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Samedi 8 juillet 2023
La Mémoire du futur Chili 2019-2022 de Pierre Dardot. Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan. Limbo de Soi Cheang. Deux films de Adilkhan Yerzhanov : L’Éducation d’Ademoka et Assaut.
Article mis en ligne le 9 juillet 2023

par CP

La Mémoire du futur
Chili 2019-2022

Pierre Dardot (LUX Èditeur)

Entretien avec Pierre Dardot et Daniel Piños

Les Herbes sèches
Film de Nuri Bilge Ceylan (12 juillet 2023)

Limbo
Film de Soi Cheang (12 juillet 2023)

Deux films de Adilkhan Yerzhanov (12 juillet 2023)
L’Éducation d’Ademoka et Assaut

La Mémoire du futur
Chili 2019-2022

Pierre Dardot (LUX Èditeur)

Entretien avec Pierre Dardot et Daniel Piños

« Lundi 7 octobre 2019, vers 18 heures […], le ministre de l’Économie, Juan Andrés Fontaine, annonce que le ticket de métro de Santiago augmentera de 30 pesos, tout en minimisant l’impact de cette mesure sur la vie quotidienne des usagers du métro. Le 7 octobre, vers 14 heures, des lycéens mènent la première action de refus de paiement en envahissant la station Universidad de Chile, faisant de ce refus, selon leurs propres termes, “une autre façon de se battre”. Du 7 au 18 octobre, des manifestations ponctuelles d’étudiants envahissent les stations de métro sans donner lieu encore à une action coordonnée à l’échelle de la capitale. Les choses vont changer le 18 octobre. Ce qui frappe […] aux premières heures de cette journée, ce n’est pas l’effervescence d’un tumulte, mais plutôt la qualité du silence qui règne dans les rues de la capitale, un silence étrange et très inhabituel. Mais, vers 16 heures, à l’heure de la fin des cours, les premiers rassemblements s’improvisent à l’entrée des stations de métro : les étudiants invitent alors les gens à sauter les tourniquets sans payer, et les rassemblements grossissent au fur et à mesure que des salariés rentrant du travail voient ce qui se passe et décident de rejoindre le mouvement. Il y a là une spontanéité qui déjoue tous les calculs et toutes les prévisions. La rue est alors bloquée par des manifestations de masse qui se répéteront chaque vendredi. C’est le début de l’élargissement de la révolte à d’autres couches sociales. Certes, les initiatives étudiantes ne manquent pas depuis les premières oppositions à Pinochet en 1984. En particulier, les actions de blocage des lycées sont une sorte de “tradition”, si bien que les lycéens sont habitués à ce genre d’actions et d’interventions qui portent la marque d’une inventivité liée à l’irruption politique qui n’est pas en elle-même nouvelle. […] il y a déjà eu par le passé des mouvements étudiants pour la gratuité des transports, mais on se méprendrait à établir une relation de causalité directe entre ces mouvements et le surgissement du 18 octobre 2019 : certes, ces derniers ont laissé des traces durables, mais ce n’est pas l’action souterraine de ces traces qui explique que la révolte a été déclenchée par le prix du ticket de métro. Ce n’est pas le passé qui refait surface en contraignant les acteurs à puiser en lui les réserves d’un sens qui ferait cruellement défaut au présent, mais c’est, à l’inverse, l’irruption du nouveau qui donne rétrospectivement sens au passé en mettant au jour la continuité d’une politique. Plus exactement, ce qui émerge, c’est la conscience active du lien étroit entre cette mesure d’un ministre du président Piñera et la continuité de la politique menée par les gouvernements qui se sont succédé au Chili pendant des décennies. En témoigne au premier chef cette phrase reprise dans toutes les couches sociales qui prennent part au mouvement et même au-delà : « ¡No son 30 pesos, son 30 años ! » Les « trente ans » renvoient aux trois décennies qui vont de 1989 à 2019, soit aux années de la Concertation, le système de gouvernance politique multipartite, réunissant le [Parti démocrate-chrétien, DC, le Parti socialiste, PS, et le Parti pour la démocratie, PPD], qui s’est mis en place après le départ de Pinochet dans le but de préserver le cœur du système Pinochet de toute remise en cause, sous couvert d’assurer une “transition démocratique”. Dans les jours qui suivent l’annonce de l’augmentation, les journalistes de la télévision publique recueillent les témoignages de gens qui soutiennent le mouvement et qui vont tous dans le même sens : “On n’en peut plus, ça fait trente ans que ça dure.” »

« Démanteler le néolibéralisme, pour quoi faire ? Pour reproduire ce qu’a été le cycle progressiste ? Non, jamais ! Je pense que le féminisme joue un rôle fondamental dans cet exercice d’imagination politique, qui ne cherche jamais à restaurer. C’est toujours ce que nous appelons la “mémoire du futur” : nous faisons nôtres toutes ces luttes, tout en sachant que la place que nous avons occupée dans ces luttes, que nous faisons nôtres, n’est pas celle que nous voulons occuper. La place que nos vies ont occupée dans ces luttes et dans ces processus antérieurs, aussi populaires qu’ils aient pu être, n’est pas celle que nous voulons occuper. Alors, quelle est cette place que nous allons nous-mêmes occuper dans ces processus à venir, qui sont déjà en cours au Chili ? Je crois que là, il va falloir qu’on se mette à penser toutes ensemble (juntas).  »

La « mémoire du futur » est cet exercice de l’imagination politique qui interdit de situer le désirable dans un passé que nous devrions chercher à reproduire ou à restaurer, parce qu’il commande de toujours situer la place que nous occupons dans le présent à partir de la place que nous voulons occuper dans le futur.

Les Herbes sèches
Film de Nuri Bilge Ceylan (12 juillet 2023)

Inspiré du journal intime d’Akin Aksu, écrivain et coscénariste du Poirier sauvage, le nouveau film Nuri Bilge Ceylan, les Herbes sèches, se déroule près d’Erzurum, dans une région de l’Est de la Turquie, choisie par le réalisateur pour son enneigement et l’impression de solitude qui s’en dégage. Dans cet endroit isolé, Samet enseigne dans un lycée en espèrant sa mutation à Istanbul depuis déjà plusieurs années. Une série d’événements et les critiques de collègues lui font perdre tout espoir, cependant qu’il fait la connaissance de Nuray, jeune enseignante dans un établissement voisin.

Nuri Bilge Ceylan nous a habitué à des chef-d’œuvres et les Herbes sèches ne dérogent pas à la continuité de son parcours cinématographique exemplaire, entre images grandioses, récit et personnages profonds et troublants, dialogues captivants… Deux moments du film sont particulièrement intenses : d’une part, la discussion entre Nuray et Samet, qui met en lumière les antagonismes entre les deux personnages, en même temps que l’attirance ou la curiosité qui en découlent ; par ailleurs, la sortie du décor de Samet en plein milieu du film, et l’intrusion inattendue de l’équipe technique de cinéma, une manière sans doute de « révéler l’artifice du tournage » ou encore de « créer du doute dans l’art pour laisser libre le public ». La discussion entre Nuray et Samet, dominée par la jeune femme, est absolument fascinante et restera certainement une séquence cinématographique de référence. « Écrire une telle scène [confie Nuri Bige Ceylan] a été une de mes grandes motivations car, dans la vie, ce type de personnes ne se rencontrent pas souvent. Chacun reste dans son milieu, avec des gens qui lui ressemblent. » Cette scène renvoie à une réflexion profonde et universelle sur le choix de vie de tout être humain. La rencontre de Nuray, activiste et engagée politiquement, et Samet, individualiste et insatisfait, est de ce point de vue particulièrement intéressante, « la tension entre leurs modes d’existence ont été le vrai moteur du film [explique le réalisateur]. Cette tension est quelque chose de très courant en Turquie. »

Un voyage cinématographique de plus de trois heures qui donnent à penser, à poser des questions, à se poser des questions en suivant le déroulé des scènes et en observant la déambulation de personnages complexes et troublants, « le cinéma doit pouvoir exprimer ce doute [dit Nuri Bilge Ceylan] et, pour cela, aucun de mes personnages ne doit être entièrement capable de clarifier ses idées ou ses sentiments ». Ainsi la confrontation des personnages, comme le pas de côté hors du plateau dans le studio est une façon de dire « attention, c’est du cinéma ! » La discussion entre Nuray et Samet est un moment fascinant, entre une femme et un homme qui à la fois s’opposent et s’attirent, elle femme engagée et radicale, et lui, individualiste, indécis et quelque peu paumé. Un très grand moment de cinéma et une réflexion critique et universelle sur l’individualisme et l’engagement social.
Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan est à voir et revoir à partir du 12 juillet.

Limbo
Film de Soi Cheang (12 juillet 2023)

Ce film hongkongais est l’adaptation du roman Wisdom Tooth de l’écrivain chinois Lei Mi. Limbo est un polar sombre et violent, tourné dans un noir et blanc contrasté et esthétique qui donne, dès les premiers plans, l’ambiance chaotique de l’endroit où il se déroule : les bas-fonds d’une ville à la fois tentaculaire et isolée où les détritus s’entassent. Deux policiers traquent un sérial killer insaisissable, assassin de femmes dont il ampute la main gauche. Une signature peut-être et le seul indice pour identifier le tueur, sinon de vieux journaux. Les deux enquêteurs sont on ne peut plus opposés, l’un d’eux, nouvelle recrue et fraichement sorti de l’école de police, est attaché à ses principes, l’autre connaît le terrain et s’y adapte avec des méthodes border line question éthique.

Ces bas fonds de Hong Kong, filmés à la manière expressionniste d’un Fritz Lang incitent il est vrai au dépassement des règles ou du moins les remet en question. Le très beau noir et blanc des bas-fonds de Hong Kong impressionne dès les premiers plans et les références cinématographiques ne manquent pas, au début du film par exemple avec la réflexion d’un des héros dans une flaque d’eau stagnante, clin d’œil à la Lune dans le caniveau de Jean-Jacques Beineix. Par ailleurs, placer le final en prologue du film pour dérouter le public crée à l’évidence un suspens qui dure tout au long du film, engendrant des questions sur les liens entre le prologue, la narration et la fin du film. L’utilisation des flashbacks soudains et brefs, qui rythment et émaillent tout le récit, laissent l’impression d’introspections révélées brièvement et brusquement sans pour autant révéler le fil conducteur du récit, ce sont des repères fictifs qui interrogent et renforcent la tension. Si les choix esthétiques du réalisateur distraient parfois l’attention du déroulement du récit, ils confirment sa virtuosité et son talent à jouer avec les décors apocalyptiques en même temps que la complexité des personnages.

L’opposition des deux policiers, l’absence de preuves pour faire avancer l’enquête, le croisement de plusieurs destins, les flash back à répétition, la multiplication des scènes de bagarres s’ajoutent à la détérioration des relations entre les deux flics. Jusqu’à la décision de Cham Lau, le flic vétéran, d’utiliser une délinquante et ancienne détenue, Wong To, comme un appât pour coincer le tueur fétichiste des mains. La jeune femme, qui a provoqué un accident blessant la compagne de Cham Lau, est surprise en flagrant délit de vols et de contacts avec la mafia, elle n’a donc guère le choix de se soustraire à ce rôle d’appât qu’on lui faire jouer dans cet univers de détritus si elle veut échapper à la prison.
Le filmage de la ville s’apparente parfois à de la bande dessinée, les corps des victimes abandonnés dans les ordures mêlés aux mannequins de vitrines, des victimes que personne ne réclame, cette femme junkie, Coco, amputée d’une main et manifestement protégée par le meurtrier, qui fait cette réponse aux flics « vous ignorez ce que c’est que d’être traitée comme un déchet », l’extrême violence de tous les instants dans un monde de parias, les images dédoublées… tous les ingrédients d’un polar sont rassemblés pour créer une ambiance particulière et sophistiquée dans un rythme qui ne faiblit pas, avec pour conclusion le pardon et la résilience, qui ne sont pas la moindre des surprises.
Limbo de Soi Cheang au cinéma le 12 juillet 2023.

L’Éducation d’Ademoka et Assaut
Deux films de Adilkhan Yerzhanov (12 juillet 2023)
L’Éducation d’Ademoka et Assaut

Le souhait de la jeune Ademoka de faire des études est entravé par son statut de Lyuli — gitan d’Asie Centrale — qui l’en empêche et la destine à la mendicité. Son désir d’éducation se heurte donc au refus et au racisme. Mais elle rencontre un professeur aux méthodes des plus marginales qui lui propose de la préparer à un examen lui permettant d’être acceptée dans une école.
Une chose est certaine, Ademoka ne se décourage pas malgré les refus des institutions et sa famille qui aimerait la voir abandonner des ambitions jugées hors de propos. Il vaut mieux mendier ou vendre des objets à la sauvette. Dans sa rencontre avec le romancier quelque peu revenu de tout, professeur viré de son établissement, Ademoka voit une opportunité de formation pour parvenir à être acceptée dans un établissement scolaire. Et elle accepte le deal du prof, qui est non seulement impressionné par la détermination de la jeune fille, mais également par son potentiel créatif. Il voit aussi dans l’enseignement à cette élève la possibilité de bousculer le système et de se moquer des institutions. Le film est finalement une « sorte d’hymne à la connaissance, au savoir qui aide l’humanité à échapper à l’obscurité de la bureaucratie et à l’âge des ténèbres ». Et le réalisateur d’ajouter « les films sociaux ne doivent pas forcément être lourds et tristes, le public et les réalisateurs ont le choix d’embrasser une certaine légèreté, quelque soit l’importance du sujet. »
L’Éducation d’Ademoka est en effet un film social, empreint à la fois d’humour et d’une grande poésie, sans pour autant minorer la gravité du sujet.

Assaut a pour cadre à nouveau le milieu scolaire, mais c’est une toute autre histoire. Dans un lieu imaginaire, coupé du monde par une tempête de neige, des individus masqués et super armés envahissent un établissement scolaire et prennent en otage des lycéens qui n’ont pas pu sortir de leurs classes. Les agresseurs ne communiquent aucune revendication et tout laisse à penser que le pire est à craindre. À l’extérieur, les professeurs sortis avant la prise d’otage décident de reprendre l’école d’assaut pour venir en aide aux élèves. Le professeur de mathématiques, rejoint par son ex-femme, et par un autre professeur, le directeur de l’école, un policier, un vétéran d’Afghanistan et un alcoolique notoire rassemblent les armes qu’ils peuvent trouver et s’entraînent. C’est vraiment une équipe de bras cassés, sauf la mère qui est très déterminée. Elle tente de parlementer, demande s’il y a des revendications avec un porte-voix, mais un silence de plus en plus inquiétant s’installe à l’intérieur du lycée. L’assaut devient urgent et c’est sans doute la seule possibilité de sauver les otages, c’est aussi l’occasion d’analyser les réactions de chacun.
Avant d’être un film d’action, Assaut est tout d’abord un film psychologique.
Après, notamment, la Tendre indifférence du monde (2018), A Dark Dark Man (2019), Adilkhan Yerzhanov revient sur les écrans avec la présentation au festival de la Rochelle d’une rétrospective de huit de ses films, dont L’Éducation d’Ademoka et Assaut, qui seront au cinéma à partir du 12 juillet . C’est véritablement un plaisir de découvrir à nouveau le travail d’un réalisateur et son langage cinématographique très original.