer, c’est sa condition de pauvre, qu’elle connait depuis toujours et dont elle ne peut se défaire, même en travaillant. « On est quand même dans un pays qui est en guerre contre les pauvres » dit un gilet jaune, chef d’entreprise, au pied du mur, contraint de licencier. « Le monde ne supporte pas que les petits se révoltent, ils veulent garder leur domination ».

Et puis il y a l’autre, celui dont on a tant parlé, celui censé entacher le mouvement des gilets jaunes. Il a voté Le Pen, aux deux tours. « T’aurais voulu que je vote quoi, que je vote à gauche, comme mon frère en 2012, quand Hollande a promis de ne pas fermer les hauts fourneaux, six mois plus tard il était au chômage mon frère. T’aurais voulu que je vote à droite comme mon père en 2007, quand Sarko a transformé le RMI en RSA, mon père a été obligé de recommencer à travailler alors qu’il était en incapacité de travail à 87 %, tout ça pour quoi, pour baisser la courbe du chômage, la courbe, pas le chômage. T’aurais voulu que je vote au centre, comme vous, que je vote pour ce connard qui nous fait tirer dessus à bout portant, c’est ça que tu aurais voulu, que je vote pour lui ? » Il y a une journaliste, sœur de gilet jaune, qui fait un reportage sur le groupe, et dont les interviews individuelles donnent à voir et à entendre le cheminement intime de ceux et celles qui luttent. On rencontre ainsi, douze personnages, douze vérités, 12 poings levés, et une maison. Car elle compte, cette maison où se déroulent cette chronique de l’envers du décor, cette chronique de l’avant, lorsque les gilets jaunes ne sont pas une masse, mais un plus un. Cette maison qui leur apporte du beau, un peu de confort, pour qu’ils prennent des forces, qu’ils se concentrent sur l’essentiel, cette maison aux murs patinés rappelle que cette histoire est vieille comme le monde. Cette maison rassure, offre ce qu’il faut pour être disponible à la vie, rappelle sans cesse à la fois ce à quoi ils n’ont pas le droit, et à la fois que ça pourrait être simple.

Je ne suis pas ton pauvre est un film commando, tourné en 5 jours et 4 nuits, à l’occasion d’une formation professionnelle organisée par Les chantiers nomades, un centre de formation continue pour les artistes du spectacle vivant, dont le principe est de créer de vrais espaces de rencontres et de création pour les comédien.nes. Depuis 20 ans, Stéphane Vuillet réalise des films courts en un temps réduit à l’occasion de ces stages : « Ce film est l’aboutissement de 20 ans d’ateliers [dit-il], je me suis beaucoup entrainé à ce genre d’exercices, faire un film sans moyens ». En 2019, Stéphane Vuillet, touché, s’intéresse aux luttes des gilets jaunes d’autant plus qu’à ce moment-là, il y a des révoltes partout dans le monde, Hong-Kong, Chili et les chers ronds-points.
Stéphane a donc envie de traverser ces idées et de savoir ce que les comédiens et les comédiennes avaient à dire. Il écrit une structure pour 12 personnages, 12 stagiaires. Il a déjà le personnage du flic (car oui, il y a un flic dans le film) et de la femme qui a peur de monter à Paris. Aux stagiaires sélectionnés, il leur dit : « lisez tout, écoutez tout, venez avec qui vous êtes, mais soyez documentés ». Il cite aussi Jean-Luc Godard : « une fiction est un documentaire sur les acteurs que l’on a choisi ». Il est question de vérité : « je pars d’eux, ils et elles sont là pour parler de leur propre révolte ». Il n’a pas les moyens de tourner sur un vrai rond-point, mais le lieu du stage, cette ancienne demeure bourgeoise, a une âme et il s’en saisit. Situer un groupe dans ce genre de décor, il fallait le justifier, et c’est à travers les interviews réalisées par la journaliste que l’on découvre ce qui anime Louis, l’hôte, personnage intriguant qui ne porte pas son gilet jaune sur le dos, mais dans le cœur.

L’écriture du film, la manière dont les personnages se révèlent, cette mise en abîme du film dans le film, des luttes dans la lutte, c’est un pas de côté, un beau mouvement de cinéma. Stéphane Vuillet réalise un film à la hauteur d’êtres humains. Pas de moyens financiers, mais des moyens humains. 12 acteurs et actrices, un chef opérateur, un preneur de son, une cuisinière, un scénariste et Jacques Gamblin comme conseiller artistique. Cette alchimie fait que le film fonctionne, qu’il offre du cinéma avec un petit supplément d’âme. Et puis des choses à dire et des moyens humains, ça change tout. Lorsque je demande à Stéphane Vuillet ce qu’il en est de la conscience politique du groupe de comédiens et de comédiennes, il ne sait que répondre, mais il est convaincu que tout le monde garde l’esprit gilets jaunes et reste uni.

Je ne suis pas ton pauvre est une fiction inspirée du vrai, qui met à profit la magie du cinéma, pour glisser dans l’enchantement de la poésie, qui contraste avec la violence du système et la dureté de ces vies moulinées. C’est un film marqueur de son époque, tourné en 2019, dans un long crépuscule, avant que la nuit qui s’installe en mars 2020. Dans cette nuit, heureusement, surgissent des films, comme des soleils. Je ne suis pas ton pauvre est un film lumineux sur un sujet douloureux, dont il est important de continuer de parler. Lorsque j’ai découvert ce film, j’ai réellement pris une décharge de vie. Parce que c’est un film sur les gilets jaunes, parce que la sincérité, l’énergie de ceux et celles qui l’ont fait m’a ramenée à la magie du cinéma, à la nécessité de l’art dans le quotidien, à la nécessité des belles choses.
Je ne suis pas ton pauvre tire son titre d’un extrait du livre de Grégoire Bouiller, Charlot déprime, dont un des personnages lit un extrait : « N’importe quel gilet jaune devrait inscrire dans son dos : “i’m not your pauvre" ». Au sens où James Baldwin écrit qu’il n’est pas un noir, mais un être humain. »
(Chronique de Nadia Genet)


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