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Larry Portis
Collapsus. Survivre avec Auschwitz en mémoire de Maurice Rajsfus
Vivre le génocide des Juifs hier et aujourd’hui. Autour de Collapsus. Survivre avec Auschwitz en mémoire de Maurice Rajsfus (Lignes)
Article mis en ligne le 6 février 2008
dernière modification le 25 mai 2008

par CP

Après la publication de nombreux ouvrages où il fait le point avec son franc parler sur des sujets les plus sensibles, Maurice Rajsfus se livre ici à des réflexions sur les souvenirs qui l’ont hanté depuis les rafles et les déportations des Juifs qui ont décimé sa famille et auxquelles il a échappé par «  hasard ». [1]

Qu’implique le fait d’être juif et rescapé du massacre planifié sur une échelle inouïe et exécuté avec toutes les ressources administratives, infrastructurelles et financières d’une société industrielle capitaliste ? Pour une victime française du judéocide, comment réagir face à une population française ayant participé, pour une large part, aux événements, ne serait-ce que par manque d’opposition ?
Difficile de faire porter la responsabilité de l’oppression et de l’horreur au seul régime nazi. Si la majorité des Français étaient coupables de complicité par cupidité, haine, peur ou indifférence, comment les survivants devaient-ils comprendre cette culpabilité, la vivre au quotidien et agir pour éviter le prochain déferlement d’antisémitisme ?

En réponse à ces questions, Maurice Rajsfus a toujours récusé la dérive « identitaire » qui consiste à se retrancher derrière le fait d’être juif. D’ailleurs, comme il le souligne, « être juif » est une vocation bien ambiguë, si l’idée d’une telle appartenance se transmet génétiquement par la mère [2]. Une telle transmission sous-entend que l’ethnicité juive se fonde sur une base biologique voire « raciale », prémisse sur laquelle les nazis et autres racistes s’accordent sans difficulté. Toutefois, et au-delà des définitions, le fait d’antisémitisme et les atrocités commises en son nom pèsent sur tous ceux et celles identifié-e-s comme Juifs.

Maurice Rajsfus a porté l’étoile jaune. Il a perdu sa famille dans les pires circonstances. Ainsi, comme beaucoup, il a acquis le « droit » de parler au nom des disparu-e-s et des survivant-e-s. Le plus remarquable est qu’il exerce ce droit en refusant de céder à la paranoïa ou à une démagogie identitaire servant d’obscurs intérêts. Il accepte le fait d’être identifié comme Juif afin de lutter contre l’exploitation du malheur des Juifs à des fins politiques.

Érigeant le génocide des Juifs en événement historique incomparable aux autres massacres historiques, les gardiens de la mémoire de ce génocide instrumentalisent non seulement l’horreur, mais singularisent davantage le « peuple juif » perpétuant ainsi l’antisémitisme. Des politiques étatiques sont infléchies par le jeu géopolitique. Ceux qui s’attachent à créer l’amalgame entre le confessionnalisme juif et l’État d’Israël cultivent un communautarisme politique. À cet égard, Maurice Rafsfus souligne qu’il existe « de bons apôtres qui estiment nécessaire de mettre en équation l’anéantissement des Juifs d’Europe. […] Ce sont ceux-là mêmes qui ont imposé le mot hébreu "Shoah" à la place de "génocide" qui convient pourtant parfaitement à l’assassinat de masse commis par les nazis. Ce n’est pas là simple querelle de langage, dispute sémantique hasardeuse, tant la volonté est forte de marquer un territoire qui appartient pourtant à l’ensemble de l’humanité. Cette référence, aujourd’hui obligée, nous est venue d’Israël alors que les Juifs exterminés étaient loin d’être tous sionistes en un temps où même le rabbinat était hostile à l’idée d’un retour des Juifs sur la Terre promise. »

Alors, faire l’amalgame entre les Juifs et le sionisme est non seulement utile pour souder une partie de la population sur la base des peurs ancestrales (de l’antisémitisme), mais c’est aussi rentable pour qui souhaite utiliser une présence « occidentale » au Moyen-Orient. Les usages du judéocide des années 1940 sont multiples. Paradoxalement, les commémorations de ces tristes événements sont de plus en plus prétexte à réprimer d’autres populations. « On commémore, dit Rafsfus, pour avoir la conscience tranquille. On commémore pour faire savoir aux populations laborieuses que les bons sentiments peuvent être proclamés, alors que l’instinct répressif reste toujours vif. On réprime les jeunes des banlieues, les sans-papiers, les chômeurs et ceux sur qui pèse la menace de la perte de leur emploi. On réprime socialement et politiquement. On réprime politiquement en expulsant des étrangers qui avaient cru trouver asile au pays des libertés. »

L’épouvantail de l’antisémitisme sert, comme l’épouvantail de l« islamisme » et du « terrorisme ». Diviser les populations selon des critères ethniques et confessionnels, imposer des termes creux comme « extrémiste » au lieu de nuancer le vocabulaire et les esprits, tout cela sert, en fin de compte, à créer des fanatismes et à encourager toutes les formes de violence en niant la compréhension et la tolérance.

Les effets de cette manipulation sont à la hauteur du système pervers qu’elle entretient. Si les « dirigeants » ont des responsabilités particulières, les « dirigés » sont aussi coupables d’assurer les basses besognes. Accepter d’être un «  exécutant » engage parfois, et même souvent, une décision lourde de conséquences pour l’individu et la collectivité. On connaît le jeu du « bon » et du « mauvais » policier. Au-delà des intentions et du caractère individuels, c’est le système défendu qui structure les comportements.
Parlant de sa triste histoire familiale, Maurice Rajsfus écrit : «  Dans mes cauchemars, il n’y a jamais le moindre Allemand. Seulement des policiers français. Ceux-là tiennent le haut du pavé, et ricanent. Ils ont le verbe fort et le geste menaçant. » Comme partout dans «  la chaîne de commande », « le policier n’a pas de sentiments. C’est un exécutant. Nul ne peut espérer faire vibrer chez lui une quelconque corde sensible. Il n’est pas programmé pour partager la douleur de ses semblables. Il n’a d’autres semblables que ses collègues — il lui arrive de pleurer la mort de l’un d’eux. »

Mais on n’a pas besoin d’être policier pour participer à la répression. Maurice Rajsfus ne relève pas un seul cas de chauffeur d’autobus qui ait refusé de transporter des Juifs vers les camps de concentration, c’est-à-dire vers la mort. On accomplit son devoir comme fonctionnaire d’État. Mais qu’est-ce qui a changé depuis ? « Peut-être…, le 17 octobre 1961, les mêmes machinistes — parfois — que ceux du 16 juillet 1942, ont été également requis par la préfecture de police : pour charger des Algériens, cette fois. »

Les déportations, les regroupements des populations, les camps de concentration, tout cela existait bien avant les nazis et existe encore.
Selon Rajsfus, « il n’est pas possible de vivre avec le seul souvenir des camps nazis. Car vivre avec ce seul souvenir amène à considérer les autres systèmes d’enfermement comme acceptables, voire nécessaires [et],
dans la France démocratique du début des années 2000, une centaine de centres de rétention ont été ouverts pour y enfermer des étrangers à qui le droit d’asile a été refusé. »

Depuis vingt-cinq ans, Maurice Rajsfus travaille inlassablement à informer sur une histoire contemporaine déformée par des idéologues et des politiques cyniques. Ses témoignages sont essentiels et ses analyses précieuses dans une ère crapuleuse où la mémoire flanche et où il y a tellement de choses à « réinventer » : « Tout n’est pas possible. Tout n’est pas acceptable, en souvenir du génocide. Avoir été victime de la barbarie ne donne pas d’autres droits que celui de lutter contre la renaissance de la barbarie. Les victimes absolues devraient même se trouver au premier rang de ceux qui font barrage à la prétention des nouveaux fascistes de décider de notre destin. »