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Samedi 2 septembre 2023
L’Hypothèse du Quai de Conti de Philippe Sisbane. Déserts de Faouzi Bensaïdi. Le Gang des Bois du temple de Rabah Ameur-Zaïmeche. Le château solitaire dans le miroir de Keiichi Hara. Mon chat et moi. La grande aventure de Rroû de Guillaume Maidatchevsky. Le Prix du passage de Thierry Binisti. Showing Up de Kelly Reichardt
Article mis en ligne le 15 septembre 2023

par CP

L’Hypothèse du Quai de Conti
Philippe Sisbane (éditions Infimes et Scenent)

Entretien avec Philippe Sisbane

Déserts
Film de Faouzi Bensaïdi (6 septembre 2023)

Le Gang des Bois du temple
Film de Rabah Ameur-Zaïmeche (6 septembre 2023)

Le château solitaire dans le miroir
Film de Keiichi Hara (6 septembre 2023)

Mon chat et moi.
La grande aventure de Rroû

Film de Guillaume Maidatchevsky (DVD août 2023)

Le Prix du passage
Film de Thierry Binisti (DVD août 2023)

Showing Up
Film de Kelly Reichardt (DVD VOD 5 septembre)

L’Hypothèse du Quai de Conti
Philippe Sisbane (éditions Infimes et Scenent)

Entretien avec Philippe Sisbane

Et voici que l’on retrouve le projet Manhattan, la course à la bombe atomique que remporteront les États-Unis en 1945 par l’anéantissement de deux grandes villes japonaises, Hiroshima et Nagasaki, en même temps que la population civile, sur le coup ou bien après des souffrances atroces. À quelques années près, cette course à la destruction aurait pu servir d’autres pouvoirs, le pouvoir nazi par exemple. Et ce n’est pas faute d’avoir tenté de s’approprier les recherches dans ce domaine, notamment de la part des scientifiques français dont les études étaient avancées à cet égard. Il est également vrai qu’à la fin des années 1930, des initiatives analogues étaient menées par les grandes puissances et que de nombreux physiciens nucléaires s’y étaient attelé.

Le roman de Philippe Sisbane, l’Hypothèse du Quai de Conti, porte bien son titre en l’occurrence, puisque l’intrigue, située en 1942, se nourrit à la fois de l’époque complexe de la Collaboration, de l’implication zélée des autorités françaises envers les forces occupantes, de l’opportunisme de beaucoup, de l’accélération du pouvoir nazi dans ses velléités conquérantes et, bien sûr, de son intérêt pour des raisons évidentes à propos de la recherche nucléaire. La guerre se trouvait être à un tournant décisif, notamment après l’entrée en guerre des États-Unis en 1941 et la résistance à l’Est, et il ne faut pas oublier la Conférence de Wansee de janvier 1942 qui avait entériné la « solution finale », à savoir le génocide de la population juive européenne, de même que des Roms ou encore des politiques, enfin de toutes les personnes considérées par l’idéologie nazie comme « déviantes ».
Cette « hypothèse », qui est le nœud du roman de Philippe Sisbane, part donc de la collaboration d’un homme, Pierre-François, administrateur de l’Académie de Physique sous contrôle allemand, qui accepte de livrer aux nazis le résultat de recherches nucléaires poursuivies par des chercheurs, bien que retardées par certains et certaines membres de l’équipe scientifique pour entraver la fameuse course devenue la priorité des responsables nazis.
Conscient de la discrétion nécessaire à cette transaction, Pierre-François acquiert pour quasiment rien un appartement récemment confisqué, y installe son fils Thibault et l’amie de ce dernier, Hélène, étudiante en chimie, avec pour condition de permettre à des officiers allemands (en civil) de disposer des clefs de l’appartement pour accéder au coffre-fort installé par Pierre-Francois. C’est une « boite aux lettres » pratique pour procéder aux échanges d’informations et du paiement pour leur obtention. Thibault est méfiant, mais il est difficile de dire s’il est réticent par rapport aux possibles magouilles de son père, ou simplement en raison de relations filiales compliquées.
Or, une nuit, le fils des précédents propriétaires, Lucien, débarque dans l’appartement. Il vient de s’évader du camp de Drancy et ignore tout de la vente de son domicile. Thibault comprend alors les transactions de son père pour acquérir l’appartement, un bien juif aryanisé́. Le jeune couple décide alors d’héberger l’évadé. Par ailleurs, Hélène est contactée par un réseau de la Résistance, en la personne du serrurier kabyle venu installer les serrures, et notamment le passe pour le coffre-fort. Elle accepte de photographier un rapport de synthèse transitant par leur domicile avec l’aide de Thibault et de Lucien. L’aventure les rapproche et un trouble s’installe entre Hélène et les deux garçons. Le décor de l’Hypothèse du Quai de Conti est en place…
On dirait presque : moteur ! Car avec Philippe Sisbane, le cinéma n’est jamais loin… Littérature et cinéma sont des formes narratives différentes évidemment, mais certainement pas à opposer, et pour notre auteur elles se rejoignent, se complètent et s’enrichissent l’une l’autre… l’Hypothèse du Quai de Conti en est une illustration.

Les illustrations musicales de cette rencontre avec Philippe Sisbane sont : La Java de la bombe atomique (Boris Vian par Olivia Ruiz). Les Flamboyants (par Tony Hymas et Sylvain Girault). Seul ce soir (par Django Reinhart). Lili Marlene (par Marlene Dietrich). Je suis seule ce soir (par Léo Marjane). La Complainte du Partisan (par Anna Marty). Le Chant des marais (de Johann Esser, Wolfgang Langhoff, Rudi Gogel par Serge Utgé-Royo). La Mémoire et la mer (de Léo Ferré par Tony Hymas). Enfin la BOF Dracula de Francis Coppola agrémentaient les extraits du livre de et lu par Philippe Sisbane.

Déserts
Film de Faouzi Bensaïdi (6 septembre 2023)

Deux agents de recouvrement, Mehdi et Hamid, font équipe pour parcourir le bled marocain, d’hôtels minables en villages perdus où ils visitent de pauvres gens, incapables de rembourser leur emprunt, les dépouillent du peu qu’ils possèdent et, arnaquent à l’occasion leur employeur pour gagner leur vie. Road movie de la précarité, Déserts s’ouvre sur nos deux héros, paumés au bord d’une route, consultant une carte et se disputant, et voilà que la carte s’envole… Pour entrer dans le film, le public doit prendre des chemins de traverse, abandonner les repères narratifs classiques et, finalement, laisser aussi s’envoler la carte, que d’ailleurs l’on retrouve par la suite avec les migrants qui en dessinent une sur le sol. « Pour les personnages [prévient le réalisateur], je construis tout en déconstruisant pour leur apporter plus de complexité. Ainsi la séquence du séminaire d’entreprise avec la dirigeante de la société de recouvrement rassemble toutes les ambitions du film et son propos politique : le burlesque, le social, l’aspect graphique des images... Les pauvres contre les pauvres : les deux mecs comme tous les employés sont en situation de précarité et ils sont envoyés à l’attaque de gens encore plus en difficulté qu’eux. C’est l’ubérisation du monde. »
Le périple des deux hommes se poursuit donc avec la découverte d’un Maroc inattendu grâce à leurs rencontres, leurs mésaventures… par exemple, la rencontre avec un homme qui leur confie un évadé, qui se fera d’ailleurs la belle, un moment représentant le point de rupture dans le récit basculant dans la fable sociale. Il devient alors difficile de discerner la réalité du fantasme : la razzia d’un village par une bande armée, les pannes de bagnole, la menace de licenciement brandie par la patronne à peine caricaturale au prétexte de rendement insuffisant, l’histoire d’amour de l’évadé et l’enlèvement de sa bien aimée…
Au détour de l’histoire, on retrouve le réalisateur devant la caméra cette fois pour incarner un boutiquier dont l’échoppe est peu à peu démontée pour rembourser sa dette impayée, le burlesque côtoie la tragédie, Charlie Chaplin n’est pas loin… « Dans ma vie, j’oscille entre euphorie, rire et mélancolie profonde », explique Faouzi Bensaïdi. Cela offre un mélange des genres passionnant jusqu’à la rencontre avec des migrants qui tentent à tout prix de rejoindre la mer, les récits personnels des deux arnaqueurs croisent ceux des autres personnages construits à la manière des contes des Mille et une nuits.
L’expérience de Faouzi Bensaïdi en tant que metteur en scène de théâtre et de comédien lui apporte sans aucun doute cette faconde de conteur qui joue des métaphores, des situations rocambolesques, des attentes sublimée pour mieux dépeindre la réalité sociale et politique. « Mes films sont engagés, mais mon premier engagement est esthétique [confie-t-il]. C’est un engagement que de proposer aujourd’hui un cinéma avec ses ellipses, qui respecte l’intelligence du spectateur, qui choisit d’évoquer plutôt que de montrer. Et oui, j’ai voulu que ce film dise beaucoup sur la précarité, sur l’abandon de populations entières, les fractures territoriales, et sur le capitalisme qui broie nos vies, nos sentiments ainsi que nos émotions. Je ne fais pas cela car c’est une vague sur laquelle il serait “bon” de surfer. Non. C’est un océan que j’affronte, armé de ma passion pour le cinéma et ma foi en l’humanité, malgré tout. » Le jeu des comédien.nes est étonnant, quant aux images, elles sont juste sublimes.
Déserts de Faouzi Bensaïdi à voir en salles, sur grand écran, à partir du 6 septembre.

Le Gang des Bois du temple
Film de Rabah Ameur-Zaïmeche (6 septembre 2023)

Inspiré d’un fait divers survenu en Seine Saint Denis en 2014 lors de l’attaque par un gang d’un véhicule transportant les bagages d’un richissime prince arabe, le film met en scène Monsieur Pons, un militaire à la retraite, tireur d’élite ayant bourlingué dans de nombreux pays en guerre, et vivant à présent dans le quartier populaire de son enfance. Sa mère vient de mourir et dans la cité des Bois du Temple, elle était aimée par ses voisins qu’elle connaissait depuis tout jeunes, dont l’un d’eux, Bébé, est un des gangsters occasionnels de la cité. Or la bande est sur le point de monter un gros coup.
Si de nombreux polars tournent essentiellement autour de l’enquête et ne s’arrêtent guère sur les « réalités sensibles et vivantes auxquelles se confrontent les personnages », c’est tout le contraire dans ce film qui commence par un très long pano sur le quartier et ses immeubles. Ainsi, le décor met en place immédiatement le contexte social. La séquence suivante enchaîne sur une messe funèbre, où un homme est effondré, mais on ne sait pas immédiatement qui est mort, ni qui il est tandis qu’un chant de femme bouleversant s’élève : « l’amour ne fait pas d’esclaves mais des volontaires ». Cette première séquence musicale tranche évidemment avec ce type de film et laisse deviner les liens qui existent entre les personnages, les enfants et les adultes du quartier « totalement incorporés dans les rapports de classe. […] En France [remarque le réalisateur], comme partout ailleurs, il vaut mieux être un arabe riche, voire très riche, qu’un arabe des quartiers populaires... Le racisme est d’abord une arme dirigée contre les pauvres, pour mieux les diviser. Les jeunes des quartiers issus des minorités en sont conscients et savent pertinemment qu’ils sont inscrits dans des rapports figés où ils sont les dominés. Par conséquent, certains d’entre eux refusent d’y participer. Ils préfèrent plonger dans des spirales délinquantes parce qu’ils portent en eux les germes de la révolte et de la contestation sociale, même s’ils sont loin des idéologies qui ont prôné la lutte des classes et dans lesquelles se retrouvait autrefois la jeunesse des milieux ouvriers. Ils ont intégré que nos systèmes économiques et politiques sont dirigés par une caste oligarchique qui ne propose que des rapports de prédation. » Ce n’est donc pas seulement le récit de la préparation et la réalisation d’un holdup, mais plutôt les causes et les conséquences des inégalités sociales, pour ensuite souligner le pouvoir des ultra riches pour se venger des pauvres, des défavorisés ayant osé s’attaquer à leur richesse. Le fric autorise tous les droits, même celui d’exécuter les membres du gang et Bébé (incarné par Philippe Petit) conseille à sa compagne de partir au plus vite avant de se retrouver en taule…
Le Gang des Bois du Temple est un hommage au film noir et aux quartiers populaires. « On a toujours su que les brigands n’étaient pas forcément ceux que l’on croit... Il arrive parfois qu’un ange fasse sauter un rouage des rapports de domination où l’argent est roi, et libère un espace poétique dans l’engrenage fermé des déterminismes et des destins. [Ici, ajoute le réalisateur,] les bandits sont souriants et fraternels. Ils forment une famille. Cela pourrait être la mienne... D’ailleurs, une bonne partie d’entre eux sont mes neveux, et ils ont adoré jouer les gangsters après avoir représenté les forces de l’ordre dans Terminal Sud. Il y a aussi quelques-uns des apôtres de Histoire de Judas. »
Dans le film, Pons tient le rôle du justicier, faisant partie du quartier, même si celui-ci a changé, la population a été divisée par des idéologies nauséabondes. « Cependant, [souligne le réalisateur), contrairement aux oligarchies avides de pouvoir et d’argent qui nous terrifient en fomentant des guerres, des famines et les pires des atrocités, ce prolétariat rêve toujours d’une vie paisible et fraternelle. Les gens ont des vies simples, des aspirations simples... Ils vivent et ils meurent ensemble, comme les membres du gang des Bois du Temple. »
Le Gang des Bois du Temple de Rabah Ameur-Zaïmeche est un polar original, social et politique, il est en salles le 6 septembre 2023.

Le château solitaire dans le miroir
Film de Keiichi Hara (6 septembre 2023)

Le Château solitaire dans le miroir traite d’un sujet extrêmement grave, le harcèlement en milieu scolaire. Comme l’a rappelé son réalisateur, 514 enfants, de l’école primaire jusqu’au collège, se sont suicidés en 2022 au Japon. Un chiffre effarant qui révèle l’ampleur des difficultés vécues par les enfants que les écoles préfèrent le plus souvent ignorer. Indifférence ou déni ? Keiichi Hara, après avoir lu le roman dont il tirera le film, a été impressionné par son succès qui, pour lui, signifiait que les cas de harcèlements à l’école étaient nombreux, pas seulement au japon, et pouvaient encore croître avec les réseaux sociaux.
Une jeune collégienne, Kokoro, est visée par les moqueries et les humiliations de ses camarades. Peu à peu, elle s’isole de peur d’être la risée des autres et, perturbée, refuse de retourner en classe sans pouvoir en parler à sa mère, qui ignore les raisons du trouble de l’adolescente. Pourtant sa mère<, pressentant un problème sans en discerner les causes, s’inquiète et accède au désir de sa fille de manquer l’école. Elle cherche cependant des solutions alternatives, une autre école, une conseillère pour redonner confiance à Kokoro…
Durant une nouvelle journée d’absence, le miroir dans la chambre de Kokoro se met à scintiller et, à peine l’a-t-elle effleuré qu’elle le traverse et se retrouve dans un château extraordinaire situé sur un piton rocheux au milieu de l’océan. Quelque peu éberluée, elle se retrouve alors face à une étrange fillette affublée d’un masque de loup, qui lui lance un défi : elle a un an pour trouver la clé qui lui permettra d’ouvrir la porte d’une mystérieuse chambre et ainsi réaliser un souhait. Toutefois, Kokoro n’est pas seule : six autres jeunes l’attendent dans l’escalier avec le même objectif qu’elle. Trois filles et quatre garçons qui tout d’abord ne semblent guère sociables, habitué.es à se mettre sur la défensive et à se retirer dans leur monde personnel. Très vite, néanmoins, ils et elles se rendent compte que la même raison les ont amené à traverser leur miroir : être des victimes de diverses formes de harcèlement dans le même établissement. Mais est-ce dans le même temps ? Ce sera une année pour le découvrir, se connaître et former finalement un groupe d’ami.es. Mais attention les règles sont strictes, énoncées par la fillette au masque de loup, pas question de les transgresser ni de dépasser l’horaire fixé pour repasser par le miroir dans l’autre monde, sinon un loup monstrueux…
Une très belle histoire et un film d’animation passionnant, qui évoque évidemment Lewis Carol et son Alice à travers le miroir, version d’aujourd’hui, connectée avec les jeux vidéo… La magie opère toujours. De jeune fille timide et introvertie, Kokoro ne devient-elle pas une héroïne ?
Le phénomène de harcèlement est hélas universel et touche tous les âges. Le message du réalisateur est que les épreuves sont surmontables.
Le château solitaire dans le miroir de Keiichi Hara à voir au cinéma le 6 septembre.

Côté DVD-BR-VOD, quelques sorties, tout d’abord depuis le mois d’août :

Mon chat et moi.
La grande aventure de Rroû

Film de Guillaume Maidatchevsky (DVD 22 août)

Vous avez aimé le Dialogue des bêtes de Colette avec les célèbres personnages de Kiki-la–doucette et Toby-chien, accompagnés par des seigneurs de moindre importance, vous avez été fan de Buck dans Call of the Wild (l’Appel de la forêt), et de Croc Blanc de Jack London, alors vous allez aimer Mon chat et moi. La grande aventure de Rroû, le récit d’un chat pas comme les autres, depuis sa naissance sous les toits de Paris jusqu’à la forêt enchantée des Vosges.
Filmer ainsi des chatons de deux mois et leurs espiègleries, montrer les différences de caractère des petits félins, déjà très visibles même encore dépendants de leur mère, c’est impressionnant. Viennent ensuite les escapades, la rencontre avec son humaine, Clémence, les rapports de Rroû avec cette dernière, parce que évidemment très vite, c’est lui qui domine la situation. Mais là rien d’étonnant, ne dit-on pas « j’habite chez mon chat » puisque dès leur jeune âge ils/elles savent s’imposer aux humain.es qui pensent les héberger.

Après la séquence du grenier, il y a l’appartement de Clémence et tous les objets à tâter, tester et faire tomber. Peu de temps après, le voyage en voiture avec force miaulements — franchement enfermé dans une boîte ! Ils sont fous ces humains, Rroû en a la nausée ! — mais lorsque la voiture s’arrête : la nature l’éblouit ! Voici à portée de pattes la découverte de la forêt, une aventure transcendée dans toute sa magie par une caméra étonnante de virtuosité, l’apparition majestueuse du lynx, le grand duc à la poursuite de Rroû — aussi malin l’un que l’autre —, la solidarité des poules gardiennes de leur poulailler, face à l’intrus qu’est le jeune chat encore très urbain et qui bat en retraite, ou encore le chien Rambo qui parle avec sa « colocataire », Madeleine, dans une cabane de trappeurs en pleine forêt. Je vous l’ai dit, il y a dans cette histoire le souvenir en transparence de Jack London.
Mais pour tout vous dire, cette histoire s’inspire très librement du livre de Maurice Genevoix, Rroû, paru en 1931. Ce n’est pas une adaptation, c’est un pas vers la création cinématographique d’un univers animal comme il est rare de voir au cinéma, grâce à une caméra attentive aux caractères du chat, des chats, et des animaux dans cette forêt mystérieuse, qui prend des allures de forêt des lilas, interdite aux enfants et ouverte au parcours initiatique de Rroû. Quant aux prouesses des animaux, filmées au naturel la caméra au ras du sol, rien à voir avec les numéros de cirque d’animaux dressés, qui mettent mal à l’aise si l’on pense aux conditions de dressage, non place est faite à la vie de la forêt. Aucune mièvrerie dans cette histoire imaginée à hauteur de chaton et de chat dans un contexte actuel, urbain puis forestier ; il peut même y avoir de la cruauté dans certaines scènes… La vie avec de l’émotion, du suspens, du partage et des surprises.
« Je n’aime pas l’idée de sédentarité, d’être “esclave de...”, “enchaîné à...” [confie le réalisateur]. Et c’est donc pour ça que j’aime le chat ! Pour autant, sans dépendre de l’autre, on peut partager des choses avec lui, communiquer, l’écouter. L’important, c’est le partage, l’observation. » Du coup, Rroû devient le pirate qui s’affranchit de la vie confortable et des coussins, prêt à tous les risques pour satisfaire sa curiosité, même jusqu’à se passer du lit douillet et des caresses de Clémence.
En fait, Mon chat et moi. La grande aventure de Rroû est un conte d’aujourd’hui avec une fillette, qui découvre un master cat déterminé, qui finalement… non, je ne vous dirai rien du final, sinon qu’il y a aussi dans l’histoire une princesse féline qui a du caractère et de la suite dans les idées…

Belle rencontre pour les amoureux/ses des animaux et des félins, dont je suis… Mon chat et moi. La grande aventure de Rroû est sorti en DVD depuis août.

Le Prix du passage
Film de Thierry Binisti

Natacha, mère célibataire un peu paumée, travaille comme serveuse à Calais, mais elle ne s’en tire pas financièrement, alors elle se débrouille pour ne pas perdre la garde de son fils. À la suite d’une altercation, elle est renvoyée et, de manière fortuite, elle apprend par Walid, un étudiant irakien d’un camp de réfugié.es, que le passage des migrant.es est très lucratif. Lui-même est en attente d’argent pour passer en Angleterre. Natacha n’a guère d’empathie pour les migrant.es, pourtant se trouvant acculée, elle se dit que de tenter l’aventure — dissimuler des personnes dans son coffre et passer la frontière — pourrait résoudre ses problèmes.
Coincé.es entre la police, qui les traque, et les passeurs, qui les exploitent, les migrant.es vivent des conditions inhumaines, et beaucoup sont prêts à payer pour tenter le passage en Angleterre, enfin ceux et celles qui en ont la possibilité grâce à leur famille ou à des arrangements. Après plusieurs passages, organisés sur place par Walid, dont un avec un bébé, un peu stressant, Natacha y prend goût, « c’est peut-être la première fois de sa vie qu’elle a osé une chose aussi folle et l’avoir réussie la galvanise, c’est la première marche vers sa liberté. Si le film s’appelle Le Prix du passage [commente Thierry Binisti], c’est bien parce qu’en quelque sorte tout le monde “passe”, tout le monde accède à quelque chose au cours du processus. Pour Natacha, c’est le prix à payer pour pouvoir sortir de sa condition. » Mais l’organisation des dealers de passages s’aperçoit des combines de Natacha et Walid, et réagit violemment à ce genre d’initiatives, qui met en danger son business… Les représailles contre Walid font suite aux menaces, et Natacha est aussi est visée. Entre les violences et la police des frontières, la situation devient dangereuse, et Natacha s’embarque pour un dernier passage en compagnie de son fils…

Le prix du passage, à travers une histoire banale, mais très détaillée, décortique le système et montre ce que génèrent les politiques discriminatoires des États à l’encontre des réfugié.es, notamment l’organisation de groupes mafieux qui profitent de la précarité et de la peur des populations en danger. Ce qui est également mis en avant, c’est la libération des personnes, lorsque après l’angoisse du voyage, elles sortent du coffre, et même la joie d’en finir avec un cauchemar. Il est vrai que le cinéma permet de l’exprimer au-delà des chiffres ou des reportages, comme le dit le réalisateur : « la fiction permet d’abolir la distance entre nous et le monde, qui devient abstrait dans le flot permanent des news. Le cinéma nous ouvre des fenêtres sur des situations bizarrement insoupçonnées, parce que rarement portées par des êtres de chair et de sang. Il peut ainsi contribuer à une prise de conscience. C’est ce que j’avais essayé de faire avec Une bouteille à la mer : quand les gens parlaient d’Israël et de la bande de Gaza, j’étais toujours surpris et à quel point c’était juste un problème politique, jamais incarné par des individus. La non-connaissance de la dimension humaine d’une question politique est parfois stupéfiante et la fiction peut aider à remplir ce vide.  »

Le prix du passage est aussi la rencontre de deux galères et même si elles semblent différentes, elles illustrent parfaitement les réalités contemporaines. L’interprétation des comédiens.nes est remarquable, notamment celle d’Adam Bessa, qui confirme ici la finesse et la puissance de son jeu, après avoir remporté un prix d’interprétation à Cannes pour sa performance dans Harka de Lofty Nathan.
Le Prix du passage de Thierry Binisti (août 2023).

Showing Up
Film de Kelly Reichardt (DVD VOD 5 septembre)

Deux artistes, Lizzie et Jo, voisines et amies, sont à la veille de présenter une exposition de leurs créations. Deux personnalités différentes, deux œuvres différentes, Jo semble à première vue plus ouverte et plus enjouée, alors que Lizzie est anxieuse, tourmentée par le doute à propos de sa créativité et par les rapports qu’elle entretient avec sa famille, à la fois proche et en décalage. La proximité du vernissage, les sculptures — des personnages féminins en mouvement — à terminer, leur installation à imaginer afin de créer un ensemble et un lien narratif, un écho entre toutes, cela angoisse Lizzie. Elle est sans cesse contrariée par des détails du quotidien qui la perturbent et l’empêchent de se concentrer sur son travail, le chauffe-eau en panne, l’intrusion d’un pigeon dans sa maison chassé par Ricky, le chat, l’insouciance de Jo, l’une de ses sculptures sortant à moitié brûlée du four, sa famille… Le pigeon, traumatisé par Ricky, est finalement soigné par Jo et Lizzie, devient d’ailleurs l’un des personnages jusqu’à l’exposition.

Showing Up, immergé dans un milieu méconnu ou fantasmé, évoque le processus de création, le travail quotidien des artistes et comme le souligne la réalisatrice : « Showing Up parle du fait de travailler tous les jours et de prendre le temps de s’entrainer. C’était quelque chose d’essentiel au scénario. Il fallait montrer en quoi le fait de s’entrainer tous les jours devient quelque chose d’automatique, comme le fait de manger. Travailler devient une nécessité ne serait-ce que pour payer son loyer. Notre vie est souvent tributaire de la façon dont se déroule notre vie au boulot. Nous travaillons parce que cela nous nourrit, nous construisons notre vie autour de ça.  »
Les doutes, les freins à la création en même temps que le monde extérieur nourrit par bien des aspects l’œuvre de Lizzie, les ratages, les erreurs sont sources d’autres perceptions, par exemple sa famille, très présente, « ce genre de relations inspire et demande en même temps énormément d’énergie. Elle est constamment interrompue dans son travail. Pourtant, c’est aussi elle qui se met dans cette position, celle d’être facilement sollicitée. Pour le meilleur et pour le pire. » Ce sont des thèmes récurrents dans la filmographie de Kelly Reichardt, pour qui « l’idée de la communauté, de la responsabilité qu’on a de prendre soin des autres, l’amitié, sont vraiment des thèmes essentiels ».
Les gros plans qui suivent chaque mouvement de la sculptrice, depuis l’ébauche du projet jusqu’à sa finalisation, les surprises, les déceptions et finalement la sculpture apparaissant dans toute sa dimension, décrit précisément le processus de création. Kelly Reichardt nous fait pénétrer dans l’intimité des personnages, nous les rend proches avec une finesse étonnante. Capter un milieu avec une telle authenticité est remarquable, Les comédiennes, les comédiens ne jouent pas, elles et ils vivent la situation. « Ce qu’il y a d’unique dans son cinéma [dit Michelle Williams qui incarne Lizzie], c’est que le récit est à la fois conscient et inconscient. Si l’on s’en tient aux faits, Showing Up raconte l’histoire d’une artiste qui prépare une exposition tout en s’occupant de sa famille. Mais il y a aussi tous ces détails sous-jacents que Kelly apporte avec sa façon si particulière de cadrer, monter les images, et de voir la vie. »
Concernant l’étape du montage, après le tournage et le travail en équipe, c’est, explique la réalisatrice, « le retour à la solitude. On est seul avec son projet avec des hauts et des bas. Mais j’aime l’idée de pouvoir physiquement toucher, de construire quelque chose, d’étirer une matière, un peu comme en sculpture. On crée quelque chose, on détruit, on trouve une histoire, on la dissèque, on la déconstruit puis on la reconstruit sans cesse. J’ai souvent associé le montage au fait de sculpter. »
Un très beau film que Showing Up qui recrée, le temps du tournage, et grâce au décorateur, l’ambiance d’une école d’art, la vie d’une communauté d’artistes, sans les faux-semblants ou les mythes attachés à la création et à la célébrité.
Showing Up de Kelly Reichardt DVD VOD 5 septembre.