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Samedi 6 août 2022
Residue de Merawi Gerima. Luzzu} d’Alex Camilleri. Dodo de Panos Koutras
Article mis en ligne le 6 août 2022
dernière modification le 12 juillet 2022

par CP

À la suite de la rediffusion d’entretiens de cinéastes qui ont des choses à dire — et cela est franchement inspirant dans un moment de lassitude et de questionnements — nous avons pensé qu’il serait intéressant de poursuivre cette démarche et de voir aussi ce qui se passe ailleurs cinématographiquement. Quelles sont les visions d’autres réalisateurs et réalisatrices sur les changements de société, sur les dérives autoritaires, sur l’histoire non officielle et sur les méfaits des États… Des visions internationalement nombreuses, et c’est tant mieux, alors nous avons choisi parmi les entretiens récents qui donnent la parole à des cinéastes d’une « nouvelle vague » sans frontières que nous avons rencontré lors de festivals ou de leur passage en France… Aujourd’hui, nous vous proposons deux entretiens :
Celui de Merawi Gerima pour son film Residue, et celui d’Alex Camilleri à propos de Luzzu. Deux premières réalisations originales de cinéastes, qui maîtrisent tant le fond que la forme.
Suivra une chronique sur le film de Panos Koutras, Dodo, au cinéma le 10 août, vision sans concession de la société grecque. Pour terminer, Christine Monot nous lira une de ses nouvelles…

Residue
Film de Merawi Gerima (DVD)

Luzzu
Film d’Alex Camilleri

Dodo
Film de Panos Koutras (10 août 2022)

Residue
Film de Merawi Gerima (DVD)

« Chaque fois que je retourne dans mon ancien quartier, un ami d’enfance a déménagé, a disparu, a été emprisonné ou tué.
Un quartier anéanti, décimé par des décennies de drogues, de désinvestissement et d’omniprésence policière.
 »
Les traces de la population africaine américaine qui a construit la ville de Washington DC disparaissent avec la gentrification vitesse V qui s’opère dans cette ville.
Est-ce la raison pour laquelle Merawi Gerima décide d’y tourner un film et de le dédier à un ami qu’il a perdu de vue ? La motivation est à la fois évidente et complexe, ses parents ont déménagé lorsqu’il était adolescent, puis il est allé à l’université, autant d’éloignements par étapes qui l’ont coupé du quartier de son enfance, de ses amis et des familles qu’il côtoyait alors.
Revenir au quartier pour tourner une fiction qui est aussi un documentaire, c’est choisir une démarche originale et ambitieuse. Il était cependant à bonne école avec des parents cinéastes. « Mon éducation a été totalement immergée dans la dure réalité du cinéma indépendant noir. Mes cinq frères et sœurs et moi-même avons grandi en regardant mes parents lutter pour créer et valoriser des histoires noires dans une société qui est conçue pour empêcher précisément que cela se produise. »
Il était donc logique que Merawi Gerima se lance dans un projet qui, tant dans la narration que dans la forme, s’avérait riche en partages créatifs et en surprises.

Ce n’est pas un film autobiographique, même s’il est nourri de souvenirs personnels, le personnage de Jay représente certainement une partie de son vécu, ne serait-de qu’en ce qui concerne la coupure avec le quartier, il en devient étranger sur plusieurs plans.
La voix off pendant le voyage de retour à Washington DC questionne les doutes et les motivations profondes du réalisateur : « Pourquoi tu reviens Jay ? Tu as toujours haï ce lieu ? Tu penses pouvoir nous sauver ?  » En même temps, l’image se brouille parfois, on passe par un tunnel, pour finalement atteindre Washington DC où il ne reconnaît rien. Un enfant le regarde de loin… À se demander si c’est un enfant ancré dans son souvenir, le garçon qu’il était alors ou bien un enfant bien réel d’aujourd’hui… Le retour de Jay et le projet de réaliser un film coïncident à l’émergence immédiate de l’enfance, la disparition de l’ami, la perte des repères et du territoire dus à la gentrification. En s’adressant à d’anciens voisins pour retrouver son ami Demetrius, il sent la méfiance et s’aperçoit qu’il n’est plus d’ici…
Un ami lui dit « Tu nous a abandonné. Tu ne penses qu’à toi et à ton film. » Miki, qui sort de taule, le prévient de se méfier des flics, c’est eux qui nettoient le quartier.
On ne voit pas vraiment les nouveaux habitants sauf pour souligner qu’il y a des règles, que les noms ont changé et que, même avec de bonnes intentions, la méfiance reste présente. Ce sont deux mondes qui ont des difficultés à communiquer, avec une frontière invisible entre la classe moyenne et celle des pauvres, celle des WASP et celle des Noirs.
Le film dans le film devient alors une aventure… Residue a été tourné en deux ans avec des plans saisis sur le vif et beaucoup de montage… C’est une expérience pour le cinéaste qui passe parfaitement l’écran et une formidable leçon de cinéma indépendant.
Residue de Merawi Gerima à présent en DVD.

Entretien avec Merawi Gerima.
Musiques : Miles Davis & John Coltrane, So What. John Lee Hooker, No Shoes. Rap pour Mumia Abu Jamal

Luzzu
Film de Alex Camilleri

Luzzu est le premier film d’Alex Camilleri, il a choisi de tourner à Malte, d’où sa famille est originaire et s’est intéressé tout d’abord à un métier en disparition, celui de pêcheur, mais également au symbole et à l’outil : le Luzzu. C’est le bateau de la pêche traditionnelle depuis des générations, très beau, mais à présent le voilà complètement supplanté par les bateaux de pêche industrielle, qui à terme condamnent également la faune méditerranéenne. À Malte, le luzzu est encore une fierté et une expression populaire.

Lorsque Alex Camilleri décide de tourner le film à Malte, ce sera avec des non professionnels, mais de vrais pêcheurs. « Des années de recherche ont été nécessaires : j’ai appris à connaître non seulement la pêche traditionnelle à Malte, mais aussi le fonctionnement de l’industrie des produits de la mer au sens large, y compris les économies parallèles de la contrebande, du sabotage et même de la “fraude au poisson”, comme le montre le film. » L’écriture a été longue et les problèmes abordés sont très documentés, ce qui apporte au film de fiction une facette documentaire. Au stade de la préparation du film et des repérages, il découvre l’existence d’un réseau de travailleurs de la mer venant d’Asie du Sud et du Sud-Est, qui sont employés par contrat, notamment à Malte, mais ne sont pas autorisés à descendre à terre. Ils vivent sur leur bateau. Ou encore, on apprend que l’Europe finance la destruction des Luzzus, 7000 euros pour envoyer son Luzzu à la casse !

L’histoire du film met en scène Jesmark, jeune pêcheur dont les difficultés financières sont liées à la pêche industrielle et à leurs tarifs compétitifs, aux interdits de pêcher certaines variétés et à la corruption sur l’île. De plus, il vient d’être père et la famille plus aisée de sa compagne le voit comme quelqu’un d’immature et incapable de subvenir aux besoins de sa famille. Entre tradition familiale et modernité imposée, Jesmark se sent piégé, l’abandon de son métier est aussi l’abandon de son identité. Et détruire ce bateau qui appartenait à son père, c’est impossible.

Inspiré par le néoréalisme italien, Alex Camilleri imagine Luzzu « comme une continuité de la ligne de pensée de Visconti dans La Terre tremble. Tourné il y asoixante-dix ans dans un village de pêcheurs de Sicile, à deux pas de Malte, le film de Visconti met également en vedette des non-acteurs dans le rôle des pêcheurs. […] Il est « étrange de voir comment le film de Visconti anticipe les vents contraires qui viendront frapper les familles de pêcheurs de la Méditerranée. »

La très belle scène où Jesmark raconte à son bébé l’histoire d’un bateau qui n’appartenait à personne… Un jour, on l’a mis à la retraite et il tomba en ruines. La fin de Luzzu est aussi très belle et ouverte, la symbolique laisse une interprétation au choix de chacun et chacune.
Luzzu est un film très riche, de par les thèmes et les sujets abordés : les règles européennes, les droits de la pêche industrielle avec les risques environnementaux, la corruption et la course au profit, les différences de classes, le refus de statut de résident aux étrangers travaillant pour les industries maltaises et confinés sur leur bateau, la perte d’un métier et de l’esprit de solidarité…
Le film est tourné en langue maltaise, magnifique et véritable pont entre les rives méditerranéennes.
Luzzu d’Alex Camilleri

Entretien avec Alex Camilleri
Musique : Tony Hymas, Le Silence de la mer.

Dodo
Film de Panos Koutras (10 août 2022)

Dans leur luxueuse villa aux environs d’Athènes, Mariella et Pavlos, un couple au bord de la ruine, prépare le mariage de leur fille Sofia avec un riche héritier, aubaine programmée pour sauver la famille de la banqueroute. Mais voilà, la veille au soir, un dodo, oiseau disparu depuis 300 ans, fait son apparition… En fait, le film commence avec la course du dodo, poursuivi par une meute de chiens — caméra très secouée — jusqu’à ce que l’oiseau mythique trouve son salut en se réfugiant dans une annexe de la villa où les derniers préparatifs du mariage occupe tout le monde. Enfin surtout la maîtresse de cérémonie, préoccupée par son rôle et par le paiement des frais artistiques et techniques nécessaires au bon déroulement de la fête. Cela rappelle quelque peu l’organisatrice de la réception, totalement stressée, du film de Robert Altman, Mariage, où rien ne marche comme prévu.

Hé bien là aussi, rien ne se passe comme anticipé et l’intervention du dodo va précipiter encore les événements… le pauvre, il est terrifié et sur la défensive devant une bande d’ahuri.es qui oscillent entre plusieurs attitudes : l’un y voit l’opportunité de se faire du blé, l’organisatrice craint que la fête ne soit gâchée par sa présence et d’autres encore pensent que c’est un signe pour échapper à une catastrophe imminente. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est que cette situation hors contrôle provoque une série de révélations. « Qu’il vienne d’un laboratoire de génétique, d’une autre planète ou des entrailles de la Terre [explique le réalisateur], sa présence constitue pour les personnages de cette histoire une réalité incontestable et absurde qui se greffe sur la situation déjà critique dans laquelle tous se trouvent au moment où nous faisons leur connaissance : s’accrochant à leur dernière planche de salut, ils cherchent une ultime occasion de survivre, à la fois victimes et bourreaux, d’une crise économique assurément, mais avant tout d’une crise existentielle. »

Dodo est une histoire qui flirte avec Alice au pays des merveilles, un dodo débarque dans une famille dysfonctionnelle, au bord de la ruine, à la veille d’un mariage de circonstances. Se mêlent dans l’ambiance de faux semblants et de catastrophe imminente, les aventures extra conjugales du père, la révélation d’un enfant caché, les souvenirs de Mariella, ancienne star de séries télévisuelles reconvertie dans l’humanitaire, la recherche de papiers d’un immigré syrien et de sa « sœur », une Ukrainienne en exil et une chanteuse venant de Géorgie, entre autres :
« — Comment tu sais que je suis géorgienne ? demande la jeune chanteuse.
— Mon sens soviétique sans doute », répond l’Ukrainienne.
« L’histoire de chacun et de chacune [précise Panos Koutras] est celle d’un monde qui vacille, où les certitudes s’effondrent. Les notions de bien-être, de famille, d’amour, de liberté et de solidarité sont mises à l’épreuve. Elles acquièrent un sens nouveau, tandis que les illusions de tous les protagonistes se dispersent de la manière la plus grotesque. »

Toutes les dérives oniriques deviennent alors logiques, au passage clin d’œil aux Oiseaux de Hitchcok avec la phobie d’Alexis qui s’imagine attaqué par des pigeons, coup de patte critique à l’institution du mariage et, pour finir, les plumes qui transforment la nuit en jour. Panos Koutras confie d’ailleurs que Dodo est une synthèse de tous ses films, ses thème favoris et le mélange des genres : « le mélodrame, la comédie ou la comédie musicale, le vaudeville mais aussi la tragédie grecque coexistent. Cependant c’est l’absurde qui est au cœur de cet amalgame. » Et bien sûr les influences de Ionesco, Beckett, Buñuel et Lynch pour ne citer qu’eux…
Et c’est ainsi que de rebondissements en surprises prénuptiales, l’univers de Panos Koutras se déchaîne, entre réalité, monde en déliquescence et conte de fées.

Lewis Caroll est certainement à sa place dans ce conte de l’absurde et le dodo est juste génial en copie conforme des dessins de William Blake.
De L’Attaque de la moussaka géante à Dodo, les films de Panos Koutras racontent tous des histoires de la condition humaine où l’autre est toujours présent. « Qu’ils soient migrants, queers, handicapés ou encore une moussaka extraterrestre, mes personnages se battent toutes et tous pour survivre dans un monde hostile qui ne les comprend pas. Un monde qui lui aussi est fautif. Même s’il pense, à tort, être juste. » Alors, comme le dit Sophia au jeune homme rencontré au cours d’une parenthèse personnelle amoureuse : « Rendez-vous sur l’Acropole dans 3 mois !  » Oui pourquoi pas ?
Dodo de Panos Koutras au cinéma le 10 août 2022

Pour conclure cette émission, Christine Monot nous lit une de ses nouvelles, extraite du recueil Venez donc prendre le dessert, publié aux éditions Rhubarbe.


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